Née au lendemain des guerres napoléoniennes dans le monde anglo-saxon protestant, la galaxie des mouvements pour la paix en Europe et dans le monde se structure réellement à la Belle Époque puis devient, dans l’entre-deux-guerres, le relais de la Société des Nations (SDN) et des institutions genevoises... à quelques exceptions près. Des catholiques participent de cette nébuleuse, notamment en France et en Allemagne ; leur engagement sans exclusive confessionnelle ni philosophique est l’occasion de travailler avec leurs coreligionnaires européens.
Les initiatives pionnières
En septembre 1906, lors du xve congrès universel de la Paix réuni à Milan, l’abbé Pichot (1864-1919) soutenu par Jacques Novicow (1849-1912) fait adresser un message au pape Pie X. Cette initiative renouvelle la démarche inspirée par le même Pichot et Bertha von Suttner (1843-1914) dix ans plus tôt auprès de Léon XIII. Elle aboutit en 1907 à la création de la Société Gratry par le Lyonnais Alfred Vanderpol (1854-1915). C’est un militant du Sillon, un mouvement et un journal catholiques progressistes, inspirés par la doctrine sociale de l’Église. Il baptise le nouvel organe pacifiste en l’honneur d’Alphonse Gratry (1805-1872), prêtre oratorien et auteur de Méditations historiques et religieuses sur la paix. Son but est de remettre à l’honneur la doctrine de la guerre juste des théologiens Thomas d’Aquin (xiiie s.), Francisco de Vittoria et Francisco Suárez (xvie s.), supplantée par l’idée de raison d’État. En 1909, la Société Gratry devient la Ligue des catholiques français pour la paix. Forte de 700 membres, elle est la branche française d’une Ligue internationale : la section suisse est créée en 1908, l’espagnole en 1909, la britannique en mars 1910, la belge en juin 1911… seule l’Allemagne reste alors en retrait. La Grande Guerre interrompt le développement de cette internationale pacifique catholique. La ligue française renaît en 1922 avec le juriste Émile Chénon (1857-1927), un proche de Vanderpol et le chanoine Beaupin, ancien sillonniste, sous le nom de Ligue des catholiques français pour la justice internationale. Toutefois, son orientation est plus conservatrice et son influence reste modeste. Le père Yves de La Brière (1877-1941) est l’un de ses membres.
L’Internationale démocratique et le « désarmement des haines »
À partir de 1920, Marc Sangnier (1873-1950) est le principal héraut du pacifisme catholique français. Ancien chef du Sillon, membre de la Société Gratry, il engage les forces de sa Ligue de la Jeune République dans la réconciliation franco-allemande pour que la Grande Guerre soit bien la « der des ders ». C’est le but de l’Internationale démocratique pour la paix. Non confessionnelle – les protestants Ferdinand Buisson et Ludwig Quidde (1858-1941), prix Nobel de la paix 1927, en sont des membres actifs – sa « majorité dynamique » est néanmoins nettement catholique. Le premier congrès démocratique à Paris, en décembre 1921, donne corps aux propos tenus par Sangnier dès juin 1919 dans son article « Et maintenant ! » : l’objectif est de « renouveler intérieurement les peuples » en s’appuyant sur toutes les forces morales et religieuses et de « désarmer les haines », sans quoi tout désarmement matériel reste illusoire. Les autres catholiques sont ses interlocuteurs privilégiés, les Allemands au premier chef : lors de la réunion publique de clôture, Sangnier donne ainsi la parole à l’abbé Max-Josef Metzger (1887-1944) de l’Internacio katolika (IKA) Cette « Internationale catholique » et espérantiste fondée à La Haye en août 1920 est établie à Graz en Autriche. Metzger est aussi lié à la Ligue des catholiques allemands pour la paix, principalement représentée aux congrès par l’abbé Magnus Jocham (1886-1923), le père Franciskus Maria Stratmann (1883-1971) et un ancien sillonniste, Josef Probst. Les mouvements de jeunesse Quickborn et Großdeutschen jouent enfin un rôle majeur lors du congrès de 1923, à Fribourg-en-Brisgau. Jusqu’en 1925, l’Italie est présente avec le Partito popolare italiano de Don Sturzo (1871-1959), notamment le prince Rufo Ruffo della Scaletta (1885-1959.) Mais le PPI disparaît en 1926, miné par des tensions internes et l’enracinement du fascisme. Luigi Sturzo, exilé, ne représente plus que lui-même lors des congrès suivants.
