Organiser l’immigration des familles : enjeux économiques et démographiques (années 1920 – années 1970)
Dans la première moitié du xxe siècle, en Europe, les traités bilatéraux de main-d’œuvre, qui s’imposent comme le modèle d’organisation des migrations entre États, peuvent contenir des dispositions sur la famille du travailleur migrant. Des organisations patronales agricoles ou industrielles, auxquelles incombe d’organiser l’immigration de main-d’œuvre, comme en Allemagne ou en France, encouragent parfois l’immigration familiale dans l’idée de « stabiliser et moraliser » la main-d’œuvre masculine. Certains États adoptent également des mesures législatives ou réglementaires sur l’immigration des familles.
Par exemple, en France, où la crainte de la « dépopulation » amène le gouvernement à envisager l’immigration comme une solution démographique, l’« introduction de familles de travailleurs étrangers » est réglementée à partir du début des années 1920. À partir de 1924, à certaines conditions – logement, salaire suffisant – l’étranger peut faire venir sa famille par « lettre d’appel ». Les moments de crises économiques dans l’entre-deux-guerres amènent des préfets et hauts fonctionnaires français à réclamer la suspension de cette procédure. Ils considèrent que les femmes et les enfants sont susceptibles de devenir une charge pour la collectivité française en cas de forte montée du chômage. De nouvelles conditions sont ajoutées en 1935 à la venue des membres de la famille : un emploi stable et de longue durée du chef de famille et un avis « au point de vue de la sécurité générale ». Si la question des familles est abordée marginalement dans l’ordonnance de 1945 qui édicte les nouvelles règles d’accès au séjour en France, des décrets mettent en place le principe de l’immigration familiale pour des raisons économiques (notamment pour limiter les transferts monétaires vers les pays d’origine) et démographiques.
Dans certains pays, la politique d’immigration familiale comprend des mesures restrictives visant certaines populations jugées « indésirables ». En France, la politique familialiste du Ministère de la Santé publique et de la Population limite, par exemple, l’immigration familiale algérienne. En République Fédérale Allemande (RFA), les traités bilatéraux de recrutement de main-d’œuvre des années 1950 et 1960 comprennent des dispositions pour permettre l’immigration des familles de « travailleurs invités » mais restreignent ces dispositions pour les immigrés turcs. Au Royaume-Uni, le Commonwealth Immigrants Act de 1962 instaure un contrôle de l’immigration en provenance des anciens territoires de l’empire britannique, l’immigration familiale en provenance de ces pays étant jugée inassimilable. Au tournant des décennies 1960 et 1970, les restrictions se renforcent (Commonwealth Immigrants Acts de 1968 et 1971), visant par exemple les époux étrangers de femmes britanniques suspectés de se marier afin d’obtenir un permis de séjour.
Restreindre l’immigration familiale à partir des années 1970
Dans un contexte de politisation accrue de la question migratoire, l’immigration familiale devient la cible de critiques. En France, l’immigration de travail puis l’immigration familiale sont suspendues à quelques jours d’intervalle en juillet 1974. Cette mesure comprend des exceptions pour certaines nationalités (notamment les membres de la Communauté Économique Européenne), cette suspension visant principalement les familles originaires du Maroc, de Turquie, de Tunisie, de Yougoslavie, de l’Algérie et de pays du Sud du Sahara. Treize textes réglementaires sont publiés entre 1974 et 1977, la plupart ajoutant des conditions et exigeant des garanties pour obtenir le regroupement familial, à nouveau autorisé, mais limité. Le décret du 29 avril 1976 officialise la procédure puis celui du 10 novembre 1977 limite l’immigration familiale aux personnes qui n’ont pas l’intention de travailler en France. Le 8 décembre 1978, le Conseil d’État annule ce décret par l’arrêt dit Gisti, du nom de l’une des associations qui ont porté l’action en justice : le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés. Cet arrêt élève au rang de « principe général » le droit, pour les étrangers comme pour les nationaux, de mener une vie familiale normale, y compris celui de travailler.
En RFA, après la suspension de l’immigration en 1973, les familles des « travailleurs invités » voient leurs droits réduits : en 1974, les allocations familiales pour les non-résidents sont supprimées et les membres de la famille arrivant en RFA se voient interdire l’accès au marché du travail. En Suisse, dans la seconde moitié du xxe siècle, le séjour des saisonniers est limité à 9 mois par an et il leur est interdit de faire venir des membres de leur famille. Certains d’entre eux bravent cette interdiction mais doivent cacher leurs enfants, qui ne sont pas scolarisés : plusieurs dizaines de milliers d’enfants ont ainsi mené cette vie clandestine. Au cours des années 1970, le contexte xénophobe conduit à durcir le statut de saisonnier ; des associations et des syndicats se mobilisent alors pour en obtenir l’abolition et défendre le droit au regroupement familial et à l’éducation de ceux que l’on nomme à partir des années 1970 les « enfants du placard ». Le statut des saisonniers est finalement supprimé en 2002.
La mise en place progressive d’un droit international qui demeure limité
Parallèlement aux politiques migratoires nationales, un droit au regroupement familial est forgé au cours du xxe siècle à l’échelle internationale. Dans les années 1920, le « migrant » commence à être pensé comme un sujet de droit. La séparation des familles en raison de politiques migratoires restrictives devient alors un sujet de préoccupation pour les acteurs de la réforme sociale organisés en associations actives auprès des organisations internationales (Bureau International du Travail, Société des Nations). Les lois des quotas (1921 et 1924) qui limitent l’immigration aux États-Unis et empêchent des familles de se regrouper suscitent les premières protestations.
Après la Seconde Guerre mondiale, des conventions internationales mentionnent le droit à la famille des réfugiés et des travailleurs migrants. C’est ainsi que l’Acte final de la Conférence diplomatique, qui a adopté la Convention de Genève de 1951, recommande aux gouvernements de « prendre les mesures nécessaires pour la protection de la famille du réfugié » et déclare que « l’unité de la famille [...] est un droit essentiel du réfugié ». La Charte sociale européenne de 1961 stipule quant à elle dans son article 19 que les parties contractantes « s’engagent à faciliter autant que possible le regroupement de la famille du travailleur migrant autorisé à s’établir lui-même sur le territoire ».
Depuis les années 1970, des restrictions visant la procédure de regroupement familial dans les pays européens sont régulièrement adoptées et légitimées par un discours hostile à l’immigration attaquant le droit européen et international, au motif qu’ils faciliteraient la venue des familles d’immigrés. En réalité, malgré le principe du droit au regroupement familial qui s’appuie sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit et au respect de la vie privée et familiale entrée en vigueur en 1953, les États signataires conservent leur souveraineté en la matière et en définissent les modalités et conditions. En outre, l’Union européenne impose des conditions strictes au regroupement familial, comme en témoigne la directive européenne 2003/86/CE, qui a pour objectif d’harmoniser ce droit en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale au sein des pays membres.