Durant la seconde guerre des Boers (1899-1902), les renseignements militaires britanniques s’affirment et se professionnalisent pour donner naissance aux Military Intelligence (MI section 5 et MI section 6 en 1909). Néanmoins, si ces derniers sont très performants en Afrique du Sud, ils le sont beaucoup moins pour étouffer la soif d’indépendance irlando-écossaise.
La création du Royaume-Uni : entre promesses non tenues et manipulations
Les tensions politiques et diplomatiques du xxe siècle entre Édimbourg, Dublin et Londres prennent racine dans la création du Royaume-Uni. En effet, bien que gouvernés par deux parlements distincts depuis 1603, un monarque unique règne sur les royaumes d’Angleterre et d’Écosse. En 1706, les Britanniques font une proposition aux Écossais : l’Acte d’Union leur permettrait de conserver leurs lois et leur Église presbytérienne et ouvrirait le marché colonial britannique à leurs marchands. Face à une opposition massive, liée à la clause de non-accession au trône d’Angleterre et d’Écosse pour tout monarque catholique, excluant donc le prétendant Stuart, le gouvernement central infiltre l’écrivain Daniel Defoe qui corrompt certains nobles et rédige une propagande en faveur de l’Acte d’Union dans L’Histoire de l’Union de la Grande-Bretagne. Si la loyauté de certains est achetée et le traité ratifié en 1707, la supercherie réactive un sentiment de trahison parmi la population écossaise. De nombreux complots s’ensuivent qui sont tous déjoués par les services d’espionnage dirigés par Robert Walpole, premier ministre de 1721 à 1742.
De l’autre côté de la mer d’Irlande, en 1801, l’Angleterre propose un Acte d’Union aux Irlandais. Pour s’assurer de l’acceptation dudit acte, le Premier ministre, William Pitt le Jeune, promet aux Irlandais de voter une loi pour émanciper les catholiques, mais le droit de veto du roi George III (1760-1820) bloque le passage de la loi promise. Face à cette trahison, l’émergence, déjà naissante, d’un mouvement rebelle, prônant l’émancipation des catholiques, l’abolition de l’Acte d’Union et la création d’un nouveau parlement à Dublin pour mettre en place un gouvernement autonome, s’accélère. Cela donne lieu à des soulèvements faisant écho à la rébellion de 1798 en faveur d’une république irlandaise indépendante, comme le mouvement Jeune Irlande lors du Printemps des Peuples en 1848.
Alliance irlando-écossaise : destins communs ?
Ces supercheries anglaises entachent les relations diplomatiques de l’Angleterre avec ses deux voisins que l’héritage de la culture celte, la question des terres ou celle de la religion rapprochent. Entre 1886 et 1895, les paysans irlandais nationalistes s’allient avec les fermiers des Highlands pour créer une agitation politique (diffusion d’articles dans la presse et agitation sociale) en vue d’obtenir un gouvernement autonome : un Crofters’ Party doit aussi représenter les fermiers écossais au Parlement britannique. Au début du xxe siècle, l’Irlande est perçue comme un modèle par les nationalistes écossais qui envisagent à nouveau un combat commun pour l’indépendance. Les journaux de propagande comme The Worker, imprimé à Glasgow et distribué à Dublin, répandent les idées révolutionnaires. Du côté socialiste et communiste, l’Irlandais James Connelly et l’Écossais John MacLean idéalisent un communisme celte et un Commonwealth gaélique. Ils prônent l’indépendance, la fin du capitalisme colonial et la transformation révolutionnaire d’une société basée sur la culture celte. Le rapprochement est également culturel grâce aux associations affirmant le retour au folklore et à la musique gaéliques. Certaines d’entre elles, comme la Na Fianna h-Eireann (ill.1) fondée à Dublin en 1909 par Constance Markievicz (ill.2) ou son homologue de Glasgow créée en 1911, entraînent les jeunes gens à la rigueur militaire pour participer au Soulèvement de Pâques de 1916. À Dublin, les affrontements entre les rebelles irlandais, retranchés dans les principaux bâtiments de la ville, et les troupes britanniques ne durent que six jours mais sont intenses. Beaucoup de fusils et d’explosifs proviennent des métallurgies et des chantiers navals d’Écosse.
