En 1899 s’ouvre à La Haye, à l’initiative de la Russie, une conférence internationale se donnant pour objectif général la « recherche des moyens les plus efficaces d’assurer à tous les peuples les bienfaits d’une paix réelle et durable ». Trois sujets sont à l’ordre du jour : la limitation des armements, des effectifs et des budgets militaires ; la mise en place de conventions visant à réduire, en temps de guerre, l’usage des armes les plus meurtrières et les souffrances inutiles ; la reconnaissance, pour les cas qui s’y prêtent, du principe de l’arbitrage « dans le but de prévenir des conflits armés entre nations ». Même si l’intention de la Russie était, plus prosaïquement, de contourner une course aux armements qu’elle n’avait plus les moyens de livrer avec l’Allemagne, la conférence fait naître de grands espoirs, tant en Europe que dans le monde entier. Elle est suivie d’une autre, en 1907, toujours à La Haye, au retentissement encore plus important. Une troisième, prévue pour 1915, ne peut se tenir en raison de la guerre.
Les résultats des deux conférences, à première vue, semblent limités. Elles ne sont suivies d’aucun effet concret en matière de désarmement. Les dispositions visant à humaniser la guerre, ses pratiques et ses coutumes constituent bien une première tentative de codification du jus in bello (l’ensemble des règles relatives à la conduite de la guerre), mais restent générales et fort peu contraignantes – elles n’empêcheront notamment pas l’Allemagne, puis l’ensemble des belligérants, d’utiliser des gaz de combat durant la Première Guerre mondiale. La conférence de 1899 décide la création d’une Cour permanente d’arbitrage, toujours en activité, première institution internationale ayant pour but le règlement juridique des différends entre les États – sans parvenir toutefois à dresser une liste de cas pour lesquels les signataires seraient obligés d’y avoir recours. La Cour prend place à La Haye, dans le palais de la Paix édifié grâce aux dons de la fondation Carnegie et inauguré en 1913, un an avant le début de la Grande Guerre.
Mais l’essentiel est ailleurs. Les deux conférences inaugurent, à l’échelle mondiale, l’ère du multilatéralisme institutionnel, mettent en scène de nouveaux acteurs et introduisent dans les relations internationales des principes profondément novateurs. La première conférence dure 72 jours et réunit les délégations de 26 États, dont 19 européens ; la seconde, moins eurocentrée et beaucoup plus universelle, rassemble durant 140 jours 43 nations, soit près de 300 participants – les pays d’Amérique latine ont cette fois fait le déplacement. Cette configuration totalement inédite pose de gros problèmes d’organisation, de logistique, de protocole et de confidentialité. Si la langue officielle reste le français, on n’hésite pas à s’exprimer aussi en anglais ou en espagnol. C’est souvent dans l’improvisation que sont alors expérimentées certaines pratiques du multilatéralisme qui seront à l’œuvre deux décennies plus tard au sein de la Société des Nations : division du travail en commissions et sous-commissions, recherche du compromis, rapprochements de circonstance, discours interminables et débats passionnés, séances publiques et négociations secrètes, dans un cadre officiel ou dans les salons des hôtels où sont logées les délégations. L’opinion s’enflamme pour les débats, la presse a ses journalistes accrédités. En 1907, on leur fournit un communiqué quotidien, tandis que le public peut assister, depuis la tribune de la grande salle des Chevaliers, dans le Binnenhof, à l’intégralité de certaines séances.
Les délégations sont essentiellement composées de diplomates, mais aussi, en nombre quasiment égal, d’experts, dont la présence est rendue indispensable par la nature parfois très technique des débats : militaires pour toutes les questions relatives au désarmement, tant sur terre que sur mer ; juristes pour les dispositions concernant l’arbitrage et la codification du jus in bello. Jamais le recours aux experts dans le cadre de conférences ou de congrès internationaux – une pratique déjà bien établie à l’époque moderne – n’avait atteint une telle dimension. La délégation française en 1907, emmenée par Léon Bourgeois, Paul d’Estournelles de Constant et Louis Renault (trois futurs prix Nobel de la paix), comporte ainsi 15 membres, dont cinq militaires et deux juristes (Renault et Henri Fromageot) ; sur les 14 membres de la délégation russe, on compte quatre militaires et autant de juristes. Le constat est le même pour la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, la Suède, ou encore l’Argentine ou Cuba. Certains juristes de renom, comme le Russe Frédéric de Martens, le Belge Édouard Descamps, le Néerlandais Tobias Asser ou l’Argentin Luis Drago orientent les débats, multiplient les interviews et volent la vedette à leurs chefs de délégation. Les diplomates ne masquent d’ailleurs pas leur inquiétude de voir ces experts empiéter sur leurs prérogatives et nouer parfois entre eux des solidarités intellectuelles qui échappent aux logiques politiques du Concert européen.
À rebours d’un système international fondé sur l’équilibre entre les grandes puissances européennes, que Léon Bourgeois et d’Estournelles estiment profondément perverti par le jeu des alliances, les conférences de La Haye entendent s’en remettre au droit pour garantir la paix. Par bien des traits (leur caractère universel, l’affirmation de l’égalité juridique entre les États, quels qu’ils soient, la recherche du compromis et d’un vote unanime), elles annoncent, pour le meilleur et le plus discutable, les principes qui seront à l’œuvre avec la SDN – dont Léon Bourgeois est en 1920 le premier président du Conseil. L’article 27 de la convention de 1899 sur l’arbitrage, voulu par la délégation française, introduit ainsi la notion de « devoir », et donc d’obligation morale, dans les relations internationales : en stipulant que « les puissances signataires considèrent comme un devoir, dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre elles, de rappeler à celles-ci que la Cour permanente leur est ouverte », il crée pour la première fois entre les États, selon Léon Bourgeois, un « lien de solidarité contractuelle ». Nombre de dispositions adoptées ou envisagées à La Haye trouvent leur prolongement dans les années 1920, dans un contexte plus favorable : la convention de 1899 « concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre » est suivie en 1925 du protocole de Genève interdisant l’usage des armes chimiques et bactériologiques et des conventions de Genève de 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre ; la Cour internationale de justice qui n’avait pu voir le jour en 1907, faute d’accord sur le mode de nomination des juges, est ouverte en 1922 dans le cadre de la SDN. À l’époque contemporaine, les conférences de La Haye s’imposent donc comme une étape essentielle et fondatrice dans l’histoire de la régulation juridique des relations internationales, et plus généralement dans celle de la paix.