L’Europe à travers le registre Mémoire du monde de l’Unesco

Le registre Mémoire du monde de l’Unesco, créé à partir de 1997, recense à travers le monde, des fonds d’archives jugés d’importance universelle majeure. Le but est de préserver et de faire connaître ces fonds locaux, considérés par l’Unesco comme le patrimoine commun de l’humanité. Environ deux cents ensembles documentaires sont désormais recensés pour trente-quatre pays du continent européen. Si certains documents sont fameux, comme les partitions de Beethoven ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, d’autres sont moins connus, ou plus fragiles, et l’inscription sur le registre de l’Unesco permet de les conserver, de les valoriser et de les faire connaître. Le registre Mémoire du monde dessine ainsi en creux, par les archives, une histoire de l’Europe fondée sur ses racines chrétiennes, son engagement outre-mer, mais aussi sur ses combats pour la liberté et la culture.

La Haggadah de Sarajevo (Barcelone, vers 1350). © Musée national de Sarajevo.
Journal du premier voyage de Vasco de Gama en Inde (1497-1499). © Bibliothèque publique municipale de Porto. Source : Wikimedia Commons https://goo.gl/wZnB4c
Sommaire

En 1992, la destruction de la bibliothèque nationale de Yougoslavie devient le symbole des risques qui pèsent sur les livres, les films et les archives – en particulier ceux des cultures minoritaires. La même année, l’Unesco crée le programme Mémoire du monde pour promouvoir la connaissance et la conservation du patrimoine documentaire de l’humanité et en faciliter l’accès. Ces objets fragiles qui renferment la mémoire des peuples sont en effet menacés par les conflits et les catastrophes naturelles, la négligence et le simple passage du temps. À côté des campagnes de sensibilisation des responsables locaux aux bonnes pratiques de conservation, l’organisation crée un registre, sur le modèle de sa Liste du patrimoine culturel et naturel mondial établie en 1972. Sa vocation est de recenser, partout dans le monde, les ensembles documentaires d’importance universelle. Les pays membres ont l’initiative : ils proposent les documents qu’ils veulent inscrire au comité du programme, qui en évalue l’intérêt d’après trois critères : ancienneté, unicité et portée. Les premiers classements sont établis en 1997.

Sur le continent européen, le registre recense en 2018 environ 210 entrées – un peu plus des deux tiers du total – réparties dans trente-quatre pays. L’Allemagne arrive en tête avec 23 biens classés, suivie du Royaume-Uni (22), de la Pologne (17), de l’Autriche et de la Russie (14 chacune), de la France (13), de l’Italie et du Danemark (8 chacun) ; les autres pays en ont entre 1 et 7. À côté d’objets déjà très connus et bien protégés, comme les partitions de Beethoven ou la Déclaration des droits de l’homme de 1789, d’autres sont plus confidentiels. L’inscription au patrimoine de l’humanité permet de mieux les faire connaître et conserver, par des expositions, des opérations de copie et de mise en ligne. Les biens soumis par les pays d’Europe témoignent ainsi de la vision qu’ils ont de leur apport à la culture européenne et universelle.

Une Europe des religions

En 2014, la Grèce fait inscrire le « plus ancien livre d’Europe » : le papyrus de Derveni, datant du ive siècle avant notre ère et découvert en 1962 dans la tombe d’un notable du nord du pays. Commentaire allégorique des poèmes orphiques, il décrit l’histoire du monde et les origines de la vie à travers une généalogie des dieux. Pour la Grèce, c’est l’occasion de s’affirmer comme le berceau d’un des plus anciens courants philosophico-religieux documentés de l’histoire européenne – l’orphisme.  

Pour la période médiévale, ce sont les archives chrétiennes qui dominent. En 2005, l’Albanie obtient le classement du Codex Purpureus Beratinus, un évangéliaire dont la partie la plus ancienne date du vie siècle. Contenant un des plus anciens manuscrits du Nouveau Testament, son luxe témoigne aussi de l’importance du texte sacré : il est copié à l’encre d’or et d’argent sur parchemin pourpre, la couleur impériale. En Russie, c’est l’Évangile d’Ostromir (xie siècle), qui est inscrit en 2011. Enluminé de miniatures de style byzantin et autrefois couvert d’une reliure de pierres précieuses, il a longtemps été considéré comme le plus ancien manuscrit slave oriental connu. Il constitue un jalon important dans l’histoire des langues d’Europe de l’Est tout en témoignant des liens culturels et religieux qui unissent Byzance et le monde slave. La Bulgarie et le Royaume-Uni font classer les Évangiles du tsar Ivan-Alexandre (xive siècle). Ses centaines de miniatures sont une mise en scène du patronage et de la piété du tsar, et témoins de la transmission des modèles impériaux byzantins dans l’Europe centrale. En Bulgarie, l’événement a été largement médiatisé et célébré comme un retour à son passé chrétien d’avant la conquête ottomane des Balkans et le communisme.

