Le germe rationaliste semé par les Lumières a profondément bouleversé notre rapport au monde et à la religion. Le xixe siècle positiviste transforme le fondement même du christianisme en objet d’investigation. Le théologien allemand David Friedrich Strauss ou le penseur français Ernest Renan publient ainsi, en 1835 et en 1863, deux relectures polémiques de la vie du Christ, narrée sans aucun surnaturel. Parallèlement, la construction des États modernes européens, et plus particulièrement de la France républicaine et laïque, a profondément bouleversé le lien social autrefois permis par la religion, en postulant la séparation entre l’Église et l’État. Dans ce contexte trouble de mutation de la société, la peinture d’histoire à sujet religieux apparaît condamnée à évoluer dans un état de crise permanente.
Le Christ transplanté dans le monde contemporain
La peinture religieuse européenne, plutôt que de disparaître, épouse le rythme du siècle. D’un côté les artistes, des orientalistes à James Tissot, adaptent le projet rationaliste en s’attachant à la reconstitution historique de la vie de Jésus. De l’autre, la « peinture de genre religieux » signale un déplacement de focale, de l’objet de piété vers la représentation de la piété elle-même. Dans les dernières années du xixe siècle, l’essoufflement du naturalisme au profit d’une vaste renaissance idéaliste ainsi que l’apaisement des relations de l’Église et de l’État profitent au retour de l’iconographique chrétienne traditionnelle sur un mode syncrétique. Ainsi plusieurs peintres vont-ils tenter de réinvestir la figure du Christ tout en préservant les acquis du naturalisme international qui s’est répandu dans toute l’Europe à la fin des années 1870. Le principe structurant cette nouvelle peinture religieuse recoupe l’une des cinq « stratégies de revitalisation des thèmes chrétiens » définies par Julia Bernard : la contemporanéisation. Il s’agit de « reconceptualiser leur pertinence pour le présent », en transplantant la figure christique au cœur du xixe siècle rural ou urbain.
Les historiens attribuent généralement la paternité de cette tendance à Fritz von Uhde, l’un des peintres allemands les plus populaires dans l’Europe artistique des années 1880-1890. Entre 1885 et 1895, de Laissez venir à moi les petits enfants à la Fuite en Égypte, F. von Uhde accoutume le public à ses transpositions simples de la vie du Christ dans un décor rural emprunté à la peinture de genre. Le contexte d’émulation artistique européen favorisé par le cosmopolitisme régnant dans les salons nationaux et les ateliers de formation, ou encore par le retentissement des expositions universelles, contribuent à la propagation et aux réemplois de formules à succès adoubées par la critique d’art et le public, comme celle initiée par von Uhde. Ses contemporanéisations connaissent même un attrait officiel : ainsi Léonce Bénédite et le musée du Luxembourg achètent-ils en 1893 Le Christ chez les paysans, aujourd’hui conservé au musée d’Orsay. Ainsi, dans le creuset d’un naturalisme en crise et d’un symbolisme triomphant, des peintres formés à l’école de Jules Bastien-Lepage s’engouffrent dans la brèche. 1892 est la grande année des Christs aux salons de la jeune Société nationale des Beaux-Arts : entre L’Ami des humbles de Léon Lhermitte, L’Hôte de Jacques-Émile Blanche ou La Descente de croix de Jean Béraud, c’est une accumulation de Christs naturalistes transposés dans un décor contemporain. Edmond Potier relève ainsi en juin 1892 dans la Gazette des beaux-arts que « le même mysticisme, revêtu de formes plus précises et habillé à la mode réaliste, s’efforce actuellement de rajeunir les scènes de l’Évangile et de créer à nouveau une peinture religieuse ».
Nous avons là l’exemple type d’un « transfert culturel » dans la définition qu’en donne l’historien Michel Espagne, « une transformation en profondeur liée à la structure changeante de l’espace d’accueil ». Si l’hypothèse picturale formulée à Munich par von Uhde sur fond de Kulturprotestantismus s’enracine à Paris, c’est justement parce qu’elle exauce les attentes spirituelles de la France des années 1880-1890 – une France qui, desséchée par la « chimie intellectuelle » d’Ernest Renan, aurait « soif, éternellement soif », écrit le vicomte de Vogüé à la mort du célèbre biographe de Jésus en 1892. Or la nature même de ces contemporanéisations – réactualisation chrétienne et naturaliste du vieux projet romantique – relève bien d’une volonté de « réenchanter le monde » : il s’agit, en introduisant le Christ dans le quotidien le plus trivial, de plonger l’ordinaire dans l’extraordinaire, de transcender le banal par un retour inopiné à l’iconographie chrétienne classique. Le motif récurrent du Repas d’Emmaüs est à ce titre privilégié par von Uhde, Léon Lhermitte ou Jacques-Émile Blanche, parce qu’il permet, en jouant sur l’expression des convives, de décliner tout le panel des réactions contemporaines face à ce Christ impromptu.
Un message « néo-chrétien »
Plutôt que d’exprimer une désacralisation, ce « naturalisme mystique » – pour reprendre l’expression d’Émile Zola – s’apparente donc au mouvement « néo-chrétien » qui s’impose au même moment en littérature. En mars 1892, l’abbé Klein publie une brochure sur Le mouvement néo-chrétien dans la littérature contemporaine, dans laquelle il distingue deux groupes de « chrétiens de lettres » : d’un côté, ceux qui entendent propager la morale évangélique dans la société contemporaine et, de l’autre, ceux qui tentent d’adapter la morale chrétienne à l’État laïque. Un tel décalage d’intensité entre deux formes plus ou moins assumées de renaissance chrétienne se répercute jusque dans l’exercice même de la contemporanéisation. Si tous prennent donc le parti de la non-historicité du Christ pour rendre aux Évangiles leur caractère de légende sacrée, nous pouvons distinguer, d’un peintre à l’autre, différents degrés d’anachronisme et différentes conjugaisons des Évangiles.
Certains jouent sans transition de l’affrontement entre la foi et la raison, la Bible et le siècle – allant jusqu’à l’identification des protagonistes avec des personnalités contemporaines – dans une posture quasi évangélique. C’est notamment le cas de Jean Béraud, qui réinterprète le Nouveau Testament au cœur du Paris haussmannien et, dans la Madeleine chez le Pharisien, retourne son Christ polémique contre un Renan décrédibilisé, ainsi que le souligne Richard Thomson. À l’autre pôle, les artistes, dans un effacement progressif des traces de l’anachronisme, altèrent la conscience temporelle du spectateur jusqu’à procurer l’illusion d’une rencontre naturelle entre la Bible et le siècle. Ainsi von Uhde et Lhermitte, en installant le Christ à la campagne, le préservent dans un présent exempté du « moderne », un arrière-pays lointain et rêvé, un présent paradoxal qui, aux yeux de l’amateur ou du professionnel parisien, se caractériserait par son absence.
Ainsi la géographie de l’anachronisme, entre ville et campagne, entre centre et périphérie, détermine la réussite du message « néo-chrétien » délivré par ces peintres. L’anachronisme dissimulé de von Uhde et Lhermitte parvient à naturaliser le surnaturel pour exprimer l’atemporalité du message christique tandis que les sécularisations à outrance de Béraud deviennent un aveu de son propre échec, mais lui valent un succès de scandale et même une « Protestation du Christ ».
Amiot-Saulnier, Emmanuelle, La peinture religieuse en France, 1873-1879, Paris, Musée d’Orsay, 2007.
Richard, Thomson, La République troublée. Culture visuelle et débat social en France (1889-1900), Dijon, Les Presses du réel, 2008.