Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les traités de paix créent une Société des Nations (SDN), chargée de résoudre les différends entre les États. Après avoir envisagé un temps Bruxelles, cette institution s’installe finalement à Genève, au cœur de l’Europe. La ville, neutre et à la longue tradition pacifiste, offre un terrain au bord du lac Léman pour y édifier le siège de la Société. Avec le retrait des États-Unis, qui refusent de ratifier les traités en mars 1920, la prépondérance européenne s’imprime fortement sur l’institution. Son palais va ainsi devenir la vitrine d’un idéal pacifiste et humaniste avant tout européen.
La construction du Palais des Nations
Puisque la SDN promeut la coopération internationale et la négociation, un concours est ouvert en 1926 aux architectes des 55 pays membres. Il leur demande de concevoir un palais groupant « d’une manière pratique et moderne tous les organismes essentiels » de la Société, permettant de « délibérer indépendamment et aisément dans la sérénité qui doit présider à l’étude des problèmes internationaux », tout en composant un monument à même de « symboliser la gloire pacifique du xxe siècle ».
Un jury de neuf architectes, tous Européens, est réuni. Il reçoit 377 projets, venus du monde entier, et sélectionne neuf gagnants, neuf premières mentions et neuf deuxièmes mentions – sans autre hiérarchie. Il laisse à la SDN le choix final. Tous les sélectionnés viennent du Vieux Continent : on compte sept projets français, cinq scandinaves, quatre italiens, quatre allemands, trois néerlandais, trois suisses et un belge. Parmi eux, les Suisses Hannes Meyer et Le Corbusier présentent des projets à la modernité radicale – fonctionnalistes et faits de verre, de béton et d’acier.
La Société forme un comité de cinq diplomates qui demande finalement aux Français Henri-Paul Nénot et Camille Lefèvre, à l’Italien Carlo Broggi et à l’Italo-Hongrois József Vago, de s’associer pour élaborer les plans du bâtiment. Ils dessinent un palais monumental, entre néoclassicisme et art déco. Le Corbusier dénoncera ce passéisme dans un manifeste retentissant, Une Maison, un Palais (1928).
La construction du Palais des Nations débute en 1929. Conformément à la tradition, une série d’objets sont scellés dans la pierre de fondation : les actes constitutifs de la SDN, la liste de ses membres et des pièces de monnaies de chacun d’entre eux. L’administration commence à s’y installer dès 1933, avant même que le bâtiment ne soit achevé, en 1937.
L’image d’un humanisme avant tout européen
Comme l’architecture, le décor du Palais doit être un manifeste des idéaux de la SDN. Les États membres offrent les matériaux de construction et les œuvres d’art destinés au décor. Il y en aura près de deux mille. L’Europe imprime toutefois sa marque : ses artistes, ses idées et ses modèles y sont prépondérants.
La salle du conseil, cœur quotidien de l’institution, est ainsi aménagée grâce au soutien de la France et de la République espagnole. Le mobilier est signé par le Parisien René Prou. Le peintre catalan José Maria Sert, quant à lui, déploie des allégories classiques au service des idéaux de l’institution. Sur les murs, le commerce, la science, la liberté et la paix illustrent les progrès de l’esprit humain. Au plafond, cinq colosses représentent les cinq continents qui se tiennent par les poignets, pour symboliser la fraternité, la solidarité des peuples autour de la paix. On retrouve ces thèmes dans la grande salle des assemblées – avec ses quatre groupes représentant les continents et ses peintures déclinant les bienfaits de la paix.
La Suisse offre la décoration du salon des délégués. Trois panneaux du peintre Karl Hügin représentent des scènes de l’histoire suisse transposables à la jeune SDN : le serment du Grütli, la capture de Guillaume Tell et saint Nicolas de Flue évoquent l’union des Nations, la lutte pour la liberté et le refus de la guerre. Un autre illustre les valeurs de la Société par des scènes de la tradition chrétienne : saint Georges et le dragon (le combat du Bien et du Mal), saint Martin et le mendiant et (l’assistance aux faibles).
