Combattants (xixe-xxie siècles)

Résumé

L’étude des combattants doit être pensée au pluriel. Il s’agit d’abord de la masse des hommes qui, sous des statuts divers, participent directement à la guerre. De plus, on devient combattant de multiples façons : la mobilisation est un moment clé, mais il convient également de s’interroger sur la conscription, le volontariat ou l’incorporation forcée. Ce ne sont pas en outre nécessairement des militaires sous l’uniforme : des civils – hommes, femmes, adolescents – peuvent également prendre les armes. Le quotidien de ces combattants est marqué par la mort, la blessure ou l’emprisonnement, même si l’évolution des conflits et des armements change profondément les modalités de l’affrontement physique. Leur vie ne se réduit enfin pas au combat : entre également en considération la question de leur moral, de leurs loisirs et de leur santé.

Effets personnels de l'infirmier de classe supérieure français Thibault Miloche, tué en Afghanistan en 2010. Crédit : Philippe de Poulpiquet/Musée de l’armée.
Carte postale de 1914 représentant le jeune soldat serbe Dragoljub Jelicic. Source : Wikimedia Commons.
Édouard Détaille, Le Rêve, 1888, Musée d’Orsay. Source : Wikimedia Commons.
Des hommes du Service des transmissions dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale. Crédits Fondation Charles de Gaulle.

Est un combattant celui à qui est donné le droit de se battre. Dès lors, ces acteurs de la guerre peuvent être réguliers ou irréguliers, puisque les civils qui prennent les armes en cas d’invasion – francs-tireurs ou résistants – se sont vu reconnaître le droit de recourir à la force armée : face à la diversification des conflictualités au xxe siècle, le droit de la guerre (jus in bello) a admis le caractère légal des troupes irrégulières. Les combattants sont donc ceux qui « font la guerre ». Et toute guerre – mondiale, civile, de décolonisation, de coalition– finit par se réduire à l’individu donnant ou recevant la mort : dans le combat, c’est l’homme « qui fait le réel », rappelle le colonel du Second Empire Ardant du Picq dans la seconde moitié du xixe siècle. Être un combattant, c’est dès lors se confronter à la violence, la peur, mais aussi à la sociabilité et aux temps de « quartier libre ». Après s’être penchée sur la question de la conviction de l’engagement, à travers la problématique de consentement/contrainte, l’historiographie s’est tournée vers la vie quotidienne et matérielle des soldats.

Identités combattantes

La notion de combattants relève d’une identité collective qui n’en recouvre pas moins une myriade de catégories reposant, parmi de nombreux critères, sur l’âge, le grade (officiers et sous-officiers sortis du rang ou d’une école militaire) ou encore le type de guerre menée. Il est également possible de différencier les militaires de carrière du personnel recruté en temps de guerre : les appelés du service militaire lorsqu’il existe, les engagés, les réservistes. Ainsi, la division française Daguet envoyée au Koweït en 1991 recrute ses 12 000 hommes dans l’armée de métier. Si les régiments s’évaluent encore en « baïonnettes » en 1914, la différenciation entre soldats s’impose à mesure que se diversifient les armes, notamment avec la montée en puissance de l’artillerie et de l’aviation. Les guerres mondiales génèrent également une distinction entre combattants directs, c’est-à-dire engagés au feu, qui sont porteurs d’une arme individuelle ou collective (fantassins, artillerie légère et lourde, sapeurs), et les combattants indirects, qui organisent depuis l’arrière-front l’intendance militaire et qui pratiquent éventuellement le feu lointain. La césure s’estompe avec les guerres d’insurrection dans lesquelles tout soldat peut se muer en combattant direct.