Pour les autres pays européens, ce sont des personnalités plus que des mouvements qui s’engagent : Mgr Alexandre Giesswein (1856-1923), prélat hongrois, fondateur en 1905 de la Fédération nationale des associations chrétiennes sociales, député et militant espérantiste ; l’abbé Joseph Cardijn (1882-1967), fondateur de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) en 1925, Jacques Basyn (1901-1982) de l’Association catholique de la jeunesse belge, futur ministre, ou le sénateur Albert Carnoy (1878-1961) pour la Belgique ; Mgr Karl Drexel (1872-1954) prélat et député du Parti chrétien social pour l’Autriche ; Juan Aguilar Jiménez, chanoine de la cathédrale de Madrid pour l’Espagne. Cet inventaire, non exhaustif, témoigne du déséquilibre par rapport à l’axe franco-allemand, socle de l’Internationale démocratique. Ainsi, durant le grand congrès de Bierville qui rassemble plus de cinq mille pacifistes en août 1926 dans le château de Marc Sangnier, 59 % des participants sont allemands, 31 % français. L’ensemble du monde catholique hexagonal est représenté, à l’exception des nationalistes. C’est à l’occasion de ce rassemblement que naît l’idée des compagnons de Saint-François, chez Joseph Folliet (1903-1972) et René Beaugey († 1970) très marqués par les Quickborn : il s’agit de former un groupe de « jeunes pèlerins catholiques pour la paix », à la fois pacifiques et pacifistes. Franz Stock (1904-1948), rencontré à Bierville, est le premier compagnon allemand. Acmé de l’Internationale démocratique, Bierville voit aussi apparaître la première fêlure à propos de l’objection de conscience : le rejet de la motion allemande en sa faveur, présentée par le docteur Nikolaus Ehlen (1886-1965), catholique social, laisse des séquelles durables.
Un dialogue franco-allemand de plus en plus difficile
Dès 1927, les relations de la Jeune République avec l’Allemagne se distendent. La faiblesse de la délégation française – quatre-vingts personnes – lors du septième congrès démocratique à Wurtzbourg déçoit les pacifistes allemands. Les Français mécontentent particulièrement leurs coreligionnaires. En rencontrant des pacifistes radicaux, comme Vitus Heller (1882-1956), créateur du Parti social-chrétien et proche des marxistes, la Jeune République détourne d’elle les catholiques modérés, comme le père Stratmann, très présents à Fribourg et Bierville. Les pacifistes radicaux, quant à eux, ne lui pardonnent pas d’avoir écarté la motion sur l’objection de conscience en 1926.
La crise mondiale de 1929 catalyse un double changement de mentalité : quand l’opinion française bascule largement dans le pacifisme, ce sentiment s’affaiblit au contraire outre-Rhin. Le congrès de 1931 à Fribourg et Constance est le chant du cygne de l’Internationale démocratique. Les Français gardent le souvenir de retrouvailles fraternelles : attristés (selon leurs dires) par l’élection de cent sept nazis au Reichstag en septembre 1930, ils se consolent néanmoins de l’action de la Reichsbanner, une association démocrate et légaliste d’anciens combattants. La crise économique et le désarmement polarisent les débats dans l’espoir d’endiguer la montée des hitlériens. En mars 1933, alors qu’Hitler reçoit les pleins pouvoirs du Reichstag, l’Internationale démocratique se dissout sur une note inconsidérément triomphaliste : les congrès ponctuels laissent la place à deux outils permanents, l’hebdomadaire l’Éveil des peuples et le Foyer de la paix de Bierville animés jusqu’en septembre 1939 – l’horizon des pacifistes français ne cesse ainsi de se rétrécir aux frontières de leur pays.