Féminismes et mouvements féministes en Europe

xixe-xxie siècles

La sensibilité féministe précède de loin les mouvements du même nom. Dans le premier XIXe siècle, les idées féministes sont essentiellement portées par des individus, femmes ou hommes, les premiers mouvements féministes ne se formant en Europe qu’à partir du milieu du XIXe siècle. Ces mouvements revendiquent avant tout le droit pour les femmes de s’instruire et d’exercer librement leurs talents, notamment à travers une activité rémunérée et la participation aux affaires publiques. Bien qu’organisés pour la plupart dans le cadre des États-nations, ils se structurent très vite à l’échelle internationale. Mais les nationalismes et les deux guerres mondiales du XXe siècle mettent à l’épreuve leur internationalisme revendiqué. Les années 1970 et 1980 constituent un nouveau temps fort pour les mouvements féministes qui aspirent à la libération des femmes, sur le plan matériel et culturel. Avec la globalisation qui favorise les liens transnationaux, les féministes agissent aujourd’hui dans des cadres plus ou moins institutionnels et à divers niveaux, de l’échelle locale au niveau transnational.

Le symbole du mouvement féministe est composé de celui de la planète Vénus choisi au XVIIIe siècle comme symbole biologique du sexe femelle, et du poing serré utilisé par les mouvements de protestation anti-guerre du Vietnam et Black Power des années 1960. Il apparaît pour la première fois comme symbole du Woman Power aux États-Unis en 1968 avant de se diffuser rapidement dans le reste du monde.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges, 1791. Source : Wikimedia Commons https://goo.gl/WccuHC
Pour le suffrage des femmes : congrès international, Budapest 1913, 15-20 juin. Source : Ville de Paris
Bibliothèque Marguerite Durand https://goo.gl/t7RFyR
Manifestation féministe à Paris, rue Montmartre, le 29 mars 1914. Source : Bibliothèque nationale de France via Wikimedia Commons https://goo.gl/sv3ThS
« Femmes libres », affiche du syndicat anarchiste CNT (Confederación Nacional del Trabajo), Espagne 1936.
Sommaire

D’abord utilisé par le corps médical en France pour désigner un homme efféminé, l’adjectif « féministe », comme le substantif « féminisme », sont employés pour la première fois dans leur sens actuel par la journaliste et militante française Hubertine Auclert (1848-1914), fondatrice de La Citoyenne. Le terme fait le tour de l’Europe, pour désigner, dans une acception large du terme, une pensée critique de l’inégalité entre les sexes et diverses formes de contestation de celle-ci. L’historiographie des mouvements féministes souligne aujourd’hui leur caractère pluriel et distingue plusieurs vagues, centrées respectivement sur les droits des femmes (milieu xixe-milieu xxe siècle), leur libération (années 1970-1980) et leurs identités multiples (années 1990 à nos jours).

Les révolutions à l’épreuve de l’égalité des sexes (1789-1848)

La Révolution française a joué un rôle de catalyseur dans le débat sur l’émancipation des femmes. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui déclare que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (art. 1), suggère que l’égalité est accordée à tous les êtres humains. Or, et malgré la participation des femmes aux journées révolutionnaires, les assemblées successives concèdent bien aux femmes des éléments d’égalité civile (notamment devant l’héritage), mais elles leur refusent l’égalité politique réclamée entre autres par le marquis de Condorcet (1743-1794), mathématicien et député, et Olympe de Gouges (1748 ou 1755-1793), femme de lettres, auteure en 1791 de La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. En cantonnant ainsi les femmes à la sphère domestique, la Première République française se révèle profondément antiféministe, privant les femmes de droits aussi fondamentaux que celui de se réunir et de participer à l’expression de la volonté générale.