L’époque contemporaine marque aussi le développement du recrutement des populations dites « indigènes » en situation coloniale. En France, le premier bataillon de tirailleurs sénégalais est créé par le gouverneur Faidherbe en 1857, suivis par d’autres unités qui participent à la conquête de l’empire. Dans la foulée du lieutenant-colonel Mangin défendant en 1910 l’idée d’une « force noire » pour pallier les faiblesses militaires françaises notamment en effectifs, l’idée s’impose peu à peu que les colonies et leurs « races guerrières » (selon la formule de Mangin) peuvent participer à la défense nationale, y compris en Europe. L’engagement volontaire, même accompagné de pratiques coercitives, s’avérant décevant, le service militaire indigène est établi en 1912. La Grande-Bretagne n’est pas en reste qui, sur ses presque neuf millions de mobilisés durant 14-18, en fait venir quatre de son empire. Cette participation se solde par des promesses non tenues par les métropoles en termes d’allocations, d’indemnités aux familles en cas de décès, d’exemptions d’impôt, d’emplois réservés dans le secteur public ou d’assouplissement du code de l’indigénat. Malgré tout, les Forces françaises libres (FFL), qui poursuivent la lutte après l’appel du général de Gaulle, sont dès 1940 composées en écrasante majorité de contingents indigènes et, encore à l’automne 1944, ces troupes (250 000 hommes) sont pour moitié des combattants maghrébins et d’Afrique noire.

Quant à la féminisation des armées, elle s’opère à partir de la fin du xixe siècle d’abord par les services de santé et les postes auxiliaires puis finit par irriguer la totalité des composantes. Considérés à tort comme une innovation du siècle dernier, les enfants soldats sont apparus quant à eux dès l’époque moderne sur le continent américain puis en Europe. L’un des plus célèbres d’entre eux n’est-il pas Gavroche, juché sur les barricades parisiennes en juin 1832 ? Par la suite, la Première Guerre mondiale forge la figure de l’« enfant-héros », à l’image du petit Serbe Momčilo Gavrić, le mythique « plus jeune soldat de la Grande Guerre » qui se serait enrôlé caporal à 8 ans. Cette figure ambigüe (héros ou victime ?) de l’enfant soldat bascule définitivement dans la martyrologie avec le Hitlerjunge des ultimes combats de Berlin, longtemps présenté comme incorporé de force. Or de nombreux facteurs aboutissent à un enrôlement précoce, parmi lesquels la contrainte, la désorganisation de la société mais aussi une vision fantasmée de l’assaut guerrier combinant rites d’initiation et images de virilité. Aujourd’hui, les historiens parlent plus volontiers d’« ado combattant » (M. Pignot) pour désigner les 250 000 à 300 000 filles et garçons impliqués dans des guerres civiles et interétatiques, à présent majoritairement sur le continent africain.

Si l’enrôlement d’enfants de moins de 18 ans (15 ans jusqu’en 2000) dans des opérations armées, y compris à un poste non combattant, constitue un crime de guerre, de même que l’incorporation de force des nationaux de la partie adverse (expatriés, prisonniers, civils occupés), chaque État reste libre d’organiser son recrutement militaire. En Europe, la dualité du recrutement militaire – une armée professionnelle et une mobilisation des civils en temps d’urgence – est la configuration classique jusqu’à ce que la généralisation de l’État-nation ne diffuse le modèle du citoyen-soldat au cours du xixe siècle : Napoléon ne proclame-t-il pas qu’« une nation défendue par le peuple est invincible » ? À rebours, les régimes dits « réactionnaires », à l’exception notable de la Russie qui a conservé le service de longue durée introduit par Pierre le Grand, professent que seuls des soldats professionnels peuvent gagner une guerre, et se montrent par ailleurs réticents à l’idée de donner des armes au peuple. Des systèmes de conscription non universelle sont donc instaurés en Autriche en 1808 et en Prusse en 1812, tandis que la Restauration recrée une armée professionnelle en France. La Troisième République rétablit par étapes une conscription universelle, malgré les menaces du président Thiers qui déclare en 1872 que « le service militaire mettrait toutes les têtes en combustion et un fusil à l’épaule de tous les socialistes ». En 1914, la plupart des pays européens ont opté pour un service militaire obligatoire d’environ deux ans, avec une exception notable : le Royaume-Uni en temps de paix ne dispose que d’une armée réduite de professionnels. Après avoir épuisé les engagements volontaires, il institue la conscription entre 1916 et 1920 puis la rétablit en mars 1939, avant de la supprimer une nouvelle fois en 1960. Dès lors, durant les deux guerres mondiales, ce sont des armées de masse qui se battent les unes contre les autres. Après 1945, la plupart des États conservent le service militaire (deux ans dans le bloc soviétique, quinze mois en RFA à partir de 1954, un an en France puis dix-huit mois en 1950 à la suite de l’adhésion à l’OTAN) car la guerre froide impose de se préparer au titanesque combat entre le pacte de Varsovie et l’Alliance atlantique. À partir de 1992, il s’agit davantage de faire face à des opérations de gendarmerie mondiales et le service militaire est peu à peu abandonné : à la suite notamment de la Belgique (1995), la France renonce à cette tradition républicaine en 1997 ; l’Allemagne ne fait de même qu’en 2010. Et de tous les pays qui ont conservé le service militaire (Grèce, Estonie ou encore Autriche) seul le Danemark l’a ouvert aux citoyennes. En Europe de l’Est et du Nord cependant, certains États ont pris la décision de rétablir la conscription après l’invasion de la Crimée en 2014 : c’est le cas de la Lituanie, mais aussi de la Suède (pour les femmes et les hommes).

