La notion d’ecclesia est polysémique. Dans la plus récente médiévistique (c’est-à-dire l’ensemble des sciences qui se consacrent à l’étude du Moyen-Âge), elle renvoie donc à des sens différents en fonction des écoles. C’est notamment le cas dans l’historiographie française, dont elle constitue une récente caractéristique, peu discutée par ailleurs. Globalement, les historiennes et historiens qui emploient « ecclesia » (parfois avec une majuscule, parfois sans) cherchent à éviter le terme d’« Église » pour rompre avec l’illusion de permanence qu’il procure du fait l’existence plurimillénaire de cette institution ; ils signifient ainsi que ce qui est à l’œuvre durant la période médiévale n’a pas grand-chose à voir avec l’Église catholique telle qu’on la connait à l’époque contemporaine. Ce faisant, il s’agit de mettre l’accent sur la dimension globalisante et englobante qui est celle de l’Église latine au Moyen-Âge et d’insister sur son aspect structurant pour l’ensemble des sociétés médiévales (Ill. 1).
Le tout et la partie : un terme qui désigne une croyance partagée, une communauté, un lieu et une organisation sociale
À l’origine, le terme latin d’ecclesia vient du grec ancien eklesia (qui se traduit par « ecclésia » en français, avec un accent, ce qui permet de marquer la différence avec le terme dont il est question ici) qui signifie « assemblée » : celle du peuple dans la démocratie athénienne antique notamment, et l’assemblé des croyants dans le christianisme latin, dit « primitif ». Ce second sens désigne par extension la communauté que constitue l’ensemble des chrétiens réunis. Tout en gardant cette première signification, le terme en est également venu à designer le lieu de cette réunion, c’est-à-dire le lieu du culte, s’imposant parmi d’autres termes latins (aula, basilica, domus Dei, dominicum, fabrica, locus, templum) ; il devient le terme de référence désignant le bâtiment sacré du christianisme latin, qui se développe spécifiquement, tant du point de vue théologique que du point de vue institutionnel, à partir du ive siècle. Parallèlement, « ecclesia » est utilisé tout au long du Moyen-Âge pour désigner un groupe social particulier, le clergé, ainsi que son organisation hiérarchique. Les multiples usages médiévaux du terme et leurs différentes connotations jouent du croisement entre ces différentes significations qui mêlent une croyance partagée, une communauté humaine, un lieu topographique, une réalisation architecturale, une organisation sociale, un groupe professionnel. Pour certains clercs médiévaux, l’ecclesia s’incarne dans des personnes (in personis), dans des lieux (in locis) et dans des biens, des choses (in rebus). Elle est l’expression d’une conception holistique, où la partie dit le tout, et où dans un rapport métonymique, l’un est dans l’autre, mais parfois le déborde.
Le corps social et mystique : l’ecclesia comme communauté de fidèles
L’ecclesia fait l’objet de nombreux traités, intitulés De ecclesia, qui se multiplient à partir de la réforme grégorienne impulsée notamment par le pape Grégoire VII lors de son intronisation en 1073, et qui témoignent du développement d’un nouveau type de savoir, très particulier, l’ecclésiologie. Comme le disent les théologiens médiévaux, l’ecclesia est le corps du Christ (« corpus Christi quod est ecclesia »). Pour le dominicain italien Thomas d’Aquin (c. 1225-1274), dans la seconde moitié du xiiie siècle, c’est plus précisément encore le corps mystique du Christ (« corpus mysticum, quod est ecclesia »), c’est-à-dire la communauté des baptisés. L’Église, parfois également personnifiée en tant qu’épouse du Christ, est définie comme une « personne » au sens philosophique, et a pour fonction de prolonger le processus de l’Incarnation, de donner corps à la société des humains, de la structurer dans le cadre de l’économie chrétienne du salut. L’Église est l’instance médiatrice entre le divin et le profane : elle donne au premier une visibilité et une matérialité dans le monde. Le fidèle intègre ce corps métaphorique par le baptême, puis par la communion eucharistique, ingestion d’un corps dans un autre, qui permet de faire partie du corps collectif, de la communauté sacramentelle (congregatio fidelium). Dans cet ordre symbolique médiéval, l’excommunication devient la « principale forme d’exclusion du corps social » (Michel Lauwers). Institution « qualifiante », aspirant au monopole du discours, l’ecclesia se définit en contrepoint par ce qu’elle n’est pas : par ses propres limites, par l’hérésie, par sa capacité à « ordonner et exclure » (Dominique Iogna-Prat). Avec la réforme grégorienne au xie siècle, l’Église et la société deviennent des « notions coextensives » (Dominique Iogna-Prat), et des réalités superposées. Les clercs médiévaux sont désormais en charge de penser le monde contemporain et se font ainsi les véritables architectes du social. C’est ce phénomène que la catégorie d’ecclesia cherche à circonscrire.
