À la différence de la non-belligérance qui est un état de fait, la neutralité implique des droits et des devoirs. L’histoire de la neutralité est celle d’un effort continu d’endiguement des déprédations de la guerre par la détermination d’un point d’équilibre entre le droit du belligérant à infliger des dommages à son ennemi, et celui du neutre à échapper aux conséquence d’une guerre qui ne le concerne pas, ce qui ne signifie pas, pour autant, qu’il puisse poursuivre ses activités sans être affecté, d’une manière ou d’une autre, par le contexte international.
Bien que le terme « neutre » ne soit utilisé dans son acception politique qu’à la fin du Moyen Âge, il existe bel et bien avant cette période des situations de neutralité faites d’accommodements entre belligérants et non-belligérants. L’intégration des droits des neutres dans la doctrine juridique occidentale est l’œuvre du juriste Hugo Grotius qui leur consacre quelques développements dans son Droit de la guerre et de la paix publié en 1625. Dans les faits, moyennant l’impartialité et l’abstention dans un conflit, les États revendiquent le droit à l’impunité de leur territoire ainsi que la sécurité de leur commerce et de leur navigation. Ce dernier point prend de plus en plus d’importance dans le contexte de croissance des échanges maritimes. Globalement, les dispositions des traités internationaux, des législations sur les prises propres à chaque puissance, ainsi que les écrits des juristes convergent vers la reconnaissance d’une plus grande sécurité du pavillon neutre. Néanmoins, chaque conflit voit naître des contentieux entre neutres et belligérants autour de points récurrents, dont le plus saillant touche à la définition de la contrebande de guerre. Les tensions avec les belligérants poussent les neutres à s’associer pour défendre leurs droits, comme avec la Ligue de la neutralité armée de 1780. L’édifice juridique de la neutralité ne résiste pas à l’épreuve des guerres de la Révolution et de l’Empire. La détermination des belligérants à réduire autant que possible les échanges extérieurs de leurs ennemis restreint peu à peu les droits des neutres. La politique de blocus systématique conduit Napoléon Ier à déclarer en 1810 : « Il n’y a plus de neutres. » Et pourtant, la période est riche en réflexions sur le droit maritime et en contentieux avec les pays qui demeurent en dehors du conflit pour assurer la sécurité de leur pavillon. C’est le cas, en particulier, des États-Unis qui revendiquent la liberté du commerce neutre au nom même des principes du droit des gens européen.
Au xixe siècle, la neutralité joue un rôle essentiel dans le système international. Elle est louée et promue par les petites comme par les grandes puissances, tout en étant un objet de réflexion pour les juristes internationalistes. En 1856, le congrès de Paris, manifestation du « concert européen », détermine des règles encadrant le commerce neutre en temps de guerre. Dans les décennies suivantes, le cadre de la neutralité est peu à peu précisé à la faveur des modifications du droit international qui évoluent en fonction des rapports de force, des progrès de la technologie militaire et de la culture de la paix. Les pratiques de neutralisation permettent d’extraire certains territoires (mer Noire, Suisse, Belgique, Congo) de la compétition internationale et de participer ainsi à la stabilité du système international. Pourtant, les grandes puissances se retrouvent dans une position ambigüe vis-à-vis de la neutralité. Elles participent à sa définition et se réclament de ses prérogatives lorsqu’elles sont non belligérantes, mais cherchent à en limiter la portée lorsqu’elles sont en guerre. La promotion de la neutralité au xixe siècle repose également sur le pacifisme et le positivisme juridique qui nourrissent l’espoir de circonscrire les effets de la guerre, comme le montre la reconnaissance de l’immunité de la Croix-Rouge, du personnel et du matériel médical. La clarification du régime de la neutralité est à l’ordre du jour de la seconde conférence de La Haye de 1907 à laquelle participent une quarantaine de pays d’Europe, d’Amérique et d’Asie qui s’accordent, entre autres, sur la constitution d’un véritable cadre juridique international des droits et devoirs des neutres.
La Première Guerre mondiale commence par l’entrée des troupes allemandes au Luxembourg et en Belgique, alors que leurs neutralités avaient été garanties par les grandes puissances du continent. Au fil des mois, l’édifice juridique de la neutralité s’effondre sous les coups de butoir des législations de combat des belligérants. L’extension de la notion de contrebande, l’instauration du blocus allié et la guerre sous-marine rendent, de fait, impossible l’exercice de la navigation neutre. Les États-Unis, qui entrent officiellement en guerre en avril 1917, adoptent certaines des mesures qu’ils avaient dénoncées précédemment comme attentatoires aux droits des neutres. Le premier conflit mondial est une dure leçon pour ceux qui avaient cru en la possibilité de contenir la violence de guerre. Après 1918, autant le droit que le principe de la neutralité sont l’objet d’un sévère examen critique. Ses adversaires dénoncent l’indifférence des neutres qui demeurent égoïstes spectateurs de drames se déroulant sous leurs yeux, la duplicité qui leur permet de profiter de la conjoncture pour s’enrichir et l’illusion de leur positionnement dans le contexte des guerres de grande ampleur qui, inévitablement, concernent tous les pays. La sécurité collective, qui préside à la fondation de la Société des Nations en 1919, limite l’espace de la neutralité par l’obligation faite à ses membres de prendre des sanctions contre l’État considéré comme fautif. Cependant, au cours des années 1920 et 1930, le principe de l’abstention dans une guerre revient en force sous l’impulsion des États non-membres de la SDN et des États membres qui revendiquent le droit à ne pas être impliqués dans un conflit contre leur gré.
La Seconde Guerre mondiale marque une nouvelle dégradation de la neutralité. En 1939, une vingtaine de pays européens déclarent leur neutralité mais, finalement, six demeurent effectivement en dehors de la guerre jusqu’en 1945. Les invasions allemandes, les pressions de Berlin et les intérêts particuliers précipitent de nombreux pays dans le conflit. Du reste, la configuration de la guerre rend très difficile l’observation des devoirs fondamentaux de la neutralité : abstention et impartialité. C’est la raison pour laquelle il semble plus juste, y compris pour les contemporains, de parler de non-belligérance qui concerne aussi bien les États européens que ceux du continent américain. La Seconde Guerre mondiale marque une désintégration juridique de la neutralité, puisque les relations entre les pays qui participent à la guerre et ceux qui s’abstiennent ne sont plus fondées sur un référent commun. Il n’est dès lors guère surprenant de constater une dissolution du droit de la neutralité dans le cadre de la réorganisation des relations internationales sous l’égide des Nations unies. Depuis 1945, la multiplication des formes d’affrontements et de belligérance, l’amplification des échanges et des circulations internationales rendent difficile l’application d’un droit de la neutralité régulant un état intermédiaire entre la guerre et la paix. Le non-alignement, l’isolationnisme, le devoir d’ingérence, la participation aux opérations militaires internationales, la raréfaction des déclarations de guerre et les conflits avec des acteurs non étatiques ont fait entrer l’Europe et le monde dans une époque de post-neutralité dont les contours restent à définir.