De l’« Imperator Caesar » au « Dominus Noster » : la sacralisation de la fonction
Les transformations de la titulature impériale sur le long terme sont tout à fait significatives : l’un des éléments les plus visibles à l’époque tétrarchique (284-312) est le remplacement fréquent du prénom et du nom génériques des princes (Imp. Caesar, pour « L’empereur César ») par l’abréviation d(ominus) n(oster), pour « notre maître/seigneur ». C’est là une rupture d’avec les origines augustéennes des « formulaires », qui sont des modèles de documents officiels ou semi-officiels ; elle accompagne les changements intervenus avec ce que nous pouvons nommer, faute de mieux, la sacralisation de la fonction. Cette simplification des formulaires désignant le souverain est contemporaine de la mise en place d’un rituel aulique plus élaboré. Dominus noster remplace donc souvent Imperator Caesar, en tête de titulature, à partir du règne conjoint de Dioclétien et Maximien (285-305) ; ainsi, un milliaire de 285 bornant une route de Numidie et évoquant Maximien indique « À notre maître, Valerius Maximianus, invaincu, pieux, heureux Auguste, grand pontife, très noble César ». Quant aux thermes de Dioclétien, à Rome, ils portent cette inscription dédiée aux deux Augustes seniors, retirés du pouvoir, et aux quatre tétrarques, leurs successeurs, en 305-306 : « À nos seigneurs Dioclétien et Maximien invaincus, Augustes seniors, pères des deux empereurs et des deux Césars, et à nos seigneurs Constance et Maximien [Galère] invaincus Augustes, et à Sévère et Maximin, très nobles Césars » (Ill. 1). L’appellation se retrouve encore sous Constantin (306-337) : entre autres à Vicetia, dans une dédicace « à notre maître, l’empereur César » ((d(omino) n(ostro) Imp(eratori) Caes(ari)) ; ou encore à Rome, sur la base d’une statue équestre du forum Romanum près de la curie dédiée « à notre maître Constantin » (d(omino) n(ostro) Constantino).
Toutefois, l’association des deux expressions, phase de transition dans les usages onomastiques officiels, se rencontre également durant toute cette période, de la fin du iiie au début du ive siècle. C’est le cas par exemple de la titulature de Constantin à Ostie : « À notre maître, l’empereur Flavius Valerius Constantin, Pieux Heureux Invaincu, toujours Auguste » (d(omino) n(ostro) Imp(eratori) Fl(auio) Val(erio) / Constantino Pio Felici Inuicto semper Aug(usto)). Ce dernier modèle apporte un enrichissement supplémentaire : la revendication d’une durée qui a souvent fait défaut aux princes du iiie siècle. La pérennité assurée par le fonctionnement des règles de dévolution des pouvoirs au moment de l’avènement et par certains éléments de l’idéologie ne pouvant suffire à lever les incertitudes des temps, il traduit une inquiétude que l’on perçoit également dans les moments de crispations religieuses débouchant sur les persécutions, depuis Dèce (249-251) et Valérien (253-260) jusqu’aux tétrarques.
Exprimer la pérennité et l’hérédité de la charge impériale
Plusieurs expressions viennent compléter la titulature impériale au cours du iiie siècle. Toutes mettent l’accent, en définitive, sur un postulat d’éternité ou de pérennité, qu’il s’agisse de l’insistance marquée par semper Augustus (toujours Auguste), ou bien de l’épithète perpetuus (perpétuel), ou encore du transfert de l’æternitas (éternité) de la cité au prince, de Roma Æterna (Rome éternelle) à l’Æternus Augustus (l’Éternel Auguste). Le premier emploi d’Æternus Augustus est désormais daté de Probus (276-282), et se retrouve en particulier associé à Jupiter ou Sol sous Dioclétien et Maximien. Ainsi de cette inscription de 289, pour Dioclétien, à Patavium (l’actuelle Padoue) : « À l’éternel empereur, notre prince, le plus grand et le meilleur, Aurelius Valerius Diocletianus Pieux Heureux Invaincu », ou encore de celle qui lui est dédiée avec Maximien, à Macomades, en Numidie. Cette même expression est liée à la séquence p(ius) f(elix) (pieux, heureux) pour Constantin et Licinius (Ill. 2), à Adamklissi, en Mésie Inférieure (actuelle Roumanie), en 315-316 : « À nos deux maîtres Flavius Valerius Constantinus et Valerius Licinianus Licinius, Pieux Heureux éternels Augustes ».