Pendant la guerre anglo-irlandaise (1919-1921), l’approvisionnement en armes s’accentue depuis Glasgow, tandis qu’à Édimbourg, des armes illégales en provenance de Hambourg sont cachées avant d’être acheminées par bateau. L’achat de 25 000 fusils et de 5 millions de munitions à Hambourg par le major irlandais Crawford fait suite à l’interdiction anglaise d’importation d’armes à feu de 1913 et à l’échec de la contrebande depuis la Grande-Bretagne : cet envoi d’armes depuis Hambourg fournit les rebelles irlandais en 1916 et pendant la guerre anglo-irlandaise. Cette coopération contre le gouvernement central semble solide mais c’est sans compter les agents de Scotland Yard qui surveillent les militants rebelles.
De la surveillance policière aux agents secrets : les espions comme force contre-insurrectionnelle
Fort de ses expériences passées en matière d’espionnage, le gouvernement central déploie ses agents secrets sur le sol irlandais. Néanmoins, si Londres a traditionnellement recours à ses espions pour mater les insurrections, elle n’a pas l’habitude qu’on les prenne pour cibles.
En raison de relations tendues avec les Irlandais qui rendent la collecte de renseignements ouverts compliquée, la police métropolitaine dublinoise (DMP), créée en 1836, constitue la clé de voûte de toute opération contre-insurrectionnelle. Dès le xixe siècle, cette force entretient des informateurs au sein des sociétés secrètes agraires irlandaises afin de collecter des renseignements sur les activistes. Or, l’alliance avec l’Écosse rend les rebelles plus mobiles et difficiles à identifier. La DMP, la Branche Spéciale (corps de détectives de la police métropolitaine de Londres menant des opérations d’espionnage) et le Royal Irish Constabulary (force exclusivement composée d’Irlandais obéissant à la Couronne) collaborent pour épier les rebelles grâce à une surveillance constante des gares et des ports (Glasgow, Belfast, Dublin, Holyhead).
Si ce fonctionnement permet de mater la rébellion de 1916, la guerre anglo-irlandaise (1919-1921) revêt une importance particulière puisque, pour la première fois, la machine d’espionnage britannique est paralysée. Conscient de la supériorité militaire britannique, Michael Collins (ill.3), chef du contre-espionnage de l’IRA (armée républicaine irlandaise), cible les agents secrets britanniques. Chaque agent arrivant en Irlande est identifié et éliminé. Collins organise par la suite de vastes opérations d’assassinats (aux succès inégaux) visant de nombreux agents. En 1920, face à l’escalade du conflit et au manque d’efficacité et de coordination des services britanniques, l’armée envoie clandestinement à Dublin la Branche D (un service secret dont les actions sophistiquées et clandestines sont placées sous la direction de l’armée britannique) dans le but de démanteler l’organisation de Collins et de le capturer. Entre soixante et cent agents habillés en civil (ill.4) sont sélectionnés pour se mêler à la population. Bien que cette escouade soit redoutable, aucun camp ne sort victorieux de cette guerre. Toutefois, le gouvernement central ne délaisse pas le recours au renseignement clandestin et à la manipulation. En effet, la délégation irlandaise est mise sur écoute et surveillée pendant les pourparlers qui mènent à la signature du traité de Londres (6 décembre 1921) qui divise l’Irlande et signe la fin de l’alliance irlando-écossaise. Les Écossais envient leurs amis irlandais et craignent de ne jamais pouvoir obtenir autant, mais le plus fort désaccord repose sur les moyens employés : si l’Irlande est prête à recourir à la violence pour l’obtention de son indépendance, les nationalistes écossais aspirent à la modération.
Paradoxalement, les deux pays les plus proches géographiquement de l’Angleterre sont ceux qu’elle connaît le moins. La mauvaise maîtrise du renseignement et les préjugés de sauvagerie des peuples gaëls véhiculés par les caricatures propagandistes amènent Londres à prendre de mauvaises décisions tactiques et militaires dans une période extrêmement tendue.