Combattre

Les modalités du combat ont subi l’accélération de l’Histoire depuis le xixe siècle. Encore en 1870, comme sous Napoléon Ier, les engagements mettent aux prises des escadrons de cavalerie « botte à botte » et des formations d’infanterie sur un front de 10 à 15 km pour une profondeur allant de 500 mètres à 1 km. Au siècle suivant, la portée d’artillerie de plus en plus performante et les formations de combat discontinues étirent la zone de feu sur la ligne de front (80 km dans la Meuse en mai 1940) et sur plusieurs centaines de kilomètres en arrière de celle-ci. Par ailleurs, avec la généralisation pendant la Grande Guerre des mitrailleuses, des grenades et des gaz de combat, la mort donnée comme reçue devient largement anonyme en même temps qu’industrielle. Le combat rapproché perdure mais n’est plus que la phase ultime de l’engagement ; aussi en France, les fusils Lebel adoptés en 1887 et encore en usage au lendemain de la Première Guerre mondiale comportent encore une baïonnette. De nos jours, l’anonymat est poussé jusqu’à son extrême avec la robotisation des combats, laquelle pose une question éthique : peut-on juridiquement être tué par un robot ?

Accompagnant les métamorphoses de l’armement offensif, de plus en plus létal, le matériel de protection et de soutien évolue également : masque à gaz, casque en acier puis en kevlar, et à présent combinaison à l’épreuve des agressions bactériologiques ou chimiques, exosquelettes permettant une marche démultipliée et des charges portées beaucoup plus lourdes. Mais fragiles et complexes, les équipements du soldat augmenté ne peuvent pas encore être utilisés de façon intensive. Cet environnement de plus en plus sophistiqué du combattant aboutit à des enjeux très humains : comment manipuler la haute technologie et assimiler un flux d’informations interactives en situation de stress intense ? Au-delà de 120 battements par minute, l’être humain perd en précision motrice, or le soldat ne peut être distrait par la subtilité d’un outil. Les progrès technologiques finissent par souligner la vulnérabilité humaine. Néanmoins du matériel artisanal perdure en parallèle : dans les Balkans au début du xxie siècle, les milices fabriquent des gilets tactiques à partir d’éléments de récupération majoritairement soviétiques (toiles de tente, poches de pantalon, bonnets repliés pour accueillir les roquettes). La tenue des combattants s’adapte aussi. L’uniforme a longtemps dû être le plus voyant possible : l’armée cherche à impressionner de loin l’ennemi, et surtout les combattants doivent rester visibles de leurs camarades au milieu des fumées que génère alors l’artillerie. Mais à partir de 1915-1916, face aux progrès techniques de l’armement, le camouflage devient l’objectif premier. Toutes les armées optent alors pour des teintes kaki, feldgrau ou bleu horizon.

Après les vertigineuses ponctions humaines des guerres du xxe siècle, la fin de la guerre froide débouche sur le concept du « zéro mort ». Les opinions publiques ne sont plus disposées à voir revenir les soldats dans des cercueils, surtout que les déploiements se font à présent sur des théâtres extérieurs. Depuis 2004 en France, il est d’ailleurs systématiquement rendu un hommage national le 11 novembre aux militaires français tombés au champ d’honneur depuis la Première Guerre mondiale jusqu’aux OPEX (opérations extérieures), comme les 90 morts de la task-force La Fayette qui opéra en Afghanistan de 2009 à 2012, dont dix (du 8e RPIMa) tombés lors de l’embuscade d’Uzbin le 18 août 2008. Depuis 2016, la cérémonie a été étendue aux victimes d’attentats terroristes. Inauguré en 1920, le Soldat inconnu est devenu l’incarnation de tous les combattants, comme à Prague où il personnifie le combat pour « la défense des valeurs démocratiques traditionnelles, [en République tchèque] comme dans les régions exposées de la planète ».

