L’histoire de l’espionnage pendant la guerre de Sécession s’est construite, sur un plan scientifique, tardivement et reste aujourd’hui inachevée. Ces lacunes s’expliquent par la destruction volontaire des archives confédérées avant la fin de la guerre et par le fait que l’espionnage requiert l’anonymat, l’agent découvert derrière les lignes ennemies s’exposant à l’emprisonnement, voire à une condamnation à mort. En effet, les activités de l’espion en territoire ennemi (ill. 1) ne sont pas sans danger et parfois la pendaison l’attend, comme l’atteste la scène dessinée par un témoin en 1863 (ill. 2). Après le conflit, près d’une trentaine de ces espions publient leurs mémoires parmi lesquels pour les confédérés, Belle Boyd, Rose Greenhow, Thomas N. Conrad et pour l’Union, Sarah E. Edmonds, Elisabeth Van Lew, Lafayette C. Baker. De tels souvenirs n’échappent pas à la tentation d’une démarche raisonnée d’embellissement des faits et l’apport des espions à la décision opérationnelle est parfois amplifié. Plusieurs figures d’espions émergent de ces récits, féminines et masculines, civiles et militaires. Tout en éclairant certaines pratiques, ces récits ne décrivent pas exactement la vérité.
L’espionnage : un maillon de la chaîne du renseignement négligé par la théorie…
À l’instar de leurs prédécesseurs, les généraux de la guerre de Sécession doivent élaborer un plan de campagne dont la formulation tient compte de plusieurs variables imprécises : les effectifs de l’ennemi, ses intentions, son déploiement ou encore la nature du terrain. Conscients de s’engager dans un univers hérissé d’écueils, plongés dans le « brouillard », ce trait irréductible de la guerre souligné par Clausewitz, ils sont dans l’obligation inconfortable de travailler sur des hypothèses assises sur un ensemble d’informations imparfaites, de se livrer à des calculs avec des résultats incertains et de privilégier une prise de risque calculée. Pour rendre intelligibles ces éléments, ils recourent au renseignement, outil d’expertise et d’aide à la décision. L’espionnage est reconnu pour être l’une des composantes du renseignement qui contribue à la dissipation du « brouillard » de guerre.
Lorsque la guerre éclate, le renseignement est à ses débuts. Les États-Unis, contrairement aux grandes puissances européennes, ne disposent d’aucune structure organisée dédiée à la recherche du renseignement, ni d’une longue expérience ou d’une doctrine en la matière. C’est une carence d’autant plus étonnante que pendant la guerre d’Indépendance (1775-1783), Georges Washington a développé au sein de l’armée continentale un système de renseignement performant fondé sur des techniques variées : espionnage, contre-espionnage, cryptanalyse (techniques de déchiffrage des messages codés), sécurisation des communications, communication de fausses informations, surveillance, reconnaissance. Ce système qui confère aux insurgés une nette supériorité sur les troupes britanniques est un facteur clé dans leur victoire. Ces méthodes ne sont ni pérennisées ni modélisées par la suite, en raison de l’absence d’ennemi irréductible qui menacerait la sécurité du pays.
La traduction de ce désintérêt transparaît dans le manuel de doctrine militaire, Regulations for the Army of the United States de 1857, révisé en 1861, qui décline les points structurants de l’armée : les carrières, la tactique, l’armement. La seule allusion au renseignement se trouve dans l’article 36, portant sur les troupes en campagne, et aborde les reconnaissances. Le règlement est une nouvelle fois révisé en 1863 sans qu’il y soit fait mention du renseignement. Deux années de guerre ne semblent avoir opéré aucune prise de conscience chez les autorités politiques et militaires de l’importance théorique de la matière.
…qui se traduit par une approche empirique.
