Fil hérissé de pointes métalliques, le barbelé – ou ronce artificielle – est inventé au milieu des années 1870 aux États-Unis où il prend le nom de barbed wire. Il est alors destiné à enclore les gigantesques propriétés du wild west et permet aux farmers d’économiser la main-d’œuvre nécessaire à la surveillance du bétail. Néanmoins, les militaires s’intéressent rapidement aux propriétés de ce nouveau matériau qui ne tarde pas à être utilisé sur les champs de bataille, notamment lors des guerres des Boers ou lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Toutefois, c’est pendant la Grande Guerre que cette ronce artificielle est la plus massivement déployée.
Une défense pas si accessoire
Exemple parmi maints autres, le secteur de Saint-Laurent-Blangy, bourgade au nord d’Arras que tient le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo pendant l’hiver 1914-1915, donne une idée précise des quantités de fils de fer barbelés qui, tout au long du conflit, sont disposées de part et d’autre du front par les belligérants. Les cartes présentes dans le journal des marches et opérations de l’unité en donnent un aperçu global, les parties hachurées qui les symbolisent ceinturant la moindre artère creusée dans le champ de bataille, de manière à se garantir contre une incursion ennemie. Les témoignages des combattants permettent pour leur part de se représenter à hauteur d’homme ce vaste réseau protecteur ponctué de pieux métalliques, de façon à ce que les fils s’érigent en une sorte de bastingage infranchissable, piquant, coupant, lacérant les éventuels intrus.
Derrière le terme générique de barbelés, se cachent en définitive plusieurs objets répondant peu ou prou aux mêmes fonctions. Fréquemment disposés de part et d’autre du no man’s land, les chevaux de frise s’apparentent à des sortes de grand X de bois entourés de fils de fer barbelés. De même, le fameux réseau Brun, grosse bobine de fil de fer hérissé de pointes, est déroulé le long de la tranchée ou du boyau à protéger. Moins connus sont en revanche le hérisson, espèce d’étoile métallique à peine visible dans un lit de feuilles ou de branchages, et la queue de cochon, tige bouclée et à la pointe acérée : tous deux, plantés dans le sol, constituent de redoutables obstacles. Tous ces éléments entrent dans la catégorie des « défenses accessoires » qui, dans le jargon militaire, recouvrent l’ensemble des éléments dressés en avant des tranchées afin de se protéger contre les attaques ennemies.
Normalien et ancien combattant devenu dans les années 1960 historien de la Grande Guerre, Jacques Meyer rappelle que la pose et l’entretien de ces armes comptent parmi les pires corvées qui puissent être assignées aux poilus. Ce travail particulièrement exposé ne peut en effet s’effectuer que de nuit ou lors des jours de brouillard, sous peine de tomber sous les balles des snipers ennemis. Ce faisant, les barbelés et autres défenses accessoires renvoient à la nature même de la guerre de tranchées, équation tactique qui, à bien des égards, s’apparente à une sorte de poliorcétique réciproque où chacun assiège l’autre.
Une arme à double tranchant
Or cette réalité s’accorde mal des préceptes idéologiques et stratégiques qui, quant à eux, imposent l’offensive. En effet, fortification redoutablement efficace lorsqu’ils sont utilisés dans une situation défensive, les barbelés se révèlent au contraire très pénalisants en situation offensive. Non seulement ces défenses métalliques contraignent la troupe à créer des brèches pour sortir de ses propres lignes mais, de surcroît, les réseaux Brun, queues de cochon et autres hérissons se montrent résistants aux préparations d’artillerie, même les plus violentes. C’est ainsi qu’en mai 1915, après une attaque dans le secteur de Saint-Laurent-Blangy, le rédacteur du journal des marches et opérations du 47e régiment d’infanterie explique l’échec cuisant de cette opération par le fait que les « fils de fer » ennemis étaient toujours intacts.