Les progrès médicaux ont permis des victoires sur la mort au front. Il en est ainsi de l’éradication des épidémies de choléra et de typhus qui avaient décimé les troupes aux Dardanelles en 1915. De même, sur tout le xxe siècle, la proportion d’hommes décédés parmi les évacués du front est en chute constante (16 % en 1870, 1 % dans les années 1960). Les blessures évoluent logiquement avec l’armement. Durant la guerre d’artillerie qu’est 14-18, les nouvelles plaies causées par les shrapnels, balles pivotantes coniques et autres lance-flammes, imposent l’urgence de désinfecter voire traiter la blessure sur place ou d’organiser une évacuation immédiate. Une chaîne sanitaire se met en place sur un modèle sensiblement identique dans toutes les armées : brancard, poste de secours régimentaire pour les premiers soins et la stabilisation, poste de triage, puis hôpitaux en arrière du front. En moyenne, 11 à 14 % des touchés sont atteints au visage. Appelés « broken faces » parfois « broken gargoyles » en Angleterre, « Menschen ohne Gesicht » en Allemagne, « gueules cassées » en France, les mutilés de la face ont dû lutter pour être reconnus comme invalides, sauf dans la progressiste république de Weimar. Les autres catégories de blessés se voient reconnaître des droits (pension d’invalidité, appareillage pour mutilés) dès 1919 par presque toutes les nations belligérantes. La Seconde Guerre mondiale occasionne également de nouveaux types de plaies dues aux attaques aériennes, aux bombes, au napalm. Au-delà, l’éventail des blessures reste pour l’essentiel identique, même si elles sont aggravées par l’utilisation généralisée des mines ou des fusils d’assaut de petit calibre. Accompagnant le processus de guérison, une cellule de réadaptation et de réinsertion des blessés en opération (C2RBO) est créée en France en 2011.

La violence a aussi des effets psychiques. Long a été le chemin pour que les symptômes neuropsychiques passent du conseil de guerre (le stress post-traumatique pris pour un refus de combattre) aux services sanitaires. C’est à la fin du xixe siècle que les psychiatres identifient le poids des traumatismes de guerre. Cette piste est d’abord explorée sur des soldats sous hypnose par le Français Charcot en 1880. Après 1902, cette méthode thérapeutique est utilisée pour traiter des soldats britanniques victimes de crises d’hystérie à leur retour de la guerre des Boers. Mobilisés au front durant la Grande Guerre, de jeunes neurologues disciples de Charcot observent chez les fantassins remontés de la bataille de Charleroi des états de confusion et de stupeur que les Britanniques baptisent « shell-shock » et les Français « obusite ». L’hypnose est alors utilisée pour le traitement des névroses de guerre, de Londres à Saint-Pétersbourg en passant par Poznań. Et en Grande-Bretagne en 1939, 132 000 anciens combattants touchent une pension pour névrose. De nos jours, les armées continuent d’avoir recours à ces thérapies cathartiques dans des « sas de décompression » accueillant les combattants de retour d’OPEX.

Tenir

Ardant du Picq est le premier à s’être livré à l’analyse du moral des combattants, devenant ainsi le précurseur de la sociologie militaire. Des réponses à son questionnaire sur des batailles comme Magenta et Solferino (1859), il conclut à la place centrale de la peur dans la violence guerrière, et met donc au cœur du combat l’homme, mais aussi l’esprit de corps.

