L’expulsion des réfugiés et des étrangers dans l’Europe du xixe siècle

Le droit souverain des États-nations d’accorder ou non l’asile aux réfugiés venus du reste du monde a pour corollaire la possibilité d’expulser ceux qui n’en sont pas jugés dignes. La législation ne se saisit que tardivement et partiellement de cette pratique, ce qui laisse une latitude importante aux États pour user de cette pratique afin de réguler les migrations. La massification de cette pratique, qui ne vise plus seulement les potentiels agitateurs mais sert également à faire le tri parmi les migrants de la misère soupçonnés d’oisiveté ou de vagabondage, conduit à une modification des circuits migratoires de l’expulsion à la fin du siècle.

« L’expulsion des princes », estampe anonyme, v. 1886.
« L’expulsion des princes », estampe anonyme, v. 1886. Source : Musée Carnavalet.
Sommaire

La pratique de l’expulsion de réfugiés est aussi ancienne que celle de la migration elle-même. Elle résulte du droit souverain des États à accorder l’asile aux étrangers qui le demandent, droit qui a pour revers la possibilité pour les mêmes États de les déclarer indésirables et de les chasser de leur territoire. Le xixe siècle européen marque un temps important de l’élaboration de cette pratique : d’une mesure individuelle et le plus souvent guidée par des motifs politiques, elle devient un mode de contrôle de flux migratoires de plus en plus massifs. D’où l’intérêt d’observer l’élaboration de cette pratique, en l’absence d’un droit national et international normalisés.

L’expulsion ne doit pas être confondue avec l’extradition ; cette dernière consiste à renvoyer un étranger dans son pays d’origine pour qu’il y soit jugé tandis que l’expulsion a le plus souvent lieu vers un pays tiers. C’est pourquoi les politiques d’expulsion ne se limitent pas, comme l’a écrit Alexis Martini dans une étude de droit comparée sur les expulsions en 1909, à un « acte bilatéral ». Le plus souvent, elles mettent en jeu trois acteurs étatiques : le pays d’origine qui, parfois, fait pression sur le pays d’accueil pour que certaines catégories de réfugiés soient chassées, le pays d’accueil qui fixe la frontière entre étrangers accueillis et indésirables, et enfin le pays de destination dont l’aval est souvent nécessaire pour mener à bien l’expulsion.

L’expulsion est le plus souvent une mesure administrative, prise par un préfet ou équivalent, en application de directives émanant du pouvoir exécutif. Il arrive cependant qu’une expulsion résulte d’une décision judiciaire, voire qu’une expulsion individuelle ou collective s’effectue hors de tout cadre légal. On touche alors aux limites de la définition de l’expulsion, qui suppose une intervention ou du moins une validation par l’État d’un fait accompli.

Trier les réfugiés politiques : un droit souverain dans l’Europe post-révolutionnaire

L’Europe révolutionnaire est confrontée à des mouvements de population qui conduisent à reconsidérer les politiques d’asile généreuses qui avaient généralement prévalu au cours du xviiie siècle. La Constitution française de 1793 est ainsi la première à poser le principe d’un droit d’asile aussitôt limité et soumis à exceptions : « Le peuple français donne l'asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté ; Il le refuse aux tyrans », proclame son article 20. La distinction entre étrangers « bannis pour la cause de la liberté » et « tyrans » n’en est pas moins difficile à mettre en œuvre juridiquement. Si la Constitution n’est jamais appliquée, la loi du 28 vendémiaire an VI du calendrier républicain (soit le 17 octobre 1797) vient confirmer le droit souverain du peuple français d’expulser les étrangers indésirables.

Les épisodes révolutionnaires du premier xixe siècle donnent lieu à des mouvements importants de réfugiés qui fuient les phases répressives consécutives aux révolutions de 1830 et 1848. Ces afflux de réfugiés et la peur de la subversion qui les accompagne expliquent que nombre d’États adaptent alors leur législation pour faciliter les expulsions : la Belgique ouvre la voie dès 1835 avec une législation qui permet au gouvernement de faire « sortir du royaume » les étrangers jugés indésirables. Les Pays-Bas lui emboîtent le pas en 1849, suivis quelques semaines plus tard par la France et par l’Espagne en 1852. La loi française de novembre-décembre 1849 dispose que « le ministre de l’Intérieur pourra, par mesure de police, enjoindre à tout étranger voyageant ou résidant en France, de sortir immédiatement du territoire français, et le faire conduire à la frontière ». Concrètement, ce sont désormais les préfets qui prennent les mesures d’éloignement, ce qui simplifie leurs démarches et accroît leur pouvoir discrétionnaire.

