Une catégorie d’action publique datant du 19e siècle.
L’usage massif et généralisé du terme « indésirable » par les pouvoirs publics de différents pays surgit dans le contexte de constitution ou de consolidation des nations, dans la deuxième moitié du xixe siècle. Les enjeux de définition des populations nationales sont alors fortement reliés à des idéaux politiques. La définition d’un peuple idéal pour une nation parfaite crée, en contrepoint, une dynamique de l’indésirabilité, induisant l’idée de tri entre les personnes correspondant ou non au modèle. Concrètement, cette catégorie recouvre les nomades, les vagabonds, les indigents, les prostituées, les non-blancs, les juifs, les communistes et les anarchistes. Ces indésirables sont donc perçus par les pouvoirs politiques et administratifs comme mettant en danger, par leur essence même ou par leurs actions politiques potentielles, une communauté nationale idéalisée. C’est donc, sans surprise, principalement autour de la question migratoire que le terme se cristallise, même s’il concerne aussi certaines populations déjà présentes sur les territoires nationaux.
Le terme « indésirable » s’inscrit ainsi dans les législations sur l’immigration. Les États-Unis sont le premier pays concerné : on retrouve le terme « étranger indésirable » (« undesirable alien ») dans les débats qui mènent aux lois de 1875 (Page Act) et de 1882 (Chinese exclusion Act) et qui interdisent peu à peu le territoire fédéral aux personnes chinoises. Les marqueurs de l’indésirabilité sont alors sociaux et raciaux avec une forte dimension genrée : les personnes de la comunauté chinoise visées sont d’abord les prostituées et les criminels.
Les Immigation Acts des États-Unis entraînent d’autres pays à prendre des mesures restrictives. Cette circulation des pratiques et des idées s’opère aussi bien par les réseaux d’experts que par la presse (Ill. 1). C’est notamment le cas au Royaume-Uni et dans dans les dominions britanniques. On retrouve le terme en lien avec de nombreuses lois sur l’immigration : au Royaume-Uni en 1905 dans le Alien Act, première loi qui vient réguler les conditions d’entrée sur le territoire métropolitain ; en Australie avec l’Immigration Restriction Act de 1901 ; en 1919 en Nouvelle Zélande avec le texte intitulé Undesirable Immigrants Exclusion Act. En Amérique latine, il est largement utilisé dans les années 1920, toujours dans l’objectif de réguler l’immigration avec une forte dimension raciale, souvent contre les populations noires, visant à instaurer une immigration sélective pour préserver « l’européanité » des pays.
En France, son utilisation s’enracine pendant la Première Guerre mondiale, pour désigner les populations coloniales et ressortissants ennemis internés. Il se répand ensuite au sein de l’administration dans l’entre-deux-guerres, en métropole comme dans les colonies, envers les étrangers, pour venir finalement s’inscrire dans l’exposé des motifs du décret loi du 12 novembre 1938 permettant la mise en place de camps d’internement (Ill. 2). Son utilisation se poursuit après 1945 dans le contexte de la décolonisation algérienne envers les populations maghrébines.
Une catégorie spatiale
La dimension spatiale est l’un des aspects les plus marquants, et de ce fait les plus étudiés, de l’indésirabilité. La matérialisation des politiques de rejet s’inscrit en effet dans des dispositifs spatiaux caractéristiques, qu’il s’agisse de camps ou bien de procédures d’expulsion. Le rejet d’un groupe par la communauté passe matériellement par une mise en dehors physique, mettant en jeu le corps des indésirables puisque la catégorisation s’ancre dans une assignation identitaire. C’est leur être même qui est identifié comme problématique, et non leurs actes, avec pour conséquence de réduire leur capacité d’agir.
Cet aspect a particulièrement retenu l’attention de géographes qui ont démontré la pérennité de logiques identiques dans les années 1960, que ce soit par des instances locales ou des sociétés de transport qui cherchent par exemple à supprimer la présence de musicien.ne.s ou de mendiant.e.s sur leurs réseaux. On retrouve ici, à une autre échelle, les mêmes éléments qui ont servi à construire la catégorie d’action publique. Là aussi, l’indésirable perturbe un usage idéal de l’espace et la production des indésirables est un dispositif de mise en ordre. La mise en dehors de ces espaces passe alors par des mesures mettant en jeu parfois une reconfiguration de l’espace lui-même comme avec l’installation de dispositifs anti-SDF.
D’autres études s’intéressent à l’inverse aux espaces de relégation de ces indésirables une fois les processus de mise en dehors enclenchés, et aux liens existant entre ces différents lieux, des foyers de travailleurs migrants aux camps d’internement. On peut parler de logement contraint. Symboles par excellence de la barbarie moderne marquant tout particulièrement le xxe siècle, les camps restent l’élément le plus marquant de la spatialisation de cette catégorie qui peut être considérée comme l’une des techniques de gestion des personnes catégorisées comme indésirables.
Usages : objet d’étude, catégorie d’analyse, catégorie d’expertise.
Cette expression est également utilisée par les scientifiques comme catégorie d’analyse, sans être toujours explicitée. Cette reprise du terme permet ainsi de mettre en avant une logique générale propre à l’indésirabilité, celle de la mise en dehors, du rejet, de l’élimination.
Indésirable n’est d’ailleurs pas le seul terme utilisé comme catégorie d’analyse pour décrire cette logique. Il est possible de remonter une généalogie large de cette idée : Hannah Arendt sur les Sans États, Zygmunt Bauman avec la notion de surnuméraires ou de déchets humains, Marie-Claire Caloz-Tschopp avec l’idée de Superflus, Eleni Varikas et Loïc Wacquant qui parlent de parias, ou encore Walter Benjamin, repris par Giorgio Agamben, qui avancent le concept de vie nue. Ce sont autant de catégories d’analyse qui mettent l’accent sur différents aspects d’un même phénomène. Ces différentes dénominations mettent l’accent sur le rapport à l’État, les logiques comptables de l’ingénierie sociale, les logiques de mises à l’écart ou encore la vulnérabilité physique.
Enfin, la figure de l’indésirable est à distinguer de celle du subalterne, en ceci qu’il s’agit non pas d’une mise en minorité sociale permettant l’exploitation économique, mais bien d’une volonté de mise en dehors.
Conclusion
Pour conclure, l’indésirabilité est une construction d’experts, de juristes, d’administrations, ou encore d’opérateurs privés, qui traduisent des rapports de pouvoir. Elle apparait quand l’idéal d’une communauté – nation, commune, réseau de transport – est perçu comme menacé par des individus. Cette catégorie d’action publique est agglomérante, son utilisation dans un contexte donné implique au fil du temps d’autres groupes sociaux. Elle est aussi affective : elle vient créer une mobilisation émotionnelle des agents publics facilitant le pouvoir discrétionnaire des administrations et de la police. Elle se traduit par des mises en dehors physiques qui spatialisent la catégorie. Enfin, elle est sous-tendue par une logique de fond, celle d’une volonté de régulation négative, qui vise à faire disparaitre ces personnes indésirables. La mise en évidence de cette logique fait apparaitre un continuum d’action entre des mesures d’éloignement et des internements qui ont pu dans certains cas aller jusqu’à précéder des actions génocidaires.