Les allégories féminines de la nation

Résumé

Les premières allégories nationales féminines remontent à l’Antiquité : elles étaient soit des images de soi (Roma), soit des images de l’autre (Hispania, Gallia, Germania, etc.). Entre le xvie et la fin du xviiie siècle, d’autres effigies, dont la personnification de la République française, Marianne, voient le jour. C’est cependant le « long » xixe siècle (1789-1914) qui s’avère l’âge d’or de ces figures multivalentes (monuments, bustes, pièces de monnaie, timbres, caricatures) qui se multiplient. Reconnaissables à leurs attributs, elles sont en bien ou en mal étroitement liées à l’histoire politique des pays symboliquement représentés. Leur présence actuelle (importante en France et presque inexistante en Allemagne) varie selon les pays européens.

Hermann Knackfuβ (1848-1915), Le Péril jaune, 1895.
La Baïonnette, no 146, 18 avril 1918. © Bnf-Gallica.

Les premières allégories européennes qui, au-delà de la simple personnification symbolisent la représentation idéelle d’une région géographique, un État, un peuple ou une ville, remontent à l’ère gréco-romaine. Dès leur apparition, il s’agit tantôt d’images de soi, tantôt d’images de l’autre. Ainsi, la première statue connue de Roma date du Ier siècle avant notre ère. Sous l’Imperium Romanum (27 av. J.-C.-476 de notre ère), Roma, aux traits d’une guerrière coiffée d’un casque, est à la fois l’objet d’effigies numismatiques, de têtes et de statues. Pendant toute l’ère romaine, le revers de certaines pièces de monnaie montre des allégories féminines d’ennemis vaincus, telles Hispania et Gallia (l’effigie des Celtes), puis Germania (dès 85-87 apr. J.-C.) ou encore une allégorie de l’Angleterre, pays partiellement occupé par les Romains, dont les attributs – le casque corinthien, le trident de Poséidon, un glaive et un bouclier – seront ultérieurement repris par Britannia.

Sous le Saint-Empire romain germanique (962-1806), vaste conglomérat morcelé et confessionnellement divisé dès le xvie siècle, Germania se mue en resplendissante souveraine. Sur des feuilles volantes illustrées, on la voit vêtue soit à l’antique, soit à la mode médiévale. D’autres allégories antiques subissent une longue éclipse. Ainsi, ce n’est qu’au début du xvie siècle que ressurgit la future effigie du Royaume-Uni et du vaste Empire britannique, Britannia. Puis, en 1603, l’effigie Italia turrita reprend la couronne murale jadis portée par Roma. Surmontée d’une étoile à cinq branches, elle demeure le plus ancien symbole de l’identité italienne.

Parallèlement, dès le xvie siècle de nouvelles allégories se distinguent moins par leur tenue vestimentaire (souvent une robe longue drapée) que par leurs attributs graphiques (couvre-chefs, armes, etc.). Il en est ainsi de Polonia qui figure dès 1588 sur un bas-relief, de Württembergia apparaissant sur une carte géographique du Duché de Wurtemberg de 1651, d’Helvetia (1672) qui partage dans un premier temps sa position avec la figure masculine de Guillaume Tell, ou encore de Moder Svea (Mère Suède, 1697). Avec la Révolution française de 1789 naît une allégorie féminine à la symbolique fluctuante : elle est successivement, ou à la fois, Liberté, République, Nation, et connaît une célébrité probablement inégalée. Le nom de Marianne, en revanche, demeure encore rare et ne s’impose que dans la deuxième moitié du xixe siècle. Quant au bonnet phrygien et aux faisceaux qui remontent à l’Antiquité romaine, ils inspirent également en 1796 une autre effigie féminine, celle des Pays-Bas (Nederlandse Maagd).

L’âge d’or des personnifications féminines en Europe va de la Révolution française à la Première Guerre mondiale. À l’exemple d’allégories déjà existantes ou ressuscitées, telle Hispania en 1869, bien des États créent leur propre allégorie nationale féminine : la monarchie des Habsbourg (Austria), la Hongrie (Hungaria), la Prusse (Borussia), la Bavière (Bavaria) ou la Saxe (Saxonia). Souvent, comme en Norvège, en Russie, en Albanie ou en Serbie, celle-ci est censée protéger la nation telle une « mère », tandis que la Finlande préfère se faire représenter par une jolie Demoiselle (Suomi-neito).

Par l’ingéniosité des caricaturistes de cette époque, les allégories nationales se trouvent occasionnellement dédoublées, voire remplacées par des personnages masculins populaires censés refléter la mentalité de la nation. Tels sont par exemple les cas de Britannia et de John Bull (petit bonhomme trapu avec un habit, un chapeau claque et un drapeau anglais) ainsi que de Germania et de Michel l’Allemand (Deutscher Michel), reconnaissable à son bonnet de nuit.

