Une diplomatie au service du négoce : les consuls à l’époque moderne

La mise en place de réseaux consulaires en Europe entre les xvie et xviiie siècles s’inscrit dans une longue histoire. Héritières du proxène grec dans l’Antiquité, ces structures sont à nouveau établies au Moyen Âge, à partir du xiie siècle, par les républiques italiennes qui visent à développer et protéger leurs échanges commerciaux. Initialement protecteur des intérêts des marchands établis en pays étrangers, le consul voit ses fonctions se diversifier et son statut évoluer au cours de l’époque moderne. De représentants des marchands, les agents consulaires européens se muent progressivement en représentants de l’État. Cette évolution des réseaux consulaires en Europe constitue un moteur et une conséquence de l’internationalisation et de l’augmentation des échanges marchands en Europe et dans ses projections coloniales.

Vue de Smyrne avec les consulats des Provinces-Unies, de France et de Grande-Bretagne signalés par leurs drapeaux, et réception du consul néerlandais Daniel-Jean de Hochpied par le Divan (conseil) de la ville. Vers 1687-1723.
Vue de Smyrne avec les consulats des Provinces-Unies, de France et de Grande-Bretagne signalés par leurs drapeaux, et réception du consul néerlandais Daniel-Jean de Hochpied par le Divan (conseil) de la ville. Vers 1687-1723. Source : Rijksmuseum, SK-A-4085 (détail).
Sommaire

L’histoire des structures de protection et de sécurisation du commerce international s’écrit sur une très longue durée. Dans l’Europe moderne, elle s’incarne notamment dans le développement des réseaux de consuls. Cette institution, déjà ancienne, connaît alors d’importantes évolutions. Elles viennent de l’intensification et de la mondialisation des échanges marchands, mais aussi de la volonté croissante des États de les contrôler.

Mailler pour dominer

Si certaines villes du sud de l’Europe ont longtemps gardé l’usage romain de nommer leurs chefs « consuls », dans les relations internationales, ce mot désigne des agents chargés de superviser les groupes de marchands installés à l’étranger. À partir de la fin de l’époque médiévale et dans l’ensemble de la Méditerranée, ils sont les chefs d’une colonie étrangère dans une cité, chargés d’administrer une communauté de marchands originaires du même pays. Ils disposent alors de pouvoirs de surveillance et de juridictions.

À partir du xve siècle, un réseau consulaire de plus en plus dense et étoffé se tisse à travers toute la Méditerranée puis l’ensemble de l’Europe. Déjà munis de telles structures au Moyen Âge, les États italiens mettent en place, dès 1410, des consulats en Angleterre. Plus tardivement, aux xviie et xviiie siècles, ces réseaux s’étendent à l’Europe atlantique, puis aux littoraux de la mer du Nord, de la Baltique et de la mer Noire. Un nombre croissant de pays se dotent de services consulaires et les réseaux déjà existants se densifient. Au cours du xve siècle, l’Angleterre et les Hospitaliers créent leurs premiers consulats. Il en va de même pour la Hollande et les villes de la Hanse à partir de 1600, alors qu’augmente leur commerce en Méditerranée. La création des consulats est plus tardive pour les pays d’Europe septentrionale, centrale et orientale, à partir de la fin du xviie siècle et surtout au xviiie siècle. Ainsi, l’Autriche établit ses premiers consulats en 1693, les Scandinaves à la fin du xviie siècle, la Russie en 1707, la Prusse en 1711, la Bavière en 1762 et la Suisse en 1798.

Du représentant des marchands à l’agent de l’État

Jusqu’au début de l’époque moderne, la plupart des consuls européens sont des marchands, choisis au sein de leur colonie. Cette conception du consul comme représentant des marchands (consul electus, c’est-à-dire choisi) demeure dominante jusqu’à la fin du xviie siècle. En revanche, à partir du xviiie siècle, les États tentent de peser sur cette structure et finissent par se l’approprier : d’institution marchande et urbaine, le consulat devient une institution politique. On parle alors de consul missus, c’est-à-dire envoyé par un souverain.