L’empreinte du judaïsme en Europe est aussi bien présente dans le registre. La Bosnie a ainsi fait classer la Haggadah de Sarajevo, un manuscrit enluminé destiné à la célébration de la pâque juive, réalisé dans l’Aragon multiculturel du xive siècle. Examiné et annoté par l’Inquisition en 1609, acheminé jusque dans les Balkans, caché pendant l’occupation nazie, il raconte l’histoire de la diaspora séfarade. Ce manuscrit représente également un symbole de réconciliation depuis la fin de la guerre de l’ex-Yougoslavie. De même, l’Ukraine a soumis une collection de musiques populaires juives de la première moitié du xxe siècle, manière de conserver un patrimoine dont la transmission a été rompue par la Shoah.

Une histoire politique et intellectuelle de l’Europe

Les archives soumises à l’Unesco racontent par ailleurs les héritages et l’histoire politique de l’Europe. En 2012, l’Espagne a proposé au classement les décrets des Cortes de León de 1188, qui constituent la première manifestation documentée d’un système parlementaire représentatif en Europe. Elle obtient en 2017 l’inscription des archives de Simancas, qui contiennent la mémoire d’une monarchie monde, mais aussi le premier dépôt construit à la Renaissance selon des critères rationnels de classement et de conservation. Les États européens ont également soumis des documents diplomatiques essentiels, comme l’acte final du congrès de Vienne (1815), pour l’Autriche, ou le télégramme de la déclaration austro-hongroise de guerre à la Serbie, le 28 juillet 1914, qui marque le début de la Première Guerre mondiale.

Au-delà de l’histoire administrative et diplomatique, le registre recense les écrits des grands intellectuels du siècle des Lumières à nos jours : les collections de Rousseau (Suisse), les archives de Winston Churchill, homme politique de premier plan, géopoliticien, écrivain et peintre (Royaume-Uni), et celles de la famille d’Alfred Nobel, inventeur de la dynamite mais aussi promoteur de la paix (Suède). L’Allemagne fait classer les manuscrits de Karl Marx pour le Manifeste du Parti communiste (1848) et Le Capital (1867-1894). Inversement, la République tchèque soumet une collection de périodiques russes, ukrainiens et biélorusses parus entre 1918 et 1945, écrits par des émigrés russes ayant fui la Russie bolchevique, ainsi qu’une collection de samizdat (périodiques contestataires et clandestins) tchèques et slovaques des années 1948 à 1989, écrits par des dissidents au régime communiste.

Une Europe ouverte sur le monde

Les pays européens ont enfin fait classer des documents qui témoignent de leur ouverture sur le reste du monde. En 2015, la France a obtenu l’inscription d’une des trois plus anciennes représentations topographiques du monde : la Mappa mundi d’Albi (viiie siècle), exemple rare de la culture géographique des savants européens du haut Moyen Âge.

Pour la période allant du xve au xxe siècle, le registre comprend plusieurs ensembles emblématiques des grands voyages et de l’aventure coloniale européenne. Ils montrent les rapports ambigus qu’entretiennent les États d’Europe avec leur passé colonial. Le Portugal a ainsi fait classer le journal de bord du premier voyage de Vasco de Gama en Inde (1497-1499), mais aussi le traité de Tordesillas qui organise le partage colonial du monde avec l’Espagne (1494). Les Pays-Bas et le Royaume-Uni, de leur côté, font inscrire les archives de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales.

Indirectement, les anciens pays colonisés contribuent aussi à nourrir cet aspect du registre. Le Sénégal a ainsi proposé le classement des archives coloniales et d’une collection de cartes postales de l’Afrique occidentale française (AOF). Ces documents, qui véhiculent le point de vue du colonisateur et sont empreintes de paternalisme, évoquent l’esclavage, l’exploitation économique et la domination des territoires coloniaux : l’agriculture, la religion, les infrastructures, l’éducation.

Le registre Mémoire du monde dessine ainsi en creux, par les archives, une histoire de l’Europe fondée sur ses racines religieuses, son engagement outre-mer, mais aussi sur ses combats pour la liberté et la culture.

Citer cet article

Chloé Maurel , « L’Europe à travers le registre Mémoire du monde de l’Unesco », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 11/11/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14138

Bibliographie

Boston, Georges, Mémoire du monde : guide des normes, pratiques recommandées et ouvrages de référence concernant la conservation des documents de toute nature, Paris, Unesco, 1998.

Cuissard, Élodie, Les bibliothèques et le programme « Mémoire du monde » de l’UNESCO, mémoire de l’université de Lyon pour l’obtention du diplôme de conservateur des bibliothèques, janvier 2017. [En ligne]

Edmonson, Ray, Mémoire du monde. Principes directeurs pour la sauvegarde du patrimoine documentaire, Paris, Unesco, 1995, édition révisée en 2002.

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