Un dernier glissement bien établi traduit la volonté de continuer à célébrer l’invincibilité du prince, mais en la détachant d’associations religieuses antérieures. En effet, le culte de Sol inuictus (Soleil Invaincu) est suffisamment répandu dans l’empire pour que l’attribution d’une telle épithète au prince soit associée, depuis les Sévères (de Septime Sévère [193-221] à Sévère Alexandre [222-235]), aux divinités solaires orientales, qu’elles soient ou non assimilées à Jupiter, comme Dolichenus ou Heliopolitanus. Dès lors, il est compréhensible que Constantin, après avoir remplacé les filiations divines du système tétrarchique (Jovien, Herculéen) par un regain de dévotion pour Sol Inuictus ait voulu, en se rapprochant des chrétiens, remplacer inuictus (invaincu) par uictor (victorieux) en 324. Un milliaire africain, daté de 323-324, nous donne ainsi la dernière attestation de l’épithète inuictus et une inscription de Pouzzoles rapporte le premier emploi de Victor entre juillet et octobre 324.
La statio principis (charge de prince) connaît des évolutions remarquables à l’époque constantinienne, marquée à la fois par des héritages multiples, par la pratique tétrarchique et par un retour sur les fondements augustéens – ces derniers consacrant l’identité « républicaine » d’un magistrat exceptionnel, l’empereur prétendant détenir un imperium présenté comme égal à celui des consuls ou préteurs, à l’égal d’Auguste dans ses Res Gestae. La mémoire des recompositions familiales successives et ses aléas sont particulièrement éclairants pour Constantin. Il s’agit soit de s’en tenir au discours tétrarchique d’un collège dont la légitimité repose sur les principes fixés par Dioclétien : deux Augustes, deux Césars et des filiations divines qui font des uns les fils de Jupiter, et des autres les fils d’Hercule ; soit de mettre en avant les liens du sang, notamment son père Constance (à Saint-Rémy-de-Provence/Glanum, une inscription de 305-306 indique ainsi : « À l’empereur César Flavius Valerius Constantin pieux, très noble César, fils du divin Constance pieux Auguste ») ; soit encore de valoriser l’alliance matrimoniale avec la fille de Maximien, ce dernier devenu ainsi son beau-père et selon les normes tétrarchiques un grand-père, puisqu’il est le père de Constance, son César, dans la lignée des Herculéens. À Vienne, une inscription en deux temps avec martelage et réécriture est ainsi dédiée « À l’empereur César Flavius Valerius Constantin pieux heureux Auguste, [petit-fils de Marcus Aurelius Valerius Maximianus], fils du divin Constance pieux Auguste » ; elle est postérieure à l’été 307, date du mariage, et antérieure à la mort et la condamnation de mémoire de Maximien, entre l’été 310 et la fin 311. La revendication d’une filiation fictive renoue aussi, mais de manière plus modeste, avec les pratiques sévériennes (Septime Sévère s’étant déclaré fils de Marc-Aurèle et frère de Commode), par le recours à un ancêtre fictif choisi parmi les princes du iiie siècle, Claude II, vainqueur des Goths.
Exprimer les valeurs triomphales et les vertus impériales
Si la plupart des évolutions ont des précédents, en particulier l’expression des vertus impériales depuis le principat d’Auguste, encore faut-il être sensible aux changements de vocabulaire et à la place que titulature impériale accorde à certains postulats. Incontestablement, les valeurs triomphales se fondent dans les vertus impériales, notamment dans les diverses expressions, des plus officielles aux témoignages privés, de la nature du pouvoir impérial romain : une fois de plus, nommer le prince, c’est affirmer l’étendue de ses compétences, pouvoirs, caractère sacré et prédisposition au succès sous la conduite des dieux. Du ciuilis princeps (le prince « civil ») à l’imperator (le général victorieux), l’empereur s’affirme garant des territoires en bon militaire vigile de l’Imperium Romanum aux frontières, des pratiques religieuses en protecteur des sacra (cérémonies relgieuses), et du bon fonctionnement des cités en prince évergète et (re)bâtisseur.
À Ma’ayan Barukh, dans la vallée du Jourdain supérieur, une colonne mutilée en bas indique ainsi à propos de Julien : « Au libérateur du monde romain, au restaurateur des temples, au réparateur des curies et de la chose publique, au destructeur des barbares, notre maître Ioulianus [latinisation de la version grecque de son nom] perpétuel Auguste, Très grand Alémannique, Très grand Francique, Très grand Sarmatique, grand pontife, père de la patrie ». De la sorte, il est l’inuictus comme les divinités solaires, et plus traditionnellement le pius et le felix, qualités qui sont déjà louées à l’époque républicaine et plus encore au dernier siècle avant notre ère. Il commémore ses victoires en inscrivant régulièrement dans sa nomenclature les cognomina deuictarum gentium (surnoms des peuples vaincus) qui affirment l’étendue de sa puissance ou masquent non moins habilement certaines de ses défaillances. Il est aisé de comprendre l’importance idéologique d’une affirmation de la durée (l’Augustus étant semper, voire perpetuus, ou æternus), ce qui vient conjurer le sort et conforter cette précieuse permanence que l’hérédité et l’adoption ont permis d’établir au sein des collèges impériaux (père et fils, naturel ou adoptif), jusqu’à l’élaboration tétrarchique et au-delà.
