August Strindberg, l’écrivain et le téléphone

Résumé

Si l’écrivain suédois August Strindberg montre très jeune un grand intérêt pour les sciences et les techniques, il comprend par ailleurs très vite les possibilités stylistiques des innovations techniques et exploite abondamment les métaphores techniques dans son travail littéraire. Il a su transformer ses compétences techniques et scientifiques en nouvelles métaphores et renouveler non seulement la langue suédoise mais aussi et surtout la langue littéraire.

Dans la troisième nuit du long poème Nuits de somnambule par jours éveillés (1884), c’est probablement la première apparition du téléphone dans la poésie suédoise.
Strindberg en nihiliste russe, autoportrait, Gersau (Suisse), 1886, photo du musée Strindberg. Source : Gallica/BnF.

L’écrivain suédois August Strindberg (1849-1912) montre très jeune un grand intérêt pour les sciences et les techniques. Après des études scientifiques avortées à l’université, il s’inscrit au cours de la Compagnie nationale du télégraphe puis se tourne vers la littérature. Il déclare à maintes reprises son désir d’être reconnu comme homme de sciences et publie de nombreux articles scientifiques, dans des domaines variés : chimie, médecine, mathématiques, astronomie, optique, zoologie, météorologie ou encore botanique. Quel est le bilan de ses activités techniques et scientifiques ? Malgré ses expérimentations, il n’a inventé aucun objet technique et il n’a fait comme scientifique aucune découverte remarquable. Mais ses compétences scientifiques dans des domaines très larges et parfaitement en phase avec les dernières avancées du savoir montrent l’exceptionnelle faculté de Strindberg à sentir les prémices de mouvements de pensée, à capter les évolutions de la société de son époque.

C’est en 1884 que Strindberg donne un premier témoignage du téléphone. Dans la troisième nuit du long poème Nuits de somnambule par jours éveillés (1884), quatre ans seulement après l’ouverture de la première ligne téléphonique en Suède, et moins de dix ans après l’invention du téléphone électrique par Alexander Graham Bell, il intègre le téléphone à sa production poétique et s’exalte du « chant nouveau, hymne aux électro-aimants que propage le téléphone » (p. 65). C’est probablement la première apparition du téléphone dans la poésie suédoise. Lors d’une visite au musée des techniques à Paris, Strindberg prend conscience que les machines sont la marque du xixe siècle et de la modernité. Le téléphone trouve sa place dans la description du nouveau culte aux objets techniques.

À son retour de voyage en 1889, il redécouvre Stockholm, ville métamorphosée par le développement technique et industriel et complète le poème Nuits de somnambule par jours éveillés par une cinquième nuit appelée « le réveil ». Il y décrit ce nouveau paysage urbain décoré de lignes téléphoniques et conclut : « le conte est devenu vérité » (p. 131). Strindberg joue sur la dimension onirique et fantasmagorique de l’innovation technique. Le somnambule se réveille ici de son rêve parisien et découvre une ville transfigurée par la révolution industrielle.

Strindberg s’abonne au téléphone au tournant du siècle. Conscient des dangers possibles de cette invention, Strindberg demande à ne pas figurer dans l’annuaire téléphonique. Il est ainsi en quelque sorte en Suède l’inventeur de la liste rouge. Comme il l’exprime dans la pièce de théâtre Pâques (Påsk, 1901), il craint la violence des mots échangés au téléphone et ressent la nécessité de se protéger des intrusions non désirées dans sa vie privée. La nouvelle « Une demi-feuille de papier » (« Ett halvt ark papper », 1903) témoigne de cette réalité. Un homme est sur le point de quitter l’appartement où il a vécu avec sa femme récemment décédée. Son regard croise alors une feuille de papier posée près du téléphone. Une liste de numéros y figure et rend compte des événements passés. Elle est pour lui l’occasion de parcourir en deux minutes les deux années qu’il vient de vivre. L’écrivain précise : « Une tranche de vie sur une demi-feuille de papier ». Les notes gribouillées sur un bout de papier deviennent des points de repère dans la description d’une réalité quotidienne ordinaire et permettent à l’écrivain de susciter l’imagination du lecteur à partir des indications apparemment triviales que sont quelques numéros de téléphone sur une feuille de papier. Par cette construction dramatique, il confère au téléphone une puissance symbolique sans précédent : le téléphone peut témoigner des événements décisifs de la vie d’un homme. Œuvre courte mais efficace, elle dévoile sa volonté d’adapter l’esthétique littéraire aux comportements créés par le téléphone. Le téléphone, en tant qu’innovation technique, est associé à une écriture littéraire tournée vers la modernité et lui donne une signification esthétique.