Le salon privé du conseil, offert par la France, est confié à Jules Leleu et Jean Perzel, deux décorateurs parisiens. Aux murs, un panneau de verre gravé signé Anatole Kasskoff, un Russe réfugié à Paris, représente des jeunes femmes jouant avec des colombes et cueillant du laurier, dans la plus pure tradition symbolique européenne.
La plupart des salles est confiée à l’un ou l’autre des membres européens. La Tchécoslovaquie offre un salon, décoré des signes du zodiaque ; le Danemark offre une salle de travail marquetée d’un grand planisphère de bois précieux, la Lettonie aussi, où sont représentés les travaux des champs ; la Grande-Bretagne et son empire en offrent plusieurs autres, etc.
Parmi les grands équipements, seule la bibliothèque n’est pas offerte par une nation européenne : l’Américain John D. Rockefeller Jr., dont le pays a refusé de rejoindre la SDN, fait don de deux millions de dollars dès 1927 pour créer une « bibliothèque mondiale » au service de la Société. L’imposante sphère céleste de Paul Manship est un autre don privé américain : elle est offerte en 1939 par la fondation Woodrow Wilson, en mémoire du président qui a inspiré la SDN.
De la SDN à l’ONU : un palais devenu mondial
Après la Seconde Guerre mondiale, l’ONU succède à la SDN et s’installe à New York. Le Palais des Nations devient son siège européen, abritant des commissions locales comme la Commission économique pour l’Europe (CEE-ONU). De nombreux organes onusiens y installent des bureaux de liaison, comme l’UNESCO (siège à Paris), ou la FAO (siège à Rome). Le palais abrite également le siège provisoire de l’OMS, de 1948 à 1966, et le siège de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), créée en 1964 dans le contexte de la décolonisation. Au total, une quinzaine d’agences ont leur siège dans ses environs.
Dans les années 1950, le bâtiment du Palais doit donc s’agrandir. Après avoir envisagé la proposition du Français Pierre Carlu d’ajouter une tour de cent mètres de haut, on se contente de petites extensions imitant le bâtiment d’origine. Les bâtiments plus avant-gardistes sont construits à proximité, pour les autres agences, comme l’OMS qui déménage dans le siège que lui édifie le Suisse Jean Tschumi en 1966. En 1968-1973, un centre de conférences est ajouté au Palais par cinq architectes européens. Cette fois-ci, l’extension est moderniste, même si elle reprend la pierre blanche d’origine.
La tradition d’offrir des œuvres et des salles au Palais se maintient et s’ouvre à de nouveaux pays : la Roumanie, la Russie, mais aussi le Maroc ou le Kazakhstan rejoignent les donateurs historiques, signe de l’esprit désormais mondial de l’ONU. Les nations européennes ne s’effacent pas totalement. Certaines rénovent leurs anciennes salles, comme le salon tchécoslovaque, restauré en 1994-1995 par les deux républiques, malgré la partition du pays.
Parmi les œuvres symboliques offertes par les Européens, se trouvent la Sculpture pour la non-prolifération des armes nucléaires de l’Allemand Clemens Weiss ou le plafond de la salle des droits de l’homme et de l’alliance des civilisations. Située dans l’extension de 1973, cette ancienne salle de conférence est totalement rénovée par l’Espagne en 2008. Le royaume offre notamment une composition de l’artiste Miquel Barceló, qui requiert cent tonnes de pigments venus du monde entier. Ses couleurs et ses mouvements désordonnés sont l’image des bouleversements constants et l’instabilité du monde multipolaire actuel.
Le Palais des Nations accueille chaque année 8 000 réunions, dont 600 conférences, et 100 000 visiteurs de toutes nationalités. Plus de 1 500 fonctionnaires de 120 nationalités y travaillent au cœur de l’Europe. Il incarne l’idéal de paix, d’universalisme et d’humanisme, initialement européen, désormais mondial, de l’ONU.