La question de la volonté combative a beaucoup occupé la recherche depuis fin du xxe siècle. À l’ancien débat entre consentement et contrainte, les historiens ont tendance maintenant à substituer tout un éventail d’attitudes et d’opinions face à la guerre, tendant vers l’adhésion – plus ou moins revendiquée, plus ou moins consciente – ou la soumission – y compris devant la pression sociale – voire la résignation. Le degré de conviction est difficile à objectiver et s’apprécie d’abord en creux dans les moments de fléchissement, comme durant les différents épisodes de fraternisation, ou encore les mutineries observées sur tous les fronts en 1917 : ainsi en Italie, où l’on a comme ailleurs tablé sur une guerre courte (« une promenade jusqu’à Vienne »), la « stratégie Cardona » d’assauts répétés et vains provoque des refus voire des désertions. Les ordres de mobilisation sont un autre moment privilégié d’observation : la rareté des incidents dans l’Autriche-Hongrie de 1914 est un signe de la loyauté des nationalités à l’égard de l’empereur François-Joseph ; le taux de désertion proche de 50 % en Serbie à l’automne 1991 marque la lassitude de la population face à l’intensification des combats en Croatie. À l’opposé du spectre, les démonstrations d’enthousiasme guerrier sont souvent tempérées par les historiens qui soulignent l’effet d’émulation ou de fanfaronnade que produisent les séparations collectives. C’est le cas d’août 1914 et de l’imagerie du départ la « fleur au fusil », dont est relevée à présent la théâtralité du moment, servie par la construction photographique. Cependant, au-delà de l’instant de mobilisation, la question de savoir comment les combattants ont tenu plus de quatre ans sans réel mouvement mutin de masse – hormis le cas particulier du front russe – ne peut faire l’économie du constat d’une réelle conviction partagée par tous les belligérants que le combat mené est juste. Les chercheurs soulignent enfin un biais sociologique, les élites ayant montré une adhésion plus forte au combat que la paysannerie en France, en Allemagne, en Italie et en Russie.

En 1939 en revanche, quelque vingt ans après les enfers du « Golgotha Serbe » (1915), de Verdun (1916) ou de l’Isonzo (1915-1917), la propagande sur la guerre « fraîche et joyeuse » est impossible. Dès lors, la question du maintien de la volonté combative se pose en d’autres termes : les résistances physique et morale des combattants de la Wehrmacht mettent en jeu la notion de force morale ; l’armée émanant du totalitarisme nazi est effectivement animée d’une motivation qui constitue une piste pour comprendre l’acceptation sur la durée des conditions épouvantables de l’hiver russe, par exemple. La religion participe aussi au moral des troupes et des offices sont célébrés au front. La foi peut rejoindre la ferveur combattante jusqu’à parfois s’y confondre, débouchant sur un patriotisme métareligieux dans la lignée du « Gott mit uns ! » proclamé par Guillaume Ier au début de la guerre de 1866 contre l’Autriche. De même, une religiosité individuelle s’exprime par la possession de livres sacrés ou d’objets pieux. C’est ainsi qu’en France le culte de la Vierge Marie se diffuse largement au front durant la Première Guerre mondiale alors qu’il était jusqu’à la fin du xixe siècle plutôt réservé à la sphère féminine. Le maintien du moral du soldat vient aussi de la clarté des règles d’engagement. Il doit avoir la conviction de mener une guerre respectueuse des codes de l’honneur, d’où, au début du xxe siècle, le mauvais accueil réservé dans les rangs français au poignard, une « arme de bandit ». Le combattant doit aussi posséder un objectif clair (l’effet final recherché) et les moyens d’y parvenir : dans les années 1990, les casques bleus postés aux carrefours de Sarajevo, munis d’une arme dont ils ont l’interdiction de se servir, ont témoigné de leur profond désarroi.