Des bornes milliaires aux constitutions impériales, des éloges rhétoriques aux discours monétaires, des représentations figurées aux cérémonies publiques, est diffusée une même parole destinée à réaffirmer en contexte, devant les membres des élites sénatoriales, équestres et municipales, les soldats ou le peuple des cités, ce qu’est leur dénominateur commun : cet empereur romain qui incarne le destin de la Roma Aeterna, de l’Æternitas imperii Romani. Les identités multiples du prince se fondent en une seule réalité sans cesse réaffirmée devant les hommes et les dieux, puis le dieu unique des chrétiens, un homme titulaire d’une fonction, héritier plus ou moins conscient d’une histoire pluriséculaire, le moindre des paradoxes n’étant pas que ce siècle de tourmente engendre un discours renouvelé sur le pouvoir et les façons romaines de l’assumer et de le célébrer.
L’identité impériale constantinienne
Avec l’illustration des discours impériaux développés par Constantin et Julien, il est possible de clore cette enquête sur la titulature impériale au ive siècle. Il s’agit d’une part de l’identité impériale constantinienne, à savoir la façon « constantinienne » d’appréhender la fonction ou « métier » d’empereur romain, fort proche des modèles hérités, d’Auguste aux empereurs du iiie siècle. Le document de Laus Pompeia (actuelle Lodi Vecchio, en Italie du Nord, dans la Regio XI Transpadana augustéenne), qui date de la dernière décennie du principat de Constantin (327-337), suffit à poser le cadre profondément traditionnel, et pour tout dire augustéen, de cette expression épigraphique de ce qu’est un empereur romain : « À notre maître l’empereur César Flavius Constantin, très grand Auguste vitorieux, grand pontife, revêtu de la vingt-troisième (?) puissance tribunicienne, salué imperator vingt-deux fois, consul sept fois (?), père de la patrie, proconsul, le meilleur des princes de toutes choses humaines, fils du divin Constant, né pour le bien de la République ». Ce milliaire, qui se trouve désormais dans la cathédrale de Lodi, peut être daté entre le 10 décembre 327 et le 25 juillet 328, d’après la formulation extensive de cette titulature impériale.
Ce texte fournit une leçon exemplaire des strates successives qui composent l’expression des noms et des pouvoirs du prince, depuis Auguste jusqu’à Septime Sévère puis la Tétrarchie, et se présente, en cette fin du premier tiers du ive siècle, comme un excellent conservatoire des usages. En premier lieu, les noms de Constantin, « imperator Caesar Augustus » qui, au sein de ces tria nomina officiels forgés tout au long du premier siècle du principat (un prénom, Imperator, un nom Caesar, un surnom Augustus), insère ses noms personnels Flavius Constantinus, et adopte la formule introductive devenue courante sous les Sévères de « dominus noster ». La succession des pouvoirs et titres du prince est tout à fait canonique, du grand pontificat au père de la patrie et au proconsul, avec les marqueurs temporels du règne que sont la puissance tribunicienne, les salutations impériales et les consulats. De même, la séquence finale qui en appelle aux qualités de cet excellent prince fils d’un divinisé, garant des choses humaines et né pour le bien de la res publica. C’est avec la Tétrarchie qu’apparaît ainsi cette formulation, riche de sens sur la très longue durée, d’un excellent prince « bono rei publicae nato » (cf. supra : « né pour le bien de la République », cette dernière entendue comme État).