À la différence de l’être humain dont la vigilance peut toujours être prise en défaut, les défenses accessoires sont d’une efficacité constante, y compris une fois l’assaut terminé, lorsque les survivants sont revenus dans leurs tranchées. Le barbelé se mue alors en une redoutable arme psychologique, sorte de fil à linge sur lequel sèchent pendant des jours les dépouilles de combattants, comme épinglés sur un sinistre tableau de chasse. L’effet sur le moral des hommes est désastreux, à tel point que la hantise de finir pendu sur les défenses accessoires ennemies constitue un véritable topos de la littérature combattante.
Nombreux sont les auteurs à avoir insisté sur le caractère déshumanisant de la violence qui s’exerce sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. À n’en pas douter, les barbelés tiennent dans ce processus un rôle essentiel qui n’échappe pas – au moins inconsciemment – aux contemporains. On remarquera d’ailleurs combien le champ lexical des défenses accessoires – chevaux de frise, hérissons et autres queues de cochon – emprunte au vocabulaire animalier, reléguant ainsi le poilu au rang de bétail prisonnier dans ses propres tranchées.
Un faible impact mémoriel ?
Un siècle après les faits, il n’est pas rare de retrouver en se promenant sur les champs de bataille certains de ces vestiges métalliques qui rappellent d’ailleurs aux maladroits leur efficacité intacte. Pourtant, paradoxalement, si le barbelé n’est pas absent de la mémoire collective de la Première Guerre mondiale, il semble néanmoins se rapporter davantage au souvenir de la captivité qu’au combat dans les tranchées. Sans doute faut-il y voir une conséquence de nos représentations mentales qui tendent à ériger le fil de fer barbelé en symbole absolu de l’enfermement et, plus généralement, des systèmes totalitaires. C’est là la marque d’une indéniable concurrence des mémoires, la représentation d’une Seconde Guerre mondiale circonscrite à Auschwitz s’imposant bien souvent à tout autre forme de souvenir.
On peut dès lors s’interroger sur la pertinence de ce symbole qui se révèle en réalité pauvre en nuances. Un établissement carcéral de type Fresnes ou Fleury-Mérogis, un centre de mise à mort comme Treblinka, un camp du goulag soviétique ou du laogai chinois, ou encore un stalag, ont tous en commun d’employer du barbelé. Ils participent pourtant de significations historiques radicalement différentes, qu’un symbole commun ne permet pas d’apprécier à leurs justes valeurs. Et que dire d’Amnesty International, association luttant en faveur des droits de l’homme et dont le logo représente une bougie entremêlée de barbelés ?
On retrouve la même ambiguïté dès lors que le barbelé matérialise une frontière hermétiquement fermée. Bien que pouvant paraître anachronique dans cette guerre froide régie par l’arme nucléaire et l’équilibre de la terreur, c’est pourtant un rideau de fil de fer barbelé qui est érigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961, première étape de la construction du Mur. Ce qui n’était qu’une défense accessoire pendant la Première Guerre mondiale a alors pour fonction de maintenir les citoyens de la capitale est-allemande à l’intérieur de l’espace communiste, comme une illustration du rideau de fer évoqué par Churchill dans son célèbre discours de Fulton. Plus de cinquante ans plus tard, au cours de l’été 2015, c’est un immense rideau de barbelés de 175 km de long que dresse la Hongrie le long de sa frontière avec la Serbie. Pour autant, l’objectif n’est plus désormais d’empêcher la fuite de citoyens européens mais l’entrée de « migrants » à l’intérieur de l’espace Schengen. Un renversement sémantique qui n’est pas sans interpeler.
Goya, Michel, La chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne, 1914-1918, Paris, Tallandier, 2004.
Saunders, Anthony, Trench Warfare, 1850-1950, Barnsley, Pen & Sword, 2010.
Razac, Olivier, Histoire politique du barbelé. La prairie, la tranchée, le camp, Paris, La Fabrique, 2000.
Le Gall, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914-juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, Éd. Codex, 2014.