Enfin, la force physique comme morale dépend du quartier libre, ce temps occupé ni par le combat, ni par les corvées, patrouilles ou entraînements. Le repos y est essentiel et, très tôt, la science a cherché à pallier le manque de sommeil au front et à accroître la vigilance des soldats par différentes substances : cocaïne pendant la Grande Guerre, méthamphétamine durant la Seconde, modafinil durant la guerre du Golfe de 1991, ou, plus simplement, caféine à libération prolongée. De nos jours, une campagne comprend de courtes phases d’engagement intense et de longues phases de déplacements, préparation et attente : les loisirs y mêlent les indétrônables jeux de cartes (éventuellement à l’effigie des chefs de guerre recherchés afin d’en mémoriser les traits) aux jeux vidéo et surtout au sport. Comme les cartes, le tabac est commun à toutes les cultures militaires, à la fois acte social et antidépresseur. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, le paquetage des armées occidentales peut également contenir des préservatifs et un kit prophylactique pour le traitement des maladies vénériennes. Élément considéré comme central de leur moral et de leur discipline, la vie sexuelle des combattants a généralement relevé du recours à la prostitution. Particularité de la société militaire française, des « bordels militaires de campagne (BMC) » voient le jour à la fin de la Première Guerre mondiale et ne ferment définitivement qu’en 1978. Ces structures installées en arrière du front doivent répondre à des questions de sécurité, puisqu’elles réduisent les déplacements des soldats, mais aussi d’hygiène. Avec moins d’efficience dans ce derniers cas : en 1916, parmi les soldats du Royaume-Uni et des Dominions – lesquels fréquentent les BMC – admis dans les hôpitaux français, un sur cinq souffraient de maladies vénériennes. Durant la Seconde Guerre mondiale, ces maisons de tolérance fonctionnent également pour les soldats américains. Comme durant le conflit précédent, l’idée persiste que les BMC ont aussi pour mission d’empêcher les troupes indigènes de « fréquenter » les « Françaises » – voire les violer –, et des femmes sont recrutées spécialement à leur intention en Afrique du Nord. Par ailleurs, dans toute l’Europe occupée par les nazis, des centaines de « bordels militaires » sont ouverts à l’usage des SS et de la Wehrmacht, et en partie peuplés de femmes raflées, surtout en Europe centre-orientale.

Ce que l’on appelle l’« art des tranchées » perdure dans toutes les guerres impliquant une certaine immobilité, jusqu’au siège de Sarajevo. Cette recherche d’activités récréatives rejoint également l’écriture, qu’il s’agisse de son journal ou de sa correspondance que peut doubler une pratique de la photographie amateur. Si l’écriture combattante relève d’abord de la sphère intime, elle peut après publication accéder au statut de témoignage sur l’ordinaire du soldat, les conditions matérielles de son environnement, ou sa psyché. Mais sur le moment, la correspondance est l’un des instruments les plus importants du maintien du moral des troupes, d’où la place essentielle du service postal dans le déploiement de forces : durant la première guerre du Golfe c’est 3 à 4 millions de lettres qui sont acheminées chaque jour.

Le temps du combattant commence donc avec l’ordre de mobilisation suivi de la concentration des troupes qui sont conduites vers les frontières ou les zones de combat. Au front, il peut être mis hors du combat par la captivité : seuls les combattants légaux ont droit au statut de prisonnier de guerre. Jusqu’au xixe siècle, le sort des prisonniers est entièrement entre les mains de l’ennemi, et une série de dispositions protectrices (Genève 1864, La Haye 1899 puis 1907, Genève 1929) établissent le cadre humanitaire – et rarement appliqué – d’une détention décente. Notons que la libération ne suit pas automatiquement dans tous les cas l’armistice. En mai 1945, l’Allemagne ayant capitulé, toute la Wehrmacht devient prisonnière de guerre et ses 8 millions d’hommes sont libérés par tranches jusqu’en 1954. En France se trouvent ainsi 700 000 prisonniers allemands qui doivent contribuer à la reconstruction du pays, et que le gouvernement a la charge de dénazifier conformément aux accords de Potsdam. Enfin, le temps du combattant se termine avec la démobilisation. Mais le processus peut être extrêmement lent : à la fin de la Première Guerre mondiale, les derniers soldats des légions tchécoslovaques ne rentrent du front russe qu’en novembre 1920. Au-delà de la démobilisation, une nouvelle étape commence éventuellement, celle des associations d’anciens combattants, lesquelles peuvent constituer une part importante de la société. Dans la Bosnie de la fin du xxe siècle, par exemple, les deux tiers des hommes adultes ont combattu.

Bibliographie

Dans la peau d’un soldat, de la Rome antique à nos jours, Musée de l’Armée, Gallimard, 2017.

Ardant du Picq, Charles, Études sur le combat. Combat antique et combat moderne, Paris, Hachette & Dumaine, 1880 [Economica, 2004].

Audoin-Rouzeau, Stéphane, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxe siècles), Paris, Seuil, 2008.

Cochet, François, Les exclus de la victoire. Histoire des prisonniers de guerre, déportés et STO 1945-1985, Paris, SPM, 1992.

Masson, Philippe, L’homme en guerre 1901-2001. De la Marne à Sarajevo, Paris, Éditions du Rocher, 1997.

Pignot, Manon (dir.), L’enfant soldat xixe-xxie siècle, Paris, Armand Colin, 2012.


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