Strindberg exploite les possibilités dramatiques des télécommunications en plaçant la pièce de théâtre La Danse de mort (1900) sur une île reliée au continent par le téléphone et le télégraphe. La femme du capitaine apprend en cachette à télégraphier afin d’éviter les écoutes téléphoniques des standardistes. Le télégraphe nourrit toutes les tensions du huis-clos insulaire et finit par provoquer la mort du capitaine. Il décède d’une crise cardiaque lorsqu’il reçoit le télégramme du colonel lui annonçant la rupture de leur relation : « Le télégraphe fait entendre un signal, une seule fois puis c’est le silence. Le capitaine, saisi d’une angoisse mortelle, tressaille ; il reste debout, immobile, la main sur le cœur, l’oreille tendue » (p. 56). Le télégraphe rythme implacablement la danse de mort.

Dans le drame onirique Le Songe (1902), les dieux écoutent la plainte des hommes. À la fin de l’échange entre le poète et Agnès une bouée apparaît. Il s’agit de la gardienne de la mer qui chante lorsqu’un danger se profile. Le poète conclut que c’est « un pylône de téléphone… un pylône qui monte jusqu’au ciel… C’est la tour de Babel moderne, avec ses câbles qui montent et permettent à ceux de là-haut de se tenir au courant… » (p.82). Il y a chez Strindberg cette idée récurrente d’une communication avec une réalité non visible. Les innovations techniques telles que le téléphone ou l’appareil photographique sont selon lui des artefacts qui peuvent permettre de rendre visible l’invisible.

Strindberg comprend par ailleurs très vite les possibilités stylistiques des innovations techniques et exploite abondamment les métaphores techniques dans son travail littéraire. Pour lui, écrire à l’ère industrielle c’est inventer une nouvelle langue. Il n’hésite pas à affirmer dans un article intitulé « Qu’est-ce que le moderne ? » publié en français en 1894 : « À nous, hommes de vapeur, d’électricité́, de poste par poste, de téléphone, un volume à trois francs cinquante, qui se lise entre Paris et Versailles. À nous le langage de téléphone : bref, net, correct ! » Il annonce ainsi de façon visionnaire le travail linguistique que les poètes des avant-gardes allaient développer en lien avec les objets techniques.

Strindberg a ainsi su transformer ses compétences techniques et scientifiques en nouvelles métaphores et renouveler non seulement la langue suédoise mais aussi et surtout la langue littéraire. Cela a conféré à son œuvre une force créatrice dynamique exceptionnelle. Il s’est efforcé d’effacer les frontières disciplinaires entre science, technique et littérature et de montrer que ce qu’on a appelé « les deux cultures » ne forment en fait qu’une seule culture.  

Bibliographie

Briens, Sylvain, Technique et littérature. Train, téléphone et génie littéraire suédois. Suivi d’une anthologie bilingue de la poésie suédoise du train et du téléphone, Paris, L’Harmattan, 2004.

Briens, Sylvain, Paris, laboratoire de la littérature scandinave moderne, 1880-1905, Paris, L'Harmattan (collection « Histoire de Paris »), 2010.

Strindberg, August, Nuits de somnambule par jours éveillés, Paris, Séguier, 1990.


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