La journaliste Geneviève Tabouis (1892-1985) a souvent évoqué les réunions de la Société des Nations (SDN) à Genève. En septembre 1924, l’Aga Khan aurait dit « c’est comme à Deauville pendant la saison », et le président de la Confédération helvétique de répondre « Non, Altesse, c’est Genève qui est devenu la capitale de l’univers ». L’esprit de Genève correspond à la volonté de pacifier les relations internationales en promouvant le rôle de la SDN. Il renvoie aussi au rôle de Genève comme lieu de rencontre, de sociabilité pour des responsables, avant tout européens, pour leur entourage, pour les militants. Des années plus tard, Geneviève Tabouis se souvient :
Ce jour-là, une sorte d’enthousiasme dynamique se dégage de cette réunion du monde entier ! Il y a vraiment une foi commune dans la construction d’un système international qui assurera le maintien de la paix, tout au moins pendant de longues années.
Mais ne s’agit-il pas d’une vision rétrospective ?
La SDN à Genève
La cité suisse a la réputation d’être ouverte à la modernité, cosmopolite, accueillante pour les réfugiés. Au xixe siècle, elle devient une ville de la paix dans une confédération professant une stricte neutralité. À l’initiative d’Henry Dunant (1828-1910), un comité crée en 1864 la Croix-Rouge. La même année, douze États y signent la première d’une série de conventions internationales relatives au traitement des blessés. En 1872, un arbitrage important y est rendu entre les États-Unis et le Royaume-Uni à propos de l’affaire du navire Alabama, datant de la guerre de Sécession (1861-1865). Bien avant 1914, Genève joue donc un rôle dans la formation du droit humanitaire et pour la mise en œuvre de nouveaux principes de relations internationales. Pourtant, l’installation de la SDN n’a rien d’évident en 1919. Bruxelles présente d’autres titres : elle accueille un « palais de la Paix » depuis le début du xxe siècle, est une ville de congrès, a subi l’occupation allemande. Mais la Belgique serait trop liée à l’Entente pour le « presbytérien Wilson » qui, d’après Michel Marbeau, préfère la Genève calviniste. La décision, malgré l’intervention française, est entérinée par la conférence de la Paix le 28 avril 1919.
Genève capitale de la paix
Genève accueille les organes permanents de la SDN. Le premier siège est installé à l’Hôtel national, sur le quai Wilson, avant la construction du palais des Nations qui sera inauguré en 1937. Chaque année, les sessions de l’assemblée générale drainent des délégués venus du monde entier. En raison de l’absence des États-Unis, les États européens jouent un rôle majeur. L’influence des Américains se fait toutefois entendre dans les grandes conférences organisées par la SDN. Les années 1920 sont les plus favorables à cet esprit de Genève, marquées par quelques débats clés : le protocole de Genève pour le règlement pacifique des conflits en 1924, l’entrée de l’Allemagne dans la SDN en 1926 et le projet d’union fédérale européenne d’Aristide Briand (1862-1932) en 1929. Le protocole de 1924, présenté par le Français Édouard Herriot (1872-1857) et le Britannique Ramsay MacDonald (1866-1937), résumé par la formule « arbitrage-sécurité-désarmement » prévoit un arbitrage obligatoire des conflits et une assistance mutuelle face aux agresseurs. La nouvelle diplomatie semble l’emporter.
Les réunions officielles s’accompagnent d’une vie sociale riche. Les « saisons de Genève » sont décrites par les journalistes Louise Weiss (1893-1983) et Geneviève Tabouis. Après les débats officiels, on voit Édouard Herriot, Aristide Briand côtoyer dans les restaurants et réceptions la poétesse Anna de Noailles, la déléguée roumaine Hélène Vacaresco, le diplomate grec Nicolas Politis et d’autres personnalités. Chaque délégation a son lieu de prédilection, les Français à l’Hôtel des Bergues, les Allemands au Métropole et les Britanniques au Beau Rivage. Genève devient un point de ralliement des mouvements pro-SDN et des pacifistes. L’essayiste Robert de Traz évoque, en 1929, l’existence d’une soixantaine d’institutions internationales, « utiles » et d’autres « chimériques ». Les œuvres religieuses ou éducatives, politiques, les organisations féminines sont présentes. Tout ceci forme un « milieu composite et attirant », cosmopolite.
Mobiliser l’opinion publique internationale
Des organisations, des militants participent à cet esprit de Genève, tentent de convaincre les opinions publiques de soutenir la SDN et de peser sur leurs gouvernements. De vieilles associations pacifistes comme la Paix par le droit sont rejointes par de nouveaux mouvements dont l’objet est la promotion de la SDN : l’Association française pour la SDN (1918), le Groupement universitaire pour la Société des Nations (1922) et la très puissante League of Nations Union (LNU, 1918) britannique. Les progrès des années 1920 profitent aux mouvements pro-SDN européens, plus particulièrement à la LNU forte de ses 650 000 membres. Ils se rassemblent au sein de l’Union internationale des associations pour la SDN (UIASDN), qui facilite le rapprochement entre ex-belligérants, même si la Deutsche Liga für Völkerbund (Ligue allemande pour la SDN) sert surtout la politique allemande. L’UIASDN travaille avec l’organisation genevoise sans lui être soumise. Ces groupements hésitent entre la recherche de solutions originales pour la paix et la simple promotion de l’action de la SDN, malgré ses limites. Tout cela entretient l’illusion d’une opinion publique mobilisée en faveur de la paix.
Limites et apports de l’esprit de Genève
Pourtant, Genève n’a jamais été le lieu majeur de la diplomatie, y compris durant les années 1920. Revenus au pouvoir après 1924, les conservateurs britanniques rejettent le protocole d’arbitrage, forgé par le travailliste MacDonald. Le succès de la conférence de Locarno (Tessin suisse) s’explique par le rapprochement entre trois acteurs européens, dans le cadre d’une diplomatie classique : la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Les militants pro-SDN ne s’y trompent pas et regrettent de ne pas y jouer un rôle majeur.
L’engouement pour la SDN a aussi été un phénomène de mode, comme le regrette le ministre Joseph Paul-Boncour (1873-1972) dans ses mémoires. Geneviève Tabouis note « je m’habituais au fait qu’il y avait deux mondes : celui de la fiction, celui de Genève […] et le monde de la réalité, celui des gouvernements […] chaque jour plus étroitement nationalistes » (Ils l’ont appelée Cassandre, 1942). Pourtant, durant la première moitié des années 1930, les mouvements pro-SDN ne connaissent pas de désaffection et multiplient les initiatives. Louise Weiss crée une Nouvelle École de la paix, et le pèlerinage à Genève demeure un moment majeur pour ces militants. Avec la montée des tensions, à partir de 1936, le décor se vide et si la machine subsiste dans une Europe en guerre, l’esprit de Genève s’efface.
Pourtant, il y a d’incontestables progrès. Durant l’entre-deux-guerres, les experts et les juristes travaillent dans le même sens – de même que les membres des sociétés savantes, soutenues par les grandes fondations américaines. Acteurs moins visibles de cet esprit de Genève, ils œuvrent pour un droit international transformé, reposant sur une limitation certes mesurée des souverainetés des États, une gestion collective des questions de la paix, un ordre juridique international. Les ruptures années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale tendent à le faire oublier, mais il existe de réelles continuités entre la SDN et l’Organisation des Nations unies qui se construit à New York après 1945 – comme le recours aux experts et à des pratiques administratives, juridiques expérimentées vingt ans plus tôt à Genève.