Une structure de domination
Au cœur de la logique sociale des sociétés médiévales, l’ecclesia est « le garant de la société féodale, sa colonne vertébrale, et le ferment de son dynamisme » (Jérôme Baschet). Parler d’ecclesia, c’est donc insister sur le caractère structurant, dominant, voire hégémonique de cette institution, qui, en tant que structure d’encadrement de la société, exerce une véritable domination sur les populations. Mais pas uniquement : c’est aussi désigner le pouvoir sur les hommes et sur la terre dont l’ecclesia est garante, dans le cadre d’une société où la propriété privée n’est pas une notion cardinale. La notion d’ecclesia est en effet articulée à celle de dominium, qui s’est partiellement substituée au cours des dernières décennies à la notion de seigneurie pour décrire la structure de domination sociale. Dans ce contexte, l’ecclesia est le socle de l’ordre social, auquel elle donne sa justification. « Principale force motrice du féodalisme » (Alain Guerreau), l’ecclesia garantit l’ordre d’une société où les rapports de production (au sens marxiste) sont organisés en vue d’une extraction des redevances qui n’est possible que par le contrôle de la main d’œuvre. Cette institution met ainsi en œuvre un contrôle social à l’échelle continentale à travers des formes liturgiques, pastorales et juridiques dans le but de garantir la fixation des populations au sol et d’assurer l’exploitation de la terre. De ce pouvoir sur les terres et sur les hommes, et de son alliance avec une classe dominante dont elle constitue le principal instrument de domination, ainsi que de son rôle sur la circulation des biens au sein de la société, l’Église tire une richesse immense et exceptionnelle.
L’espace de l’ecclesia
L’ecclesia remplace l’empire romain comme structure de maintien spatial des populations : elle se substitue à la civitas antique, la cité, et permet la fixation des multiples vagues migratoires que connait le continent européen durant plusieurs siècles. C’est une institution qui cherche à créer puis à conserver un équilibre notamment en mettant en œuvre un processus de territorialisation, d’abord des diocèses, puis des paroisses. L’ecclesia est donc aussi un processus de spatialisation du sacré, de sacralisation de l’espace, qui touche tout le monde latin. Et ce processus est une spécificité historique, car à l’origine, le christianisme est une religion « atopique » (Dominique Iogna-Prat). Il est pourtant devenu, paradoxalement et essentiellement, une forme structurante de la spatialité médiévale. L’Église s’est ancrée en des lieux spécifiques, hautement valorisés, qui ont polarisé l’espace, et produit une territorialité propre. Le constat de la prédominance du bâti ecclésial dans la structuration progressive des villages au cours du Moyen-Âge a abouti à la mise en avant d’un processus d’« inecclesiamento » (Michel Lauwers), soit d’organisation de l’espace par le bâti ecclésiastique ; ce processus marginalise ainsi le modèle de l’« incastallamento » (Pierre Toubert), qui faisait du bâti seigneurial le déclencheur du processus d’encellulement, matérialisé par la réorganisation du territoire rural autour de villages regroupés aux xie-xiie siècles. Le phénomène parallèle et concomitant de la « naissance du cimetière » (Michel Lauwers) permet à l’ecclesia d’englober la communauté des morts et d’étendre sa domination territoriale dans l’au-delà. Sa capacité à sacraliser des lieux et donc des choses, à produire des « res sacre », lui donne une matérialité, une corporéité démultipliée.
