Les démarches visant à recueillir et à valoriser les mémoires des migrations se sont multipliées dans les pays occidentaux et sud-américains à partir des années 1970, débouchant souvent sur un processus de mise en patrimoine (recueil de témoignages, préservation des archives, réalisation d’expositions, etc). Comme l’ont montré M. Baussant, M. Chauliac, I. Dos Santos, E. Ribert et N. Venel, ce mouvement résulte d’une conjonction de facteurs : la frénésie mémorielle actuelle et l’engouement général pour le patrimoine, qui amènent chaque groupe à valoriser un héritage qui lui serait propre ; l’émergence de revendications sociales, politiques et économiques par des groupes minoritaires qui dénoncent la persistance de discriminations liées au passé (notamment colonial) et réclament une reconnaissance de leur histoire ; le développement de l’histoire sociale et l’intérêt nouveau des institutions muséales et patrimoniales pour la culture populaire et le patrimoine vernaculaire ; enfin, la prise de conscience du caractère définitif de l’installation des migrants et l’hostilité à laquelle ils se heurtent.
Une difficile patrimonialisation des migrations
La patrimonialisation peut être définie comme le processus de création d’un « patrimoine », une construction sociale qui consiste à préserver un site, un objet, voire un récit ou une pratique, perçus par une société comme suffisamment dignes d’intérêt pour être transmis aux générations futures. Si elle était autrefois l’apanage de l’État, elle peut désormais être portée par une diversité d’acteurs, dont des associations. Les formes de la patrimonialisation des migrations sont diverses, répondant à l’histoire nationale et migratoire de chacun des pays et aux politiques mises en œuvre à l’égard des migrants. Les pays qui se pensent comme des pays d’émigration ou d’immigration célèbrent en général la réussite économique ou la bonne intégration des migrants, à l’image du musée d’Ellis Island aux États-Unis. Ces musées et mémoriaux ont aussi parfois comme objectif de maintenir des liens avec les descendants des émigrés ou de développer le tourisme. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de migrations stigmatisées, ces initiatives entendent favoriser la reconnaissance et l’acceptation des migrants et de leurs descendants en soulignant les apports des migrations, en en faisant connaître l’histoire et en renforçant le sentiment d’appartenance des intéressés au pays d’installation. C’est la raison pour laquelle des institutions internationales comme l’Unesco ou le Conseil de l’Europe ont encouragé la patrimonialisation des lieux emblématiques de l’histoire des migrations et l’ouverture de musées. Le Conseil de l’Europe a, par exemple, soutenu en 2007 un projet européen d’itinéraire du patrimoine des migrations, structuré autour de thématiques comme « l’émigration dans les grands ports », les « quartiers dits ethniques »… En 2024, cet itinéraire n’était toutefois toujours pas reconnu par le Conseil de l’Europe, alors qu’il l’était par la Fédération française des itinéraires culturels européens. Cette patrimonialisation reste en effet souvent lente car elle se heurte à de nombreux obstacles parmi lesquels des traces architecturales rarement monumentales, fréquemment en mauvais état, voire détruites, ainsi qu’un déficit de légitimité de l’histoire des migrations et des lieux qui lui sont associés. S’ajoute en France la crainte récurrente du communautarisme. Néanmoins, plusieurs musées ont été créés en Europe au cours des deux dernières décennies, par exemple le Red Star Line Museum d’Anvers ou le Migrations Museum au Royaume-Uni en 2013. De nombreux lieux, parmi lesquels des camps (Mémorial du camp de Rivesaltes en France en 2015) et des structures d’hébergement, ont également été patrimonialisés.
Favoriser l’acceptation des migrants à travers la mise en patrimoine ?
Si la construction d’un patrimoine des migrations vise à faciliter l’acceptation des migrants et de leurs descendants, les premières réalisations, qui se sont développées en suivant des idées et modèles qui ont circulé entre les pays et entraîné une certaine uniformisation, n’en ont pas moins rencontré des écueils, pointés par les chercheurs. Le premier consiste à dissocier le patrimoine des migrants de celui de la population majoritaire, ce qui renvoie les migrants à l’altérité et contribue à construire une frontière entre un « eux » et un « nous ». En outre, lors de l’ouverture de musées comme ceux d’Ellis Island aux États-Unis (1990) ou da Imigração de São Paulo (1998), l’accent est mis sur le patrimoine lié aux migrations anciennes et européennes. Malgré un discours universalisant qui souligne alors que toutes les migrations sont confrontées à des difficultés et connaissent un processus d’intégration analogue, la valorisation de ce patrimoine a pu conduire à opposer « bons » migrants européens, perçus comme facilement intégrables, et migrants extra-européens, dont les capacités d’intégration sont parfois interrogées. Un deuxième écueil tient au récit produit sur les migrations dans les premières expositions permanentes des musées ou des lieux d’histoire et de mémoire patrimonialisés. Ce discours, en général lissé, ne rend alors pas compte de la singularité des parcours, évacuant le plus souvent la violence et la négativité de ces trajectoires et passant sous silence les conflits et les luttes. Et quand il en est fait mention, il se termine bien souvent par une happy end. Aucune analyse précise et explicite des causes de la violence et de la responsabilité des États n’est proposée, ce qui naturalise et dépolitise la violence souvent endurée : celle-ci apparaît dès lors comme inhérente à la migration et non comme le résultat de décisions politiques. En outre, les migrations contemporaines en sont généralement absentes. La troisième limite tient à la structure du public, les visiteurs étant généralement, d’après différentes études sur des expositions présentées en France, des personnes qui s’intéressent déjà aux migrations et ne sont pas hostiles aux migrants. L’impact sur les représentations en est donc réduit. Des questions ont aussi été soulevées sur les acteurs de cette patrimonialisation, les décisions étant souvent prises par les institutions culturelles et les pouvoirs publics au sein desquels les migrants et leurs descendants sont peu ou pas représentés.
Une patrimonialisation repensée
À partir des années 2000, ces réflexions et critiques sont prises en compte à l’occasion du renouvellement de certains parcours muséaux ou de l’ouverture de nouveaux sites patrimoniaux. Les musées veillent alors à présenter l’ensemble des migrations, comme le fait désormais celui de São Paulo, et à faire le lien entre migrations passées et présentes, tout en soulignant que l’histoire représentée est aussi une histoire partagée entre population majoritaire et migrants. Les migrations les plus contemporaines sont incluses, comme au Musée national de l’histoire de l’immigration en France (Ill. 1), qui consacre désormais une section au « temps présent » et la responsabilité des politiques publiques dans les tragédies vécues soulignée. Dans cette approche récente, une attention particulière est aussi accordée à la co-construction des récits avec les migrants ou leurs descendants et les lieux ou la programmation ont été repensés pour faire venir un public moins averti, en proposant par exemple des expositions artistiques abordant de façon détournée les migrations, comme l’exposition « Picasso l’étranger » présentée au MNHI de novembre 2021 à février 2022. Parallèlement, d’autres formes innovantes de mise en patrimoine ont émergé. Un musée sur les lieux, toujours actuels, d’hébergement des réfugiés depuis 1945, mêlant présent et passé, a par exemple été ouvert à Friedland en Allemagne (2016). Les créations artistiques dans des squats où logent exilés et artistes représentent une autre innovation, comme c’est le cas au Museo dell’Altro e dell’Altrove di Metropoliz (MAAM) à Rome. Cette évolution progressive permet au patrimoine des migrations d’être peu à peu reconnu comme partie intégrante du patrimoine national témoignant d’une histoire commune.