À l’étranger, ce paradoxe suscite des critiques : ainsi, la philosophe anglaise Mary Wollstonecraft (1759-1797) répond dès 1792 au rapport de Talleyrand (1754-1838) à l’Assemblée constituante, qui a affirmé l’année précédente que les femmes ne devraient recevoir qu’une éducation à caractère domestique. Elle dénonce le caractère aussi injuste qu’incohérent de la soumission des femmes. La même année, le maire de la ville prussienne de Königsberg, Theodor G. von Hippel (1741-1796), publie – sous couvert d’anonymat – un écrit dans lequel il plaide pour améliorer le statut civique des femmes. Des revendications féministes émergent de la même façon dans plusieurs pays européens dans les années 1790 : en France, en république de Hollande, ainsi que dans les États et principautés d’Italie et d’Allemagne. Nonobstant, Napoléon, couronné empereur en 1804, dote la même année la France d’un Code civil rétrograde à cet égard, qui entérine la soumission de la femme mariée à son époux et consacre l’autorité du pater familias. À la faveur des conquêtes napoléoniennes, ce Code civil est imposé ou sert de modèle dans la majeure partie de l’Europe. Il constitue un lourd tribut pour les relations entre les sexes en Europe et ce, jusqu’au milieu du xxe siècle.

Le nouvel ordre européen issu du congrès de Vienne (1815) n’est pas de nature à favoriser les mouvances réformatrices, a fortiori celles à caractère féministe. Néanmoins, l’utopie sociale développée par le Français Charles Fourier (1772-1837), pour qui le progrès des peuples dépend de celui des femmes vers la liberté, et les réflexions des saint-simoniens sur la liberté des femmes, qu’ils traitent sous tous ses aspects, sans tabous, sont discutées dans les pays voisins dans les décennies 1820 et 1830. Les premiers journaux de femmes saint-simoniennes en France, parmi lesquels La Femme libre, publié et rédigé exclusivement par des femmes, favorisent la circulation de ces idées.

Dans les révolutions du « printemps des peuples » en 1848, à Paris, Vienne, Berlin, Prague, Francfort, Milan, Barcelone, Cologne, Venise et Stockholm, on voit des femmes sur les barricades et dans les clubs démocratiques. Reprenant à leur compte les revendications de droit et d’égalité, elles réclament le droit de participer aux affaires de l’État, une instruction, la liberté dans le mariage et le droit de divorce. Jeanne Deroin (1805-1894) à Paris et Karoline Perin (1808-1888) à Vienne appellent au suffrage féminin et fondent des clubs démocratiques de femmes, tel celui rassemblé à Paris autour d’Eugénie Niboyet (1796-1883) et de son journal La Voix des femmes.

Dans la phase de restauration qui suit, la réaction antiféministe se fait durement sentir : les gouvernements d’Europe continentale ferment les clubs et associations féminines et interdisent aux femmes de s’exprimer dans la presse politique. Dans les États allemands et l’empire d’Autriche, à partir de 1850, les femmes non seulement n’obtiennent pas l’égalité sur le plan civique et civil, mais elles sont interdites par la loi de toute activité à caractère politique. Ces mesures les excluent d’un espace public en phase de structuration.

La naissance des mouvements féministes (1848-1880)

Alors que les femmes d’Europe continentale sont momentanément réduites au silence, de nouvelles initiatives féministes apparaissent à partir des années 1850 en Angleterre et dans les pays scandinaves, autour de débats sur la réforme du droit conjugal, de l’enseignement et de l’emploi féminin. Les féministes anglaises se mobilisent contre l’assujettissement légal des épouses dans le mariage (dépossession de leurs biens personnels au profit de leur époux, traitement très inégal de l’adultère, quasi-impossibilité de divorcer). Avec le soutien de députés au Parlement, tel Lord Henry Brougham (1778-1868), elles obtiennent le vote d’une loi facilitant le divorce (Matrimonial Causes Act, 1857), mais les femmes mariées restent dépossédées de leurs biens propres. Dans les pays scandinaves, la soumission légale des femmes, l’autorité des pères sur leurs filles, le statut des femmes adultes célibataires, sont remis en cause et font l’objet de réformes dans les années 1850.

Dans la décennie suivante, des mouvements féministes se forment en Europe occidentale et centrale. En France, de premières associations féministes voient le jour à l’initiative de la journaliste André Léo (pseudonyme masculin de Léodile Champseix, 1824-1900). Dans les États allemands, Louise Otto-Peters (1819-1895) et Auguste Schmidt (1833-1902) créent en 1865 l’Association générale des femmes allemandes en présence du socialiste August Bebel (1840-1913). Des associations féministes naissent également en Bohême, Bulgarie, Ukraine, Moldavie. Dans les années 1870 et 1880, cette première vague féministe s’étend à l’Europe de l’Est et du Sud. En Russie, en Pologne, en Hongrie, en Grèce et en Espagne en revanche, on ne peut guère parler de mouvement féministe avant 1900. En Russie, l’Union pan-russe pour l’égalité des droits des femmes est créée en 1905 dans le sillage de la révolution, mais sa revendication pour le suffrage féminin n’est pas reprise par le mouvement révolutionnaire.

