L’intérêt croissant pour la microhistoire à l’échelle du logement
Les œuvres artistiques inspirées par une unité d’habitation sont innombrables, du Père Goriot (Honoré de Balzac, 1835) à l’Immeuble Yacoubian (Alaa al-Aswany, 2002), de la Vie, mode d’emploi (Georges Perec, 1978) à l’Assassin habite au 21 (Henri-Georges Clouzot, 1942), en passant par La Chambre de Van Gogh à Arles (Vincent Van Gogh, 1889). Si des anthropologues, des sociologues, des romanciers et romancières, des cinéastes ou encore des peintres y ont consacré leurs travaux, les historiennes et historiens les ont longtemps négligées. Rien de comparable en effet dans l’historiographie, à tout le moins jusqu’aux années 2010. C’est à cette période que des études à l’échelle d’un immeuble ont commencé à susciter l’intérêt des spécialistes d’histoire sociale et urbaine. Ancrer un récit historique dans une maison, un appartement ou un immeuble d’habitat collectif leur permet de « tenir ensemble le grand et le petit, l’ordinaire et l’extraordinaire », pour citer l’historienne Eleonora Canepari. Quoiqu’encore relativement rare, cette démarche a été appliquée, ces derniers temps, à des époques et des lieux divers.
En France, on doit au documentaire audiovisuel de Ruth Zylberman Les Enfants du 209, rue Saint-Maur, Paris Xe (Zadig Productions, 2017, prolongé par un livre : 209, rue Saint-Maur, Paris Xe. Autobiographie d’un immeuble, Seuil/ARTE Éditions, 2020) d’avoir popularisé l’histoire d’un immeuble auprès du grand public. Le film est centré sur les occupants d’un immeuble parisien avant et pendant l’Occupation allemande entre 1940 et 1944, et en particulier les locataires juifs dont cinquante-deux furent déportés. L’un des mérites du documentaire est de montrer comment un tel dispositif, serré sur les acteurs et les actrices de l’histoire, permet de comprendre la reconfiguration de relations de voisinage au fil du temps, en particulier dans un contexte où l’Occupation et la persécution des Juifs viennent fragmenter le tissu social.
Les maisons-musées
Cette démarche microhistorique est aussi celle de la « maison-musée », qui raconte la vie des anciens occupants de l’immeuble même qui accueille le parcours d’exposition. Ce type de lieu compte de nombreux exemples à travers le monde et fait l’objet d’un comité permanent du Conseil international des musées (ICOM). Cependant, la quasi-totalité des édifices concernés sont préservés pour avoir accueilli des hommes ou des femmes célèbres. La mise en musée de biographies de gens ordinaires n’a été tentée, en revanche, que par de très rares institutions. Parmi celles-ci, il faut citer le Tenement House à Glasgow (1983), le Lower East Side Tenement Museum à New York (1988), le Susannah Place Museum à Sydney (1992), le Back to Backs Museum à Birmingham (2004), le Musée du logement des travailleurs (Työväenasuntomuseo) à Helsinki (1989), les maisons bon marché du Bon Pastor (les Cases Barates del Bon Pastor) du Musée d’histoire de Barcelone (2023), ou encore le Musée national du logement social (National Public Housing Museum) à Chicago (2024).
Le Lower East Side Tenement Museum de New York (Fig. 1) est la plus ancienne, la plus fameuse et la plus populaire de ces institutions muséales. Situé dans un immeuble de rapport érigé en 1863 et situé au 97 Orchard Street, il comprend à l’origine 22 appartements. Désormais doublé d’un second bâtiment à proximité (au n° 103 de la même rue), le musée propose des visites guidées qui reconstituent les parcours de vie des anciens occupants de l’immeuble, issus de différentes vagues d’immigration, dans les logements mêmes que les familles habitaient (auxquelles s’ajoute désormais une famille africaine-américaine, intégrée au parcours d’exposition en décembre 2023, qui habitait dans un autre immeuble similaire de Manhattan). Pour la cofondatrice du musée, Ruth Abram : « Nous ne parlons pas de telle pièce, de telle table ou de tel vase ; vous ne pouvez pas faire cela avec de pauvres gens. Il faut les comprendre à travers le contenu de leurs rêves, non le contenu de leur appartement. »
Le projet de Musée du logement populaire dans le paysage muséal français
Un tel musée n’existe pas encore en France. Les musées de ville, comme le musée Carnavalet à Paris, n’abordent généralement ni la question du logement, ni les parcours de vie individuels. Au Musée national de l’histoire de l’immigration, le parcours permanent comporte plusieurs portraits de migrantes et de migrants, mais ils demeurent très succincts. Quant aux rares musées localisés dans les quartiers populaires, leur propos se concentre généralement sur de grands choix architecturaux et urbanistiques, des faits démographiques stylisés et des intérieurs typiques (musée Auguste-Perret au Havre, musée Tony-Garnier à Lyon, Musée urbain de Suresnes), ou encore des sites remarquables de l’histoire industrielle (familistère de Guise, musée de la Mine de Bruay-la-Buissière). L’histoire de familles identifiables n’y est pas abordée.
L’Association pour un musée du logement populaire du Grand Paris (AMuLoP) s’attelle actuellement à l’ouverture, en banlieue parisienne, d’un musée inspiré du Tenement Museum de New York, qui puisse donner à voir l’histoire des banlieues ouvrières à partir de la fin du xixe siècle. Son approche microhistorique et immersive « par le bas » doit permettre d’ancrer le récit sur des histoires singulières tout en éclairant des enjeux plus vastes : conditions de logement, migration, travail, transports, rapports de genre, relations familiales, loisirs, engagements politiques et syndicaux, etc. Cette proposition a été expérimentée en 2021-2022 dans une exposition intitulée La Vie HLM : histoires d’habitant·e·s de logements populaires. Déployée dans trois appartements d’un grand ensemble de logements sociaux à Aubervilliers, la cité Émile-Dubois, cette initiative a attiré près de 6 000 visiteurs. Ils ont pu y découvrir notamment l’histoire de Coumba Soukouna, qui emménage en 1999 dans la cité avec son mari, immigré malien alors sans-papiers, et leurs enfants. Venant du xixe arrondissement puis des squats et hôtels meublés du quartier du Landy, à la Plaine-Saint-Denis, la famille voit son arrivée à Émile-Dubois comme une promotion sociale et une opportunité de s’investir dans la vie associative du quartier, alors même que la ville d’Aubervilliers cherche à inclure celui-ci dans les premières opérations de rénovation urbaine (Fig. 2 et 3).
La démarche de l’AMuLoP reflète une ambition commune aux musées du logement populaire. En proposant de pénétrer dans des parcours biographiques susceptibles de résonner avec les propres histoires familiales des visiteurs, il s’agit de déconstruire les images stigmatisantes des classes populaires, de raconter une histoire sociale incarnée et de promouvoir la connaissance partagée d’un patrimoine commun.