De tous les documents utilisés pour identifier les individus dès la fin du xviiie siècle et surtout au cours du xixe, le passeport est celui qui pose, le plus clairement, la question tant du contrôle des mobilités, en particulier celle des étrangers, que de l’identification de chacun.
Passeports intérieurs et passeports pour l’extérieur
Au xixe siècle, outre l’Empire ottoman, de nombreux pays (France, Grèce, Empire russe, etc.) disposent de deux types de passeport : un pour l’intérieur – destiné à la seule circulation au sein du pays – et un second pour l’extérieur – afin de pouvoir quitter celui-ci –, chacun destiné au contrôle d’un type différent de mobilité. Le premier permet de limiter l’accès à certains espaces et de retirer à certaines catégories de la population (nomades, criminels, etc.) la liberté de quitter leur lieu de résidence. Le second, pour l’extérieur, est censé contrôler les départs vers l’étranger (dont ceux des conscrits) et empêcher des étrangers de pénétrer dans le pays sans que les autorités en soient informées.
Les premiers passeports intérieurs ottomans, plus fréquemment désignés comme des « feuilles de route » (ou encore tezkere lorsque les documents diplomatiques français reprennent le terme ottoman) ont été délivrés en 1810 alors même que sont renforcés les contrôles des mobilités des paysans pauvres qui se rendent dans la capitale ottomane pour chercher du travail. Leur usage se multiplie à partir du déclenchement de la guerre d’indépendance grecque en 1821 puis au cours des décennies suivantes. Les sujets ottomans comme les étrangers qui souhaitent voyager à l’intérieur de l’Empire sont tenus de se munir de ce document, le plus souvent rédigé en ottoman. Sont mentionnés les nom et prénom, date et lieu de naissance, lieu de résidence et profession de son détenteur, ainsi que le prénom de son père. Ce n’est qu’en 1887, qu’un règlement ottoman précise les modalités d’obtention de ce passeport et les sanctions envisagées pour tous ceux qui se déplacent sans se l’être procuré ou sans qu’il ait été dûment visé. D’une durée de validité d’un an, il peut être obtenu auprès des bureaux de l’état civil et, pour les étrangers, auprès de la chancellerie de leur consulat de rattachement.
Le premier passeport ottoman pour l’extérieur, créé en 1844, permet quant à lui d’établir une distinction entre les déplacements à l’intérieur du territoire impérial et ceux à l’étranger, il prévoit l’expulsion immédiate de tout individu qui n’en serait pas muni ou qui voyagerait avec un passeport irrégulier.
Comme cela est le cas en France ou en Grèce à la même période, le passeport ottoman pour l’extérieur est alors un simple formulaire imprimé, parfois rédigé uniquement en français, voire en français et en ottoman. Présenté en deux colonnes, le texte français se trouve à gauche, celui en ottoman à droite. Certaines de ses rubriques sont remplies à la main par les autorités compétentes chargées de le délivrer à l’individu qui en fait la demande, en particulier ses nom et prénom, lieu de résidence, âge, profession, lieu de destination, motif du déplacement, signalement, éventuellement signes physiques particuliers. Au verso, figurent les visas des autorités des lieux de départ et d’arrivée, voire des lieux de passage du porteur du passeport.
Règlementations
À partir des années 1840, plusieurs lois et règlements sont édictés pour encadrer et contrôler les mobilités. Il s’agit également de différencier les déplacements légitimes (pour raisons professionnelles ou commerciales et pour raisons religieuses dans le cadre de pèlerinages) et ceux illégitimes (liés au banditisme, au vagabondage, à la contrebande, aux idées politiques).
Cinq règlements sur les passeports pour l’extérieur sont ainsi successivement promulgués, chaque nouveau règlement abrogeant les précédents : 1844, 1867, 1884, 1895 et le dernier en 1911. Tous s’inscrivent plus largement dans une série de mesures prises par l’Empire pour déterminer l’identité (aussi bien nationale, confessionnelle, que sociale ou professionnelle) de ses habitants et de ses ressortissants. La loi de 1869 sur la nationalité ottomane fixe plus précisément les conditions d’attribution et de perte de la nationalité ottomane avec, pour objectif, l’égalité et l’union entre tous les Ottomans, musulmans ou non, dans l’esprit du mouvement des réformes connu sous le nom de Tanzimat.
Ce n’est qu’à partir du règlement de 1884 que se met progressivement en place un modèle unique de passeport ottoman pour l’extérieur qui stipule obligatoirement les informations sur les nom, prénom, âge, profession, situation familiale, pays d’origine, lieu de destination, motif de déplacement, mais également des indications précises sur les caractéristiques physiques (couleurs des yeux et cheveux, forme du visage et du nez, etc.) et nationalité. Dans ce règlement et ceux qui suivent, les autorités ottomanes se montrent très actives dans la lutte contre les détenteurs de faux passeports et les falsificateurs ; des peines sévères sont d’ailleurs prévues contre ces derniers par le code pénal ottoman. Pour éviter toute fraude, le passeport ottoman est désormais imprimé par le ministère de l’Intérieur sur un carnet à souche et authentifié par un sceau officiel.
Contrôler les mobilités et identifier les individus
Jusqu’en 1914, dans l’Empire ottoman, comme dans la plupart des autres pays à cette époque, le passeport pour l’extérieur n’est pas encore devenu un document de voyage attestant exclusivement l’identité d’un individu, et en particulier son identité nationale, même si celle-ci commence à y être indiquée à partir de 1884. Il est un document officiel permettant à l’individu de se déplacer, et aux États de contrôler, protéger et encadrer ses mobilités. La fonction protectrice des États est, en effet, à noter et ce d’autant plus qu’elle est soulignée dans le formulaire du passeport lorsqu’il est indiqué que l’autorité émettrice du passeport veut apporter à son porteur « aide et protection » lors de son séjour à l’étranger mais aussi pendant son voyage. Pour tous les pays, il s’agit bien ainsi d’« étreindre » leur population, pour reprendre l’expression de l’historien John Torpey, d’« englober » leurs membres à la fois individuellement et collectivement. Cette « étreinte » implique également pour un État l’établissement d’une distinction entre ses citoyens ou sujets et les étrangers.
Le passeport permet dès lors à l’Empire ottoman la mise en place des procédures d’identification des individus, en différenciant ses sujets (sans distinction entre leurs appartenances ethniques et/ou confessionnelles) de ceux qui ne le sont pas. L’utilisation du terme « nationalité » dans les passeports ottomans, à partir de 1884, ne surprend plus depuis l’adoption de la loi sur la nationalité ottomane de 1869. L’appartenance « nationale » s’impose progressivement comme critère premier (confession, appartenance ethnique, etc.) pour définir l’identité des Ottomans, l’Empire choisissant de s’aligner sur les modèles d’identification individuelle et collective qui ont cours alors dans les pays occidentaux.
En juillet 1908, les Jeunes-Turcs suppriment les passeports pour l’intérieur et pour l’extérieur afin de permettre la libre circulation des personnes dans un contexte marqué par la pensée libérale qui entraîne la suppression du recours aux passeports dans de nombreux autres pays d’ailleurs.
La crainte de désertions de militaires ou de départs d’hommes en âge de s’engager dans l’armée, compte tenu du nombre croissant de mobilités masculines vers l’étranger, incite, quelques mois plus tard, dans une grande confusion, les autorités ottomanes à rétablir le passeport pour tous les voyageurs, ottomans ou étrangers, qu’ils souhaitent quitter ou rejoindre l’Empire.