Les conditions d’exercice de ces consuls envoyés, assez semblables à travers l’Europe, révèlent le caractère de plus en plus politique de ces agents. Tout d’abord, le consul envoyé ne peut pas faire de commerce – afin d’éviter la confusion entre ses intérêts privés et les intérêts de l’État qu’il sert. Des traités et des accords prévoient et organisent désormais le déploiement de ces agents entre les deux pays concernés. C’est par exemple le cas du traité des Pyrénées entre la France et l’Espagne (1659), dont l’article 26 prévoit que « lesdits seigneurs rois pourront établir, pour la commodité de leurs sujets [commerçant] dans les royaumes et États l’un de l’autre, des consuls ». À sa suite, la France envoie des consuls dans un nombre croissant de villes d’Espagne. Autre indice du poids croissant de l’État, le consul missus, une fois nommé, ne peut prendre ses fonctions qu’après avoir obtenu la permission du pays hôte (exequatur). Le pouvoir français décide par ailleurs d’obliger les nouveaux consuls à recevoir des lettres de commission, à partir de la décennie 1650. Contrairement aux lettres de provision, jusqu’alors préférées, ces nouveaux documents formulent la nature précise de la mission à accomplir et sont révocables à tout instant. Le premier cas attesté est la nomination par Louis XIII d’un vice-consul en 1623. Les consuls vénitiens, issus de la noblesse, reçoivent eux aussi des commissions, limitées à trois ans.

Cette nouvelle conception des consuls comme agents de l’État est également le fruit de réflexions menées par les juristes européens du temps. Au tournant des xviie et xviiie siècles, de nombreux théoriciens européens renâclent encore à les compter parmi les représentants des souverains à l’étranger. Dans son ouvrage L’ambassadeur et ses fonctions (1680), le diplomate hollandais Abraham de Wicquefort leur dénie la qualité de ministres publics et les exclut du champ des immunités qui s’appliquent à ces derniers. La même position se retrouve chez son compatriote Cornelius van Bynkershoek, dans son ouvrage Du juge compétent des ambassadeurs (1723). À la même époque, cependant, des points de vue différents se font jour. Dans son ouvrage De la manière de négocier avec les souverains (1716), le diplomate français François de Callières dit des consuls qu’ils « jouissent de divers privilèges et de la sûreté publique que le droit des gens accorde aux ministres ». S’ils ne sont pas à proprement parler les envoyés des souverains, ils sont néanmoins nommés par eux dans leur très grande majorité. Ce lien nouveau, qui les rattache à la puissance publique, justifie quelques égards. Mieux, le juriste suisse Johann von Steck, dans son Essai sur les consuls (1790), définit le consul comme « un officier établi par un souverain dans une ville maritime et de commerce en pays étranger ».

Protection, information, juridiction : les consuls en action

Si les critères de nomination et les attributions des consuls diffèrent d’un pays à l’autre, on trouve néanmoins des ressemblances. Ces agents remplissent trois fonctions majeures. Première attribution, le consul doit protéger une communauté marchande établie à l’étranger, appelée « nation », et défend les intérêts de sa colonie face aux autorités locales. Il veille à la défense de ses privilèges et à l’application des traités. Deuxième attribution, le consul est l’informateur privilégié de sa métropole, tant sur le plan économique que politique. Il entretient avec cette dernière une correspondance suivie. Enfin, ces agents administrent la communauté dont ils défendent les intérêts. Ils sont dotés d’un pouvoir de juridiction et peuvent juger les différends entre leurs nationaux. L’objectif est de faciliter les opérations commerciales des marchands en contournant les entraves liées aux procédures judiciaires. Dans le monde marchand, une perte de temps engendrant souvent une perte de profits, il s’agit par conséquent de créer un cadre formel pour la résolution de conflits, en ayant recours à une justice simple, rapide et efficace.

Afin d’accomplir leur mission, les consuls sont rémunérés, selon deux modalités différentes. Premier cas, les consuls missi doivent vivre des gages que leur accorde la puissance qui les envoie. Deuxième cas, le consul electus ne dispose que des revenus de son commerce. Cependant, en règle générale, les consuls (missi ou electi) disposent de droits consulaires. Il s’agit d’une taxe, souvent calculée au pourcentage de la valeur de la cargaison d’un navire qui entre dans le port où le consul est établi. Pour certains États, comme la Prusse, ces droits sont forfaitaires : leur montant n’est donc pas lié au trafic maritime de la place de négoce.

Les consuls en Europe à l’époque moderne s’affirment ainsi comme des acteurs à part entière des relations internationales. L’essor des réseaux consulaires et l’évolution du statut de ces agents témoignent de la place croissante du négoce dans la diplomatie européenne du temps. Outil de puissance, l’économie s’affirme progressivement comme un enjeu majeur de la diplomatie moderne.

Citer cet article

Sylvain Lloret , « Une diplomatie au service du négoce : les consuls à l’époque moderne », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 18/11/20 , consulté le 16/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21445

Bibliographie

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