Les fondations anthropologiques de l’ecclesia : un système de pensée et une représentation du monde
Ensemble de phénomènes visibles, l’ecclesia est aussi un système de pensée en action (une idéologie) et une représentation du monde (une anthropologie). C’est le saint qui ancre l’ecclesia dans le territoire, à l’échelle locale, en donnant son nom et son corps à un lieu : l’intercesseur est le garant de l’ordre spatialisé, mais aussi temporalisé, notamment au travers des calendriers martyrologues. Ces « morts très spéciaux » que sont les saints (Peter Brown) font le lien entre le ciel et l’ici-bas. En tant que structure anthropologique, l’ecclesia est basée sur le culte des reliques, dont l’apparition constitue le moment de bascule majeur des pratiques rituelles au cours de l’Antiquité tardive. En effet, le culte des saints chrétiens, que l’on peut faire remonter à la création du culte de Gervais et Protais à Milan en 386, se précise au début du ve siècle avec l’incorporation de la communio sanctorum au symbole des apôtres, c’est-à-dire d’une confession de foi connue sous le nom de Credo rassemblant la communauté des fidèles dans une même croyance, ainsi que l’apparition des reliques sur les autels des églises à la même époque. En incorporant collectivement la promesse de la salvation par l’intercession, le culte des saints peut être envisagé comme un moment de création de l’ecclesia. C’est au même moment qu’Augustin d’Hippone (354-430) rédige le De doctrina christiana (De la doctrine chrétienne) et le De civitate Dei (La Cité de Dieu) qui posent les fondations théoriques de l’ecclesia. Ces deux grands monuments théologiques et culturels de la patristique latine instaurent une rupture majeure avec les philosophies du monde antique, notamment du fait de la focalisation centrale sur l’exégèse de l’Écriture sainte comme seule modalité d’accès à la vérité. En outre, ce Père de l’Église y fait du péché originel le fondement de la nature humaine et confère à l’Église la fonction désormais centrale d’assurer le salut des fidèles, notamment par la charité (caritas). C’est d’ailleurs à la même époque qu’apparaissent les premières descriptions de l’Enfer. Le système de représentations qui se met alors en place a pour principe l’« analogie généralisée » (Anita Guerreau-Jalabert), dans laquelle « tous les éléments constitutifs de l’ordre du monde et de la société sont ramenés à une polarité, définie par l’Église ». Cette analogie est structurée par l’opposition entre le spirituel et le charnel (terrenus-carnalis/celestis-spiritalis) qui transforme notamment la parenté, en produisant de nouveaux liens définis comme spirituels pour ce qui est de la filiation et de l’alliance matrimoniale.
La fin de l’ecclesia
L’ecclesia et le dominium se disloquent progressivement au cours des xvie-xviiie siècles, et certains postulent que cette disparition les aurait rendus impensables pour les historiens postérieurs. Alors que le « temps de l’Église » fait place petit à petit au « temps des marchands » (Jacques Le Goff), le monopole ecclésial du salut est remis en cause à partir des mouvements réformateurs du début du xvie siècle. Objet de nombreuses critiques et moqueries de la part des réformateurs, la croyance dans le pouvoir des reliques s’effondre soudainement, en quelques décennies, au cours du xviie siècle. Une autre conséquence de la rupture de l’homogénéité religieuse est l’apparition de la catégorie de « religion » au cours du xviie siècle : cette notion, qui n’existe pas et n’est pas pensable par les sociétés médiévales, est une invention de la modernité occidentale chrétienne pour penser sa propre crise, sa perte d’unité, et pour penser les altérités auxquelles elle est alors confrontée (Talal Asad, Guy Stroumsa, Daniel Dubuisson). À partir du début du xviiie siècle, la religion désigne un objet d’étude particulier, et l’ecclesia, qui dépasse largement cette catégorie, y est complètement invisibilisée. Le dominium, pour sa part, disparait du fait de la croissance progressive des usages capitalistes, de l’importance croissante des logiques de marché et du nouveau rapport de production qui apparait petit à petit, le salariat.