En raison de cette déficience structurelle, chaque commandant d’armée établit selon sa conception propre un système de renseignement, communément appelé « service secret », pour mieux éclairer ses choix stratégiques. Chaque camp s’oriente vers des champs d’application traditionnels avec des fortunes diverses : utilisation d’espions, d’éclaireurs, d’unités de guérilla, interrogatoires de prisonniers, d’esclaves évadés, reconnaissances équestres, lecture de la presse. Dans ce schéma, qui domine toute la durée de la guerre, l’espionnage au sens strict ne jouit d’aucune primatie ; certains généraux, comme le confédéré Robert Lee, doutent même de l’exactitude des informations qui en sont issues.
Les généraux nordistes utilisent leurs propres agents pour s’approvisionner en informations avec des résultats erratiques. Sans système d’évaluation du renseignement, ils jugent seuls de la pertinence des informations recueillies. Pendant sa campagne contre Richmond en 1862, le général McClellan ne dispose pas de structure capable de centraliser et d’analyser à des fins opérationnelles le flux d’informations collectées. Il s’appuie sur les renseignements au contenu parfois extravagant d’Allan Pinkerton (ill. 3) dont les messages marient les différentes sources dans une formule globale : « espions, esclaves en fuite, déserteurs, réfugiés et prisonniers de guerre », ainsi que sur les informations issues des missions de contre-espionnage et celles tirées des opérations de reconnaissance diligentées par ses commandants de division. Dans le Nord, plus précisément sur le front oriental (Virginie, Maryland, Pennsylvanie), l’effort de rationalisation visant à mettre fin à l’émiettement du renseignement intervient en février 1863 avec la création, sous l’impulsion du général Hooker, chef de l’Armée du Potomac, du Bureau du Renseignement Militaire (BRM, en anglais Bureau of Military Information). Ce service, qui totalise au maximum près de 70 agents, obtient des résultats notables, notamment lors de la bataille de Gettysburg (1-3 juillet 1863). La décision du général Meade, en accord avec ses principaux lieutenants, de ne pas battre en retraite après deux jours de combats meurtriers doit beaucoup au renseignement qui fait état de l’engagement par les confédérés de l’ensemble de leurs forces à l’exception d’une division. Sur le théâtre d’opération occidental (Tennessee, Mississippi), le général Grant peut s’appuyer sur un vaste réseau d’espionnage dirigé par Greenville Dodge : plus de cent agents opèrent en territoire ennemi. Pendant sa campagne contre Vicksburg, en 1863, il reçoit de multiples rapports sur les forces sudistes qui orientent opportunément sa décision opérationnelle.
La présence à Washington de nombreux sympathisants sudistes, dont l’action n’est pas entravée par la barrière de la langue, donne à la Confédération un avantage au début du conflit en facilitant la création d’un réseau d’espions amateurs. L’une d’eux, Rose Greenhow, multiplie les amitiés dans les cénacles politiques et militaires pour recueillir des informations sensibles et renseigne le général Beauregard quant à la décision des fédéraux d’avancer sur Manassas à l’été 1861. On peut également mobiliser l’exemple de Belle Boyd qui transmet des messages précieux au général Jackson pendant la campagne de la vallée de la Shenandoah au printemps 1862. Cependant, la Confédération ne se dote pas d’un outil équivalent au BRM. L’armée en campagne reste le niveau opératif du renseignement au sein duquel l’espionnage ne prime pas.
L’espionnage joue donc un rôle dans le processus de renseignement militaire et concourt à lever partiellement, à certaines occasions, le « brouillard » de guerre, forçant les généraux à corriger et adapter leurs plans. Pour autant, son impact n’est pas si déterminant et n’influence pas de manière décisive le cours de la guerre. Les États-Unis ne capitalisent pas sur les dynamiques enclenchées pendant le conflit pour instaurer une culture du renseignement. Le BRM est dissous à la fin de la guerre et les activités en lien avec l’espionnage disparaissent avec le retour à la paix. C’est respectivement en 1882 et en 1885 que la Marine et l’Armée de terre se dotent d’une organisation tournée spécifiquement vers la collecte d’informations. On peut y voir la conséquence de la montée en puissance du pays sur une scène internationale devenue un espace d’interdépendances et de compétitions entre les nations.