Centrés sur les droits des femmes, ces mouvements féministes poursuivent des objectifs qui gravitent autour de deux questions centrales : la réforme de l’éducation des filles et celle du mariage. D’autres revendications se greffent à celles-ci, comme la réforme de la morale sexuelle, l’égalité des sexes devant la loi, et l’accès des femmes aux universités et aux métiers qualifiés. En Europe, lors de la décennie précédant la Grande Guerre, le droit de vote des femmes devient la revendication dominante. Sur chacune de ces questions s’affrontent des courants modérés et d’autres plus radicaux, auxquels correspondent des modes d’action et des argumentaires distincts. Très majoritairement légalistes, les féministes recourent de préférence aux pétitions ou à la presse d’idées et cherchent à obtenir le soutien des hommes politiques à leurs causes. Une minorité seulement, telles les suffragettes britanniques, recourent à la violence pour se faire entendre : en juin 1913, Emily Davison (1872-1913) se jette sous un des chevaux du roi lors du derby d’Epsom. Elle décède quatre jours plus tard des suites de ses blessures. Au-delà de ces différences, les décennies 1890-1910 marquent un point culminant de la première vague féministe en Europe.

L’ère des congrès féministes (1890-1914)

Au xixe siècle, les mouvements féministes naissent et se développent dans le cadre de l’État-nation. Dans les régions où un tel État fait défaut ou dans les États pluriethniques (empires austro-hongrois et ottoman), ils se constituent en lien avec les mouvements nationalistes, qui soulignent le rôle spécifique des femmes dans la transmission de la culture nationale (Pologne, Bohême, Ukraine, Bulgarie). Nombre de féministes s’engagent dans d’autres mouvements sociaux, aussi nombreux que variés : anti-esclavagiste, religieux, pédagogiques, hygiénistes, syndicalistes, libéraux, socialistes, anarchistes, pacifistes. Nombreux et complexes, les liens entre ces mouvements se manifestent et se tissent lors de congrès internationaux, rassemblant des activistes à l’échelle européenne et au-delà.

Les deux plus grandes internationales féministes sont le Conseil international des femmes (CIF, créé en 1888) et l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes (AISF, 1904). Regroupant alors 7 millions de membres dans 24 pays, le CIF rassemble en juin 1904 à Berlin plus de 2 000 femmes à l’occasion de la conférence mondiale des femmes, autour des quatre principaux domaines d’activités des associations représentées : éducation des femmes, formation et emploi, institutions sociales et statut juridique des femmes. Organisé au niveau international dans l’AISF, le mouvement suffragiste souligne quant à lui le caractère universel des droits des femmes et se présente comme un mouvement pour les droits humains. Des comparaisons entre les pays lui permettent d’exercer une pression sur les décideurs politiques nationaux.

Le mouvement des femmes prolétaires s’organise également à l’échelle internationale. En 1907, les ouvrières allemandes appellent à la première conférence internationale des femmes socialistes à Stuttgart ; les femmes s’accordent sur la revendication d’un suffrage sans restriction. C’est lors de la deuxième conférence internationale, à Copenhague en 1910, que Clara Zetkin (1857-1933) propose d’organiser parallèlement en Allemagne, en Autriche, en Bulgarie, au Danemark et en Suisse le 19 mars 1911 une journée internationale des femmes.

Exception faite d’une minorité de femmes pacifistes, qui créent en avril 1915 le Comité (puis Ligue) international des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL), le premier conflit mondial met un terme provisoire à l’internationalisme féminin et place les revendications féministes sous l’éteignoir. Dès la déclaration de guerre, les associations féministes de tous les pays suspendent leurs revendications pour se mettre au service de la nation et prouver leur patriotisme. Les femmes sont mobilisées dans l’effort de guerre des pays belligérants mais, le conflit se prolongeant, la contestation reprend. L’année 1917 voit des ouvrières se mettre en grève et manifester pour de meilleures conditions de travail et des hausses de salaire, telles les « midinettes » de la couture à Paris et les « munitionnettes » des usines de guerre. En Russie, la révolution de février 1917 est lancée par des manifestations de femmes à l’occasion de la journée internationale de la femme. À la faveur des renversements de monarchies et des bouleversements politiques survenus à la fin de la guerre, les femmes obtiennent le droit de vote dans plusieurs pays européens (Russie en 1917, Allemagne, Autriche, Lettonie, Estonie, Pologne et Royaume-Uni en 1918, Pays-Bas et Luxembourg en 1919), où elles s’engagent désormais dans les partis politiques et siègent dans les parlements nationaux.

