Les architectures nationales en Europe

Le concept d’une architecture nationale naît au xviiie siècle en Angleterre où le néo-gothique apparaît comme un symbole de rayonnement du royaume, bientôt réorienté par les Arts and Crafts vers le vernaculaire. En Allemagne, l’achèvement de la cathédrale de Cologne donne au mouvement une allure ultra-romantique, concurrencée par le Rundbogenstil. En France, le néo-gothique, théorisé par les architectes rationalistes proches de Viollet-le-Duc, est concurrencé par le néo-roman plus régionaliste. Les architectures nationales prolifèrent ensuite de 1880 à 1920 en Europe. La culture populaire (Hongrie), les racines mythiques des territoires (Finlande, Catalogne), la beauté naturelle des matériaux locaux (Suède) comptent parmi les ingrédients principaux de ce recyclage architectural du passé.

Hôtel de ville de Stockholm, façade donnant sur le lac Mälar. Arch. Ragnar ÖSTBERG (1911-1923). J. ROOSVAL dir., Stockholms Stadshus, Stockholm, Gunnar Tisells tekniska förlag, 1923. Paris, Bib. Nordique.
Sommaire

Le mouvement des architectures nationales, dont la matrice est le néo-gothique, prend naissance au xviiie siècle, en Angleterre, s’étend en Allemagne et en France, puis dans de nombreux centres en Europe. Il prend fin dans les années 1920.

Le néo-gothique anglais

L’univers pittoresque anglais – mélancolie des ruines, sublime, piété chrétienne, idéalisation du Moyen Âge – prépare le romantisme, consubstantiel aux architectures nationales. À partir du début du xviiie siècle, le gothique, employé pendant le règne d’Elizabeth Ire (1558-1603) dans une démarche explicitement liée à l’affermissement du royaume et de l’identité anglaise, devient le style du mouvement pittoresque. Il est apprécié aussi bien par les tories – pour lesquels il représente la tradition - que par les whigs – ces derniers rappelant qu’il était employé au xiiie siècle, à l’époque de la Magna Carta (Charte arrachée au roi Jean sans Peur par les barons anglais, en 1215, qui limitait l’arbitraire royal). Au tournant des xviiie et xixe siècles, les publications de l’antiquaire et éditeur John Britton (1771-1857), notamment Cathedral Antiquities of England (14 vol., 1814-1835), mettent en avant les traits nationaux des édifices religieux. Construite par James Wyatt (1746-1813), Fonthill Abbey (Wiltshire, 1796-1806) devient une icône européenne du néo-gothique anglais. Mais l’extravagance du nouveau style est bientôt critiquée par Augustus Welby Northmore Pugin (1812-1852), qui appelle à user du néo-gothique avec plus de sobriété. Il joue un rôle majeur dans la construction du palais du Parlement, à Londres (1836-1867, arch. Charles Barry), fleuron néo-gothique où sont aménagés des équipements modernes (chauffage). Le prince Albert (1819-1861) supervise un programme de décorations murales qui mettent en scène dans le palais l’histoire du royaume et l’identité anglaise. Le style néo-gothique est adopté jusqu’à la fin du xixe siècle pour de nombreux programmes (hôtel de ville de Manchester, 1868-1877, arch. Alfred Waterhouse) mais, à partir des années 1850, il est concurrencé par le mouvement des Arts and Crafts. Celui-ci recèle plusieurs qualités identitaires. Charles Francis Annesley Voysey (1857-1941) crée des maisons anglaises sublimées, vues comme les emblèmes de la culture nationale. Brillamment illustrée par William Richard Lethaby (1857-1931), la recherche des traditions constructives vernaculaires et des matériaux locaux devient un élément essentiel d’une identité nationale profondément liée à ses racines locales (All Saints, Brockhampton, Herefordshire, 1901-1902, « la plus saisissante de toutes les églises bâties entre l’historicisme et le Mouvement moderne », selon Nikolaus Pevsner).       

