Dès sa création, en 1946, la jeune Organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) fait un constat partagé par de nombreux intellectuels. Les deux conflits qui ont ravagé l’Europe et entraîné le monde dans la guerre sont nés de rivalités et de désirs de revanche, de haines xénophobes et racistes largement diffusés dans les sociétés et entretenus dès l’enfance par l’école et l’éducation. L’organisation veut donc couper le mal à la racine en favorisant la révision des manuels scolaires. Son objectif est de corriger ces livres qui forment le socle intellectuel des citoyens : ils forgent les préjugés sur les autres peuples, ressassent les tensions anciennes entre les pays et nourrissent un nationalisme agressif. L’Unesco veut au contraire en faire des outils pour promouvoir la paix et l’équité, pour favoriser la compréhension internationale, pour inculquer un civisme international, voire l’idée d’une citoyenneté mondiale.
Des prémices dans l’entre-deux-guerres
Le programme de l’Unesco en matière de manuels scolaires connaît des précédents dans l’entre-deux-guerres. Dès la Première Guerre mondiale le même constat est fait : les livres scolaires ont nourri le conflit depuis plus d’une génération, en entretenant les tensions entre les États européens – irrédentisme italien, revanchisme français, etc. En 1925, le Comité international de coopération intellectuelle (CICI), ancêtre de l’Unesco au sein de la Société des Nations (SDN), adopte la résolution du délégué espagnol Julio Casarès. Il propose d’éliminer des manuels les « passages de nature à semer les germes d’une méfiance réciproque ». En 1933, le comité met en action ce projet avec une étude sur La révision des manuels scolaires et l’entente internationale. Son action reste toutefois limitée : elle se heurte à la réticence des États qui considèrent ses préconisations comme une ingérence dans leur souveraineté éducative et se retranchent derrière le prétexte de la liberté de la science. Le seul résultat concret est la conclusion d’accords bilatéraux entre certains États sous l’impulsion du CICI, notamment en Europe du Nord.
L’enthousiasme des premières années
Dès sa création en 1946, l’Unesco reprend ce projet. De nombreux intellectuels s’y associent, comme le Mexicain Jaime Torres Bodet (directeur général de l’Unesco de 1948 à 1952) et le scientifique britannique Bertrand Russell (1872-1970). En 1950-1951, l’organisation tient un séminaire d’enseignants à Sèvres, sur la révision des manuels d’histoire ; il recueille des échos positifs de la presse française. L’année suivante, elle envisage de créer un institut pour la préparation des manuels scolaires, à Zagreb. Les pays scandinaves se montrent enthousiastes. Une enquête internationale sur les manuels scolaires est lancée en 1949 et débouche, en 1953, sur une étude comparative des programmes d’histoire, de géographie, et d’éducation sociale en Europe et dans le monde. Aucune réforme concrète ne voit cependant le jour.
Tout au long des années 1950, on encourage les travaux bilatéraux d’harmonisation des manuels ; les brochures et études, stages et réunions se multiplient. Les États se montrent néanmoins peu enclins à modifier leurs manuels et ne s’entendent pas sur la manière de le faire. Dès 1952, Torres Bodet reconnaît et déplore que très peu d’écoles ont modifié leurs programmes dans le sens prôné par l’Unesco, que très peu de manuels ont été révisés.
Des difficultés éthiques
C’est aussi l’idéologie à donner à ces manuels qui pose problème et suscite des divisions. Dès le départ, le projet de réviser les manuels scolaires se heurte à un dilemme : faut-il être objectif ou présenter les faits de manière à promouvoir la paix et à l’harmonie entre les hommes ? Car la vérité historique ne nourrit pas forcément l’esprit pacifique. Le rappel des injustices et des violences entre les hommes et les peuples peut contribuer à attiser les tensions plutôt qu’à les apaiser.
En 1949, Lord Russell déclare que l’Unesco doit ne doit pas hésiter à orienter le récit des manuels. À ceux qui lui opposent que c’est de la propagande, il répond par l’affirmative, ajoutant que toute éducation est une propagande. Il souligne toutefois qu’il s’agit d’une « bonne propagande », qui doit « faire apparaître les guerres stupides au lieu de les faire apparaître glorieuses ». L’intellectuel franco-libanais Charles Ammoun († 1963) va dans le même sens : pour améliorer la compréhension internationale, il faut délibérément mettre en valeur l’entente entre les pays et laisser dans l’ombre les conflits. L’Unesco décide dès lors de promouvoir les récits insistant sur l’évolution de la civilisation vers l’unité, la collaboration internationale croissante.
Cette attitude – qui recueille de nombreux soutiens en Europe et parmi les élites des anciennes colonies formées dans les métropoles – se heurte, ici encore, à des hostilités. Les États-Unis, par exemple, voient d’un très mauvais œil cette promotion du « civisme international » qui sape les bases du patriotisme national en plein début de la guerre froide.
Le manuel type de Lucien Febvre et François Crouzet
En 1950-1951, les historiens français Lucien Febvre et François Crouzet réalisent une étude sur l’enseignement de l’histoire pour l’Unesco. Ils observent que, à la différence de l’histoire politique et militaire, l’histoire culturelle, scientifique et sociale « met au premier plan les forces qui agissent pour unir les nations ». Ils concluent que la mission des éducateurs est de mettre en avant l’histoire culturelle pour faire contrepoids ; l’organisation les charge alors de rédiger un manuel type, qui pourrait constituer un « exemple concret d’histoire culturelle qui mette en pleine lumière l’interdépendance des nations et soit susceptible d’autre part d’être utilisé dans les établissements scolaires ».
Progressiste et novateur, leur manuel propose une histoire de France ouverte sur l’Europe et le monde. Sa première partie, « Emprunts et civilisation », souligne tout ce qui, dans la civilisation française, « vient d’ailleurs », dans le domaine de la nature (plantes) et de la vie quotidienne (alimentation, vêtements), de la population et de la culture. Les deuxième et troisième parties – une chronologie de la France dans l’Europe et les apports de la civilisation française – mettent aussi en avant les emprunts et les échanges d’un pays solidaire de l’Europe et du monde. Le manuel casse ainsi le récit traditionnel de la race et du « sang français ». Il s’inscrit dans la lutte de l’Unesco (et des nations européennes d’après le nazisme) contre le racisme, en réfléchissant à l’« étrange notion de pureté », l’« insurmontable répulsion des hommes pour le mélange » – qu’ils identifient pourtant comme un moteur de l’histoire.
L’essai de manuel type de Febvre et Crouzet n’est finalement pas diffusé et l’Unesco conclut qu’il est « impossible […] d’établir un programme idéal à appliquer dans le monde entier ». L’organisation poursuit toutefois ses efforts dans les années 1950-1960, avec des résultats toujours mitigés. En 1968, elle recommande aux enseignants et aux auteurs de manuels scolaires d’éviter une quinzaine de mots considérés comme racistes pour désigner les groupes ethniques ou religieux, en particulier les peuples des anciens empires coloniaux européens. La recommandation est très mal reçue aux États-Unis. Le représentant de la Louisiane au Congrès accuse l’Unesco de censure et compare son action aux « techniques bolcheviques de lavage de cerveau ». Si l’organisation ne parvient pas à obtenir la révision générale des manuels, les travaux qu’elle suscite dans ce but en Europe ont un impact non négligeable dans la construction d’une culture pacifiste et d’une histoire décloisonnée du continent.