Sur le front féministe, d’un après-guerre à l’autre (années 1920-1960)

L’implication des femmes dans l’effort de guerre ébranle les représentations de la supériorité virile. Dans les années 1920, le monde et la mode changent. Dans les grandes capitales européennes des « années folles », les tenues vestimentaires et les coupes de cheveux raccourcissent (coupe à la garçonne). Pourtant, la « femme moderne », l’étudiante qui fume ou la femme active et indépendante financièrement restent des figures minoritaires. En réalité, les rapports de sexe n’ont pas foncièrement changé et les sociétés aspirent à un retour à la normale.

Sous l’impulsion d’Alexandra Kollontaï (1872-1952), membre du gouvernement communiste issu de la révolution d’Octobre, et d’Inessa Armand (1874-1920), membre du Comité central du parti, la Russie devient le pays qui accorde le plus de droits aux femmes : égalité des conjoints vis-à-vis des enfants, accord systématique du divorce par consentement mutuel, protection de la travailleuse enceinte, congé de maternité, accès libre et gratuit à l’avortement. Les réformes du Code de la famille (1918 et 1926) et les mesures prises dans les années 1920 pour favoriser l’intégration des femmes à la vie politique et économique font naître l’espoir d’un changement profond des rapports entre les sexes. Mais, dès la fin des années 1920, s’impose un nouveau modèle stalinien qui, raisonnant en termes de puissance, se lance dans une politique nataliste dirigiste. Les autorités soviétiques, qui veulent rétablir l’ordre familial et prévenir tout « déviationnisme féministe », ferment la section féminine du Comité central (créée en 1919) et décrètent la question féminine résolue. Dans les années 1930, les droits récemment accordés (avortement, divorce) sont abolis ou largement escamotés, au profit d’une politique familialiste et nataliste.

Dans les pays où les femmes ont obtenu le droit de vote à l’issue de la guerre, les partis politiques les courtisent et s’inquiètent à la fois des conséquences en termes de majorités politiques. Pour les militantes surgissent de nouvelles questions : comment accéder aux fonctions politiques et agir sur tous les fronts, afin d’obtenir d’autres droits. En France et en Italie, la mobilisation suffragiste se maintient, mais sans succès jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Partout, dans des sociétés en transformation et dans un contexte social et politique tendu, les féministes rencontrent de vives résistances.

En France, seule une petite minorité de féministes appartenant au courant néo-malthusien dénonce l’adoption de la loi du 31 juillet 1920 qui, à visée nataliste, interdit toute information sur la contraception et l’avortement. De son côté, la féministe française Avril de Sainte-Croix (1855-1939) reprend le flambeau de la lutte internationale contre la prostitution réglementée (mouvement abolitionniste), contre le trafic des femmes et des enfants et pour la prophylaxie des maladies vénériennes. Quant à Maria Vérone (1874-1938), journaliste et présidente de la Ligue française pour le droit des femmes, elle publie de nombreux articles sur le droit des mères seules, le droit au divorce, la condition des veuves de guerre, la crise du logement, le pacifisme ou encore l’égalité salariale pour un travail égal. Elle partage dans les années 1930 le combat d’une nouvelle association internationale qui clive les milieux féministes. Née à Berlin en juin 1929, virulente et dynamique, l’Internationale de la porte ouverte : pour l’émancipation économique de la travailleuse (Open Door International: for the Economic Emancipation of the Woman Worker) milite pour l’égalité professionnelle entre les sexes et contre une protection spécifique des femmes travailleuses, dénonçant notamment l’interdiction du travail de nuit et de leur emploi dans des travaux souterrains. Cependant, tous les courants féministes se retrouvent pour s’opposer à l’exclusion des femmes mariées du monde du travail, exclusion mise en œuvre dans de nombreux pays confrontés à la crise économique, à l’exception de la France, la Suède et la Norvège.