L’époque de Julien : une confirmation des usages augustéo-constantiniens
Ainsi s’est forgée l’image d’un prince, intermédiaire privilégié entre hommes et dieux, garant de la pax deorum / pax Augusta (paix des dieux, paix Auguste), et des rapports d’échelles qui se sont constitués entre le thème augustéen du conditor Vrbis (fondateur de la Ville) et celui du Romani orbis liberator / dominus (libérateur / maître du monde romain). Des formulaires de milliaires de l’époque de Julien confirment ces usages. On peut relever deux témoignages italiens fort significatifs datant, pour le premier du collège impérial formé par Constance II et Julien (Spolète, Regio VI, Ombrie, en 355-360 : « Aux réparateurs du monde et aux restaurateurs des cités, nos deux maîtres, Flavius Iulianus Constance, pieux, heureux, toujours Auguste, et Julien, très noble et très victorieux César », voir Ill. 3) et, pour le second, du règne personnel de Julien : « Au libérateur du monde romain, au restaurateur de la liberté et des cités, sauveur des soldats et des provinciaux, notre maître Claude Julien invaincu, père de la patrie (ou plutôt perpétuel) toujours Auguste », à Luca, Regio VII, Étrurie, en 361-363. Dans les deux cas, les accents du discours impérial montrent une conception évolutive de l’Imperium Romanum, reflétée notamment par les surnoms de victoire qui prennent place à la suite des noms de l’empereur et marquent autant d’étapes célébrant les succès du prince, identifié au territoire qu’il a la charge de protéger sous le regard des dieux. Les souverains assument cette rhétorique du discours impérial, qu’ils diffusent par le biais des documents normatifs les plus officiels, tandis que des témoignages de nature plus « privée » rendent compte de la réception de cette rhétorique. Les empereurs, à Spolète, tissent ainsi l’Vrbs et l’orbis, mais si les prémices de ce discours sont bien augustéennes, la lente construction de l’idéologie impériale a permis bien des inflexions, depuis le centre, à Rome, jusqu’aux confins de l’empire. Ainsi, les reparatores orbis (réparateurs du monde) sont-ils célébrés également comme les restitutores urbium (restaurateurs des cités). Dans un contexte marqué par des destructions, ce pluriel peut à la fois prendre acte de travaux édilitaires et faire écho aux formulations d’usage qui font une place croissante, depuis trois décennies, à la nouvelle Rome aux côtés de l’ancienne. À Luca, Julien assume la fonction de liberator orbis Romani (libérateur du monde romain) tout en se voulant, comme en Afrique, garant de la vie municipale de manière très concrète en tant que restitutor libertatis et reipublicae (restaurateur de la liberté et de la chose publique), avant d’évoquer les composantes de son empire, en tant que conseruator militum et prouincialium (protecteur des soldats et des provinces). On retrouve à Casae, en Numidie, sur une base de statue datée de 361-363, trois des fonctions que l’on associe naturellement au princeps dans une formulation qui met en avant la religio des ancêtres dans son sens le plus classique : restitutor libertatis et Romanae religionis ac triumfator orbis (restaurateur des libertés et de la religion romaine, et triomphateur du monde).
En retenant les discours du premier des chrétiens et du dernier des païens, on peut relever les permanences d’une construction rhétorique de ce qu’est un empereur romain au ive siècle, au travers des inflexions de la titulature impériale de Constantin, puis de Julien. Mais au-delà des postures et de la réception des Modernes, la tradition (mos maiorum) s’est imposée, comme le prouve cette ultime identité constantinienne, associant le fondateur du principat et le nouvel Auguste divinisé : « Au divin Auguste Pieux Constantin, père des maîtres // L’empereur César Auguste, fils du divinisé, grand pontife, consul treize fois, trente-sept fois revêtu de la puissance tribunicienne, père de la patrie, a donné un mur // Lucius Turcius Secundus Asterius, clarissime, correcteur de Flaminie et du Picenium, fils d’Apronianus, préfet de la Ville, s’en étant occupé » (à Fanum Fortunae, Regio VI, soit l’actuelle Fano en Ombrie, en 337-339, sur une inscription d’abord gravée en 14 et ainsi complétée, voir Ill. 4). Dans cette réflexion sur la titulature impériale et les formes de dénomination des princes et de leurs commémorations, cette inscription sur l’arc de triomphe de Fano est tout à fait exemplaire. Elle associe en effet le fondateur du principat, dont la titulature nous renvoie à l’année même de sa mort, en 14 de notre ère, avant sa divinisation sur décision du sénat (même si la formulation « de son vivant » peut tout à fait correspondre aux mois qui ont suivi sa disparition), et Constantin divinisé, diuus, selon une formulation traditionnelle, bien qu’il soit chrétien, et « père de nos maîtres » (patri dominorum). Cette dernière formulation renvoie aux mois qui précèdent l’élévation de ses fils à l’Augustat, le 9 septembre 337 ; elle a pu être employée par la suite, même si on trouve plutôt après 337 la mention pater Augustorum « père des Augustes ».
Ces évolutions des titulatures impériales offrent aux historiennes et historiens du monde romain tardo-antique une excellente illustration des enjeux de la période, qui mène de la Tétrarchie aux Théodoses, qu’il s’agisse de la nature de l’empire romain, des transformations du gouvernement de cet empire, et à sa tête des identités multiples, et néanmoins inscrites dans le temps long, des titulaires successifs de la statio principis.