En Italie, les insurgés du Quarantotto ont pris en nombre le chemin du Piémont-Sardaigne, seul État pré-unitaire à avoir conservé sa Constitution adoptée en 1848 et qui accueille sans trop barguigner les révolutionnaires de ses voisins. La persistance des agitations et surtout l’implication de réfugiés dans les répliques du printemps des peuples à Milan en 1853 conduisent cependant là aussi à un durcissement du traitement des réfugiés et à leur expulsion massive vers la Suisse, l’Angleterre et surtout les États-Unis.

S’il est fréquent, surtout au début du xixe siècle, que l’État expulseur se borne à avertir un pays voisin d’une reconduite à la frontière, la multiplication des expulsions dans le courant du siècle finit par en faire un enjeu diplomatique lorsque l’État tiers sélectionne lui-même les expulsés qu’il accepte. C’est ainsi que la Suisse, que sa tradition d’asile conduisait à accepter nombre d’expulsés, exige à partir du milieu du siècle qu’ils soient dotés d’un pécule suffisant pour y survivre. L’Amérique apparaît à son tour comme une destination peu regardante sur le passé et la fortune de ses immigrants ; lorsque le Nouveau Monde commence à son tour à se fermer au tournant du xxe siècle, les métropoles européennes usent parfois de leur empire colonial comme destination pour leurs étrangers jugés indésirables.

Une massification des expulsions au second XIXe siècle

L’étude des campagnes d’expulsions de réfugiés suppose la constitution de listes de personnes ayant été visées par cette mesure. Il existe en France des États signalétiques des étrangers expulsés qui permettent une vue générale des temps chauds de l’expulsion, mais la comparaison de ces listes avec les dossiers individuels du Bas-Rhin menée par Hugo Vermeren montre la faible fiabilité de cette documentation et l’utilité d’une analyse micro-historique, traquant les interactions administratives des étrangers au ras du terrain. L’omniprésence des listes dans les archives, qui tient à ce qu’Olivier Caporossi appelle la « culture du registre », permet cependant d’analyser le processus qui conduit à cibler les étrangers expulsés : pour les expulsés du Piémont en 1853, la comparaison des listes élaborées aux différents échelons de la décision (intendants de province, ministère de l’Intérieur) avec celle des personnes effectivement expulsées permet de voir comment une mesure d’ordre public devient progressivement un outil d’éloignement des opposants politiques.

Facilitées par la loi, les expulsions changent d’ampleur et de cibles au tournant des années 1880. Dans une période de crise économique où les migrations de la misère prennent le pas quantitativement sur les exils politiques, qui coïncide aussi avec un point culminant de ce que Gérard Noiriel a appelé la « tyrannie du national », l’expulsion devient un mode de gestion des mouvements de population qui s’ajoute aux contrôles aux frontières pour assurer la sélection des migrants acceptés sur le territoire national. Comme l’écrit Paul-André Rosental, « la fin du xixe siècle marque […] moins l’avènement du contrôle migratoire que son changement de régime : la régulation par filtrage initial succède alors à la régulation par la sanction de l’échec social ». Mais dans certains pays, comme en Belgique et aux Pays-Bas étudiés par Frank Caestecker, ce sont bien les expulsions qui deviennent l’instrument quasi unique de régulation : le nombre d’expulsions bondit littéralement dans le dernier quart du xixe siècle alors même que le contrôle des visas aux frontières est quasiment aboli. Alors que les migrations de la misère se multiplient et que les autorités redoutent avant tout l’arrivée de vagabonds et d’oisifs, l’expulsion devient, selon une expression d’Élie-Benjamin Loyer, une « technologie de gestion des populations migrantes paupérisées ».

Citer cet article

Antonin Durand , « L’expulsion des réfugiés et des étrangers dans l’Europe du xixe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 13/06/22 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21865

Bibliographie

Diaz, Delphine, En exil. Les réfugiés en Europe, de la fin du xviiie siècle à nos jours, Paris, Gallimard (coll. « Folio Histoire »), 2021.

Diaz, Delphine, Vermeren, Hugo, Éloigner et expulser les étrangers au xixe siècle, numéro thématique de Diasporas. Circulations, migrations, histoire, n° 33, juin 2019.

Rosental, Paul-André, « Migrations, souveraineté, droits sociaux. Protéger et expulser les étrangers en Europe du xixe siècle à nos jours », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2011/2, p. 335-373.

Caestecker, Frank, « The transformation of nineteenth-century West European expulsion policy, 1880-1914 », dans Andreas Fahrmeir, Olivier Faron, Patrick Weil (dir.), Migration Control in the North Atlantic World : The Evolution of State Practices in Europe and the United States from the French Revolution to the Interwar Period, New York, Berghan Books, 2003.

Vermeren, Hugo, « Usages, pratiques et territoires de l’expulsion des étrangers dans un département frontalier. Bas-Rhin (1840-1870) », Source(s) : cahiers de l’équipe de recherche Arts, civilisation et histoire de l’Europe, 2020, p. 99-125.

Ressource en ligne : https://asileurope.huma-num.fr/

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