L’ecclesia comme concept pour penser l’Église médiévale et toute une période
Utiliser le terme d’ecclesia est un moyen de prendre au sérieux les conceptions théologiques et ecclésiologiques des clercs médiévaux, et d’en envisager les conséquences politiques, sociales, et culturelles pour l’ensemble de la société qu’ils étudient. Il s’agit de sortir d’une division des taches interne à la science historique, où pendant plus d’un siècle l’histoire religieuse (et l’histoire ecclésiastique, l’une de ses composantes) a été une discipline quasi-autonome, en charge d’un objet à part, souvent appréhendé indépendamment des réalités sociales historiques. Face à cette autonomisation des champs, les grands maitres de la médiévistique française que sont Marc Bloch (1886-1944) et Georges Duby (1919-1996) ont pu négliger, voire ignorer, la place pourtant centrale de l’Église dans les sociétés médiévales européennes, en se concentrant sur l’histoire économique et sociale de la féodalité. Ils se sont inscrits en cela dans les pas de l’historiographie républicaine positiviste, incarnée notamment par la Revue historique, fondée en 1873, et marquée par un certain anticléricalisme, qui a pu entrainer plusieurs générations à minorer et marginaliser l’Église dans le récit de l’histoire médiévale, au profit notamment des constructions nationales. Il est ensuite apparu nécessaire, a contrario, de renouveler les approches en plaçant au centre de la focale cette « institution ecclésiale » (Jacques Chiffoleau), qui est, par ailleurs, la productrice d’une grande partie des sources écrites et des archives à disposition. La notion d’ecclesia le permet. Elle s’inscrit en effet dans le cadre interprétatif, d’inspiration marxiste, du « long Moyen-Âge » (Jacques Le Goff), qui postule globalement que les « mêmes structures sociales persistent dans la société européenne du ive au xixe siècle ». En dépassant la notion de religion, jugée inadéquate pour le Moyen-Âge car bien trop réductrice, cette notion traduit le fait que l’Église latine exerce son pouvoir sur à peu près tous les aspects et tous les domaines de la société médiévale pendant un millénaire : « il serait plus vite fait d’inventorier ce que l’Église ne contrôlait pas : en théorie, rien » (Alain Guerreau).
Les limites de l’ecclesia
Au cours de la progressive affirmation du pouvoir pontifical et de la curie romaine, puis de ses remises en causes et des débats conciliaires, l’ecclesia a connu de nombreuses définitions. Le théologien dominicain et inquisiteur castillan Tomàs de Torquemada (1420-1498) décompte ainsi dans la seconde moitié du xve siècle plus d’une quinzaine de définitions possibles de la notion d’Église. Cette multitude heuristique construite sur plusieurs siècles ne peut donner lieu à une interprétation unique. Créée à l’origine pour exprimer une « théorie générale du fonctionnement social » des sociétés médiévales (Alain Guerreau), la notion d’ecclesia a connu des usages plus ou moins précis et plus ou moins revendiqués, ainsi qu’un certain nombre de critiques. Un malentendu persiste : pour certains l’emploi du terme latin est une modalité pragmatiste, reprenant les termes propres aux acteurs sociaux, et relève d’une approche émique, c’est-à-dire se plaçant du point de vue des groupes sociaux étudiés ; pour d’autres, il s’agit avant tout d’insister sur la force conceptuelle et théorique du terme. Cette dimension conceptuelle est d’ailleurs l’objet de vives critiques de la part d’historiens qui y voient surtout des « coquilles vides » (Patrick Boucheron) et critiquent fortement l’usage de ce modèle abstrait qui éloigne l’historien de la complexité de la réalité documentaire (Dominique Barthelemy). En outre, certains soulignent les limites de ce modèle interprétatif qui insiste sur le caractère hégémonique de l’Église, limitant quand il s’agit de rendre compte des déviances, des résistances, des contestations, et insistent sur le danger de produire en recourant à ce modèle une image figée et insuffisamment dynamique des sociétés médiévales.