Dans une Europe tout sauf pacifiée, les femmes pacifistes redoublent d’efforts pour opérer un changement de paradigme dans les relations internationales et prévenir des dangers de la prolifération des armes. Au sein d’unions féminines pour la Société des Nations (SDN), des femmes de divers pays d’Europe se mobilisent et s’efforcent de mener à bien le projet pacificateur de la SDN. La LIFPL rallie des femmes autour de grandes causes, et rassemble en 1932 huit millions de signatures pour une pétition pour le désarmement.

Les régimes fasciste en Italie et nazi en Allemagne veulent reprendre le contrôle sur les femmes. Une fois les associations féministes interdites (en 1933 en Allemagne, 1938 en Italie), les militantes sont réduites au silence et les femmes enrôlées dans de grandes organisations féminines sous l’égide du parti. Durant la Seconde Guerre mondiale, comme de coutume en temps de guerre, la sexualité, en particulier celle des femmes, est soumise à un contrôle accru et la violence sexuelle utilisée comme arme de guerre et d’épuration.

Au sortir du conflit, les droits politiques sont enfin accordés aux femmes dans plusieurs pays d’Europe occidentale (France 1944, Italie 1945, Belgique 1948) et des Balkans (Croatie et Slovénie 1945, Albanie 1946, Yougoslavie 1947), tandis que, en Europe du Sud, les Grecques, les Portugaises, les Chypriotes, mais aussi les Suissesses sont encore tenues éloignées des urnes. En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme reconnaît l’égalité entre les sexes, comme l’égalité entre les époux. Plusieurs pays d’Europe occidentale inscrivent l’égalité des sexes dans leur nouvelle constitution (France 1946, Italie 1947, République fédérale d’Allemagne 1949). Dans les années 1950, le regard porté sur la sexualité, notamment celle des jeunes, évolue, mais les sociétés européennes du baby boom veulent des mères au foyer et ont du mal à dissocier sexualité et procréation. Permettre l’accès à la contraception est le combat difficile des associations de planning familial.

Les « années Mouvement » à l’ouest du rideau de fer (années 1960-années 1980)

Dans les pays communistes à l’est du rideau de fer, l’égalité entre les sexes fait partie de l’idéologie de l’État, qui favorise en particulier la conciliation pour les femmes entre travail et famille et libéralise l’avortement (1955 en URSS, 1956 en Bulgarie, Pologne, Hongrie, Roumanie, 1957 en Tchécoslovaquie, 1960 en Yougoslavie et 1972 en RDA, soit bien avant les pays ouest-européens), tandis qu’il stigmatise le féminisme comme une déviance « bourgeoise » et un courant subversif. D’obédience communiste, la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF) promeut les droits des femmes à l’échelle internationale et aide les associations de femmes des jeunes États issus de la décolonisation.

Dans les démocraties occidentales, les mouvements contestataires de la fin des années 1960 créent un contexte favorable à l’émergence du féminisme dit de la deuxième vague aux États-Unis (Women’s Lib) et en Europe occidentale. Il s’agit non plus tellement d’obtenir l’égalité des droits, mais de réaliser une égalité effective, y compris dans la sphère « privée » de la famille, du mariage et de la sexualité, et de « libérer » matériellement et culturellement les femmes. L’exclusion des hommes de la plupart des groupes et collectifs de femmes est considérée comme une condition indispensable à l’émancipation des femmes. Organisées en « groupes de conscience », comités et réseaux aux géométries variables, les féministes agissent de préférence à l’échelle locale et autour de projets, souvent d’inspiration sociale : campagnes pour le droit à la maîtrise de la reproduction (accès à la pilule contraceptive et libéralisation de l’avortement), création d’organes de presse (plus de 400 périodiques féministes en RFA entre 1973 et 1980), de séminaires ou d’universités de femmes, et de foyers pour femmes battues.