Au gré des événements de l’histoire européenne, les figures allégoriques féminines connaissent de nombreuses mutations. Dans l’histoire de la nation polonaise, qui subit trois partages de son territoire et l’échec de plusieurs insurrections, Polonia devient une figure tragique. La Liberté guidant le peuple immortalisée par Eugène Delacroix après la révolution de 1830, ne se prénomme toujours pas Marianne, mais incarne bien la France révolutionnaire. Icône de la Seconde République (1848-1851), elle disparaît de la vie publique pendant les longues années du Second Empire. Et c’est bien Marianne, désormais inséparable de son bonnet rouge, orné ou non d’une cocarde tricolore, qui s’impose à partir de la proclamation de la IIIe République en pleine guerre franco-prussienne, le 4 septembre 1870.

Germania ne représente que rarement la nouvelle Confédération germanique (1815-1866). Néanmoins, sur une peinture murale de Philipp Veit (1793-1877) qui surplombe, en 1848-1849, la salle de réunion du premier Parlement allemand à l’église Saint-Paul de Francfort, elle symbolise l’unité allemande restée alors un vœu pieux. Ce n’est que sous l’Empire allemand (1871-1918), proclamé le 18 janvier 1871 au lendemain de la victoire contre la France, que Germania – dont le couvre-chef est alors une couronne impériale – retrouve sa première place d’allégorie nationale.

Les icônes féminines jouissent d’une plus ou moins grande popularité : statues monumentales, bustes (Marianne fait son entrée dans les mairies françaises dès 1877), pièces de monnaies, timbres, médailles, affiches, cartes postales. Sur des peintures, on les voit seules, à deux ou à plusieurs. En témoigne un tableau devenu célèbre, car commandé par l’empereur Guillaume II au peintre Hermann Knackfuβ (1848-1915) et offert, en 1895, au tsar Nicolas II : face au « Péril jaune » (les peuples d’Asie), l’archange Gabriel implore les allégories des peuples d’Europe – Britannia, Italia, Austria, la Mère Russie, Germania et Marianne – de « protéger leurs biens les plus sacrés ».

Comme toutes les allégories nationales, les emblèmes féminins font partie du répertoire standard de journaux illustrés satiriques à fort tirage. Par l’effet de distanciation, Le Rire, Punch, Simplicissimus et bien d’autres les présentent soit comme des déesses, soit, dépourvu de leur aspect symbolique, « dans tous leurs états ». Ce faisant, ils créent bon gré mal gré certains stéréotypes qui ont la vie dure, tels que la Germania portant le casque à pointe ou le casque des Vikings, popularisé par L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner. Pendant la Grande Guerre, les allégories nationales servent la propagande apologétique ou destructrice. Elles sont reproduites non seulement dans de nombreux journaux satiriques, mais encore dans des albums et sur des affiches, des feuilles volantes et des cartes postales.

Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, Mère Russie est rebaptisée Mère Patrie, représentant ainsi mieux la multiethnicité de l’Union soviétique. Après 1918, Austria, Germania et Italia personnifient des républiques avant d’être reléguées au second plan, derrière les images du Führer national-socialiste ou du Duce fasciste. Après la Seconde Guerre mondiale, certaines icônes telles Austria ou Germania, désormais sans fonction officielle, se font plutôt discrètes. Britannia ne représente certes plus l’impérialisme britannique, mais elle figure toujours sur des pièces d’argent ou d’or et amuse les dessinateurs de presse. Quant à Marianne, elle n’a rien perdu de sa superbe, ni lors de certaines manifestations officielles de la République (par exemple après les attentats de janvier 2015), ni dans les dessins de presse et d’humour. Même au xxie siècle, de nouvelles allégories nationales féminines voient le jour, telle Mère Arménie. Enfin, certaines effigies donnent encore leur nom à des titres de magazines (Marianne), des clubs de football (Polonia), des compagnies aériennes (Germania, 2019 en faillite), des paquebots (Britannia), des caisses de maladie ou des hôtels.

Bibliographie

Agulhon, Maurice, Marianne au combat, Marianne au pouvoir. Les Métamorphoses de Marianne, Paris, Flammarion, 2001 [1979, 1er éd.].

Koch, Ursula E. (éd.), Marianne und Germania in der Karikatur (1550-1999), Leipzig, PögeDruck, 2011 (2e éd.).

Krasa-Florian, Selma, Die Allegorie der Austria. Die Entstehung des Gesamtstaatsgedankens in der österreichisch-ungarischen Monarchie und die bildende Kunst, Wien-Köln-Weimar, Böhlau, 2007.

Kries, Georg, Helvetia im Wandel der Zeiten. Die Geschichte einer nationalen Repräsentationsfigur, Zurich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 1991


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