Les styles allemands

En Allemagne, le Sturm und Drang glorifie l’architecture nationale, lorsque Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) fait paraître à Francfort, en 1772, un texte intitulé Architecture allemande. Derrière ce sujet général, cet essai est un hymne à la cathédrale de Strasbourg, fruit du génie allemand : « l’art caractéristique est le seul véritable ». Même si l’écrivain s’en détourne ensuite, au profit du classicisme, son texte ouvre la voie à la redécouverte du gothique, vu comme un style national. Les guerres napoléoniennes amplifient ce mouvement, en créant un choc patriotique. C’est dans ce climat que Sulpiz Boisserée (1783-1854) publie en 1823 une Histoire et description de la cathédrale de Cologne, ouvrage destiné à apporter toutes les connaissances archéologiques à l’achèvement de ce chef-d’œuvre de l’architecture allemande – chantier entrepris en 1840 par Ernst Friedrich Zwirner (1802-1861) et achevé après la mort de ce dernier, en 1880. Boisserée parachève son apport en devenant le principal avocat du renouveau gothique allemand. Le monument national aux guerres de Libération à Berlin (1818-1821), par Karl Friedrich Schinkel (1781-1841), en montre une facette ultra-romantique, qui théâtralise les flèches gothiques. L’église Friedrichswedersche (Berlin, 1824-1830, auj. musée Schinkel), toujours par Schinkel, en présente une version sobre, avec une clarté volumétrique inspirée du classicisme. En dépit de son assise patriotique, le néo-gothique, s’il est un style national, ne devient pas le style officiel allemand. En effet, pour construire les nouveaux bâtiments publics à Berlin, Munich et dans d’autres capitales germaniques, les autorités en place se tournent vers le langage du classicisme. Par ailleurs, sous l’influence du théoricien Heinrich Hübsch (1795-1863), une alternative au néo-gothique se fait jour dès la fin des années 1820, le Rundbogenstil. Ce style cherche à allier la simplicité des motifs d’architecture romane avec des modèles byzantins et même Renaissance, tout en mettant en valeur les matériaux. L’enjeu politique de ce style – auquel répond parfaitement la maison de l’association patriotique de Hambourg (1844-1845, arch. Theodor Bülau) – est de créer des associations visuelles entre les bâtiments et les valeurs politiques du xiie siècle, époque d’apogée pour la culture allemande, et de se libérer du substrat catholique qui imprègne le néo-gothique.

Les recherches françaises

En France, l’appel au gothique, implicitement national, est lancé par François-René de Chateaubriand (1768-1848) dans le Génie du christianisme (1802). À partir de la monarchie de Juillet, les chantiers de restauration des cathédrales et autres édifices religieux (Chartres, la Sainte-Chapelle, Notre-Dame de Paris) sont des  laboratoires pour des architectes tantôt restaurateurs, tantôt constructeurs. Concentrée sur les édifices religieux, la recherche nationale s’investit à partir de la fin des années 1830 à la fois dans le style néo-gothique (Saint-Jean-Baptiste de Belleville, Paris, 1854-1859, arch. Jean-Baptiste Lassus) et dans le néo-roman (Saint-Paul de Nîmes, 1835-1849, arch. Charles Questel). Ce dernier, moins désincarné que le néo-gothique, recherche des sources dans les différentes écoles romanes régionales, notamment celles du sud de la France. La publication du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle (1854-1868) par Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) apporte à la France l’appareil théorique dont elle avait besoin pour être à l’égal de l’Angleterre.

Les architectures nationales en Europe

Les architectures nationales prolifèrent ensuite pendant une période très concentrée (1880-1925) dans d’autres pays et régions d’Europe, en adoptant des enjeux nouveaux. L’affirmation des identités, au sein de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire russe, ou à Barcelone, est l’un d’eux. En Hongrie, elle s’appuie sur un socle ethnographique, qui fournit des modèles ornementaux pour les arts décoratifs et l’architecture. Ödön Lechner (1845-1914), auteur du musée des Arts décoratifs de Budapest (1896), s’inscrit dans cette veine, mais tout en idéalisant la culture populaire – corollaire de la passion ethnographique –, il a aussi visité assidûment le South Kensington de Londres. Appartenant à la génération suivante, Károly Kós (1883-1977) s’inspire des églises médiévales du Kalotaszeg en Transylvanie, érigée au rang de territoire hongrois mythique, comme la Carélie pour les Finlandais, Zakopane pour les Polonais, les monastères catalans jouant ce rôle mythique pour les architectes de Barcelone. La visée identitaire et les références ethnographiques sont essentielles aussi en Lettonie (maison Niedre, Riga, 1908, arch. Eižens Laube). En Suède, les architectes cherchent d’abord à s’affranchir des styles antiques enseignés à l’Académie royale de Stockholm. En 1886, Ferdinand Boberg (1860-1946) défend l’idée de créer une architecture nationale en tirant parti de la beauté expressive des matériaux naturels suédois. Dans la caserne des pompiers de Gävle (1889-1891), libérée de toute symétrie, il joue sur la beauté plastique des volumes où apparaissent des détails romans (la voûte en baie cintrée). Cette architecture nationale, qui intègre la modernité technologique, essaime vers les autres pays scandinaves. Elle cherche ses sources aussi bien dans la tradition vernaculaire que dans les châteaux médiévaux et les édifices Renaissance, sans exclure le corpus suédois de l’architecture classique. Son apogée est l’hôtel de ville de Stockholm (1904-1923, arch. Ragnar Östberg), véritable illusion architecturale du passé.

Citer cet article

Fabienne Chevallier , « Les architectures nationales en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 24/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12193

Bibliographie

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