Ce mouvement privilégie les actions spectaculaires couvertes par les médias et use de l’arme du langage provocateur. En août 1970, une dizaine de féministes françaises déposent, au pied de l’arc de triomphe de l’Étoile, une gerbe de fleurs à la femme du soldat inconnu, « plus inconnue que le soldat inconnu ». Le Mouvement pour la libération des femmes (MLF) est né. En avril 1971, le « Manifeste des 343 salopes » qui ont le courage de dire « Je me suis fait avorter » et de réclamer le libre accès aux moyens contraceptifs et à l’avortement, paraît dans le Nouvel Observateur. S’inspirant de cette action, quelques semaines plus tard, des Allemandes, parmi lesquelles la journaliste Carola Stern (1925-2006) ou l’actrice Romy Schneider (1938-1982), lancent en RFA la campagne de presse « Wir haben abgetrieben » (Nous nous sommes fait avorter) dans le magazine grand public Stern.

Dans le prolongement de ces mobilisations internationales, l’ONU décrète 1975 « année de la femme », adopte en 1979 la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Convention on the Elimination of all Forms of Discrimination Against Women).

L’influence politique du féminisme, visible à l’échelle internationale, se traduit dans de nombreux pays par l’adoption de réformes législatives et de programmes en faveur de l’égalité entre les sexes dans les années 1970 et 1980, ou plus tard contre le harcèlement sexuel et la violence sexiste. Ainsi, le Parlement italien approuve en 1970 une loi sur le divorce et décriminalise partiellement l’avortement en 1978. En Angleterre, l’Equal Pay Act de 1970 est suivi du Sex Discrimination Act et de l’Employment Protection Act contre le licenciement abusif en cas de grossesse en 1975 ; en 1976 sont adoptés le Domestic Violence and Matrimonial Proceedings Act et le Sexual Offenses (Amendment) Act, pour renforcer les droits des femmes face aux violences sexuelles. En Espagne, la mort de Franco en 1975 et la transition démocratique permettent une renaissance du féminisme. La codification des droits des femmes traduit une reconnaissance de leurs luttes, qui va de pair avec une institutionnalisation, notamment politique (attribution de ministères dédiés, instauration de quotas dans certains partis politiques en RFA dans les années 1980) et scientifique (création de chaires d’histoire des femmes et du genre). On parle à ce sujet de féminisme d’État, particulièrement développé dans les pays scandinaves et en France lors « des années Roudy » (1981-1986).

Certaines militantes féministes, qualifiées de fémocrates, investissent les partis politiques et les institutions pour obtenir de nouvelles réformes. À l’opposé, d’autres plus radicales tiennent à rester indépendantes mais ne peuvent éviter un fléchissement de la mobilisation des femmes.

Un renouveau militant dans un monde globalisé (des années 1990 à nos jours)

Les années 1990 sont marquées par deux changements de nature différente. D’une part, à l’Est la chute du Mur et l’effondrement du bloc communiste remettent en cause un certain nombre de droits et d’avantages pour les femmes de ces pays : avortement, protection contre les violences conjugales, garde d’enfants, accès aux métiers qualifiés. D’autre part, après les avancées de la période précédente, de nouvelles questions sont mises en avant. Après la question du corps, centrale dans les années 1970, la place des femmes dans la prise de décision politique revient au premier plan et conduit à des lois de quotas ou de parité (loi du 6 juin 2000 en France). Par ailleurs l’identité de genre est questionnée au croisement des luttes féministes et LGBT (lesbiennes, gays, bisexuel.le.s, transgenres). Binarité ou fluidité du genre, prostitué.e.s exploité.e.s ou travailleurs et travailleuses du sexe, port du voile accepté comme liberté vestimentaire ou refusé parce que symbole de l’oppression, sont parmi les débats actuels qui traversent le mouvement féministe. À l’opposé de l’idée selon laquelle nous vivrions dans une ère post-féministe où les femmes auraient acquis tous les droits, le constat est celui de la persistance d’inégalités de genre. Dans une perspective intersectionnelle s’y ajoutent les inégalités de « race » ou de « classe », ou encore celles qui se dessinent à l’échelle mondiale du fait de la mondialisation néolibérale. Les migrantes, particulièrement exposées aux violences, en sont la preuve.

Le mode d’action est également questionné. Un renouveau militant a vu surgir de petits groupes déterminés telles les Pussy Riot en Russie, des réseaux transnationaux comme les Femen, ou encore des mobilisations via les réseaux sociaux. #Metoo a permis l’expression massive et transnationale d’une révolte de longue date contre les violences faites aux femmes.

Citer cet article

Anne-Laure Briatte , « Féminismes et mouvements féministes en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12314

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