Les doutes de la foi

Résumé

La première modernité est un moment de recomposition, voire de fracture, de l’articulation entre activité intellectuelle et forme et expression de la foi. Le cadre intellectuel traditionnel doit se redéfinir face aux implications de la critique humaniste des textes, au défi lancé par la rupture protestante et par l’ouverture souvent problématique que constitue, pour les Européens, la rencontre avec Amérindiens, Africains et Asiatiques. Il en ressort un double mouvement, non exempt de tensions et de contradictions, de redéfinition de la doctrine et de catéchisation qui est lourd de conséquences sur la disposition à la croyance des fidèles, la croyance et l’expression de la foi se réduisant difficilement au consentement plus ou moins éclairé à un cadre de doctrine, fût-il modernisé.


La Renaissance voit s’effondrer une bonne partie des cadres intellectuels qui permettaient aux Européens de comprendre Dieu et la Création. Si tous sont touchés, le coup est particulièrement rude pour les catholiques, qui refusent de rompre avec la tradition de l’Église.

Le cadre intellectuel brisé de la croyance

Dès la moitié du xve siècle, avec l’exil des savants byzantins vers l’Occident, les humanistes s’ouvrent à la philologie et découvrent que les textes antiques leur sont parvenus corrompus par le temps. Ils ont tôt fait d’appliquer cette méthode critique aux textes sacrés. La comparaison des transcriptions, des copies et des traductions de la Bible met en évidence la mauvaise qualité des manuscrits disponibles et suscite des projets éditoriaux novateurs. En 1508, une Bible polyglotte imprimée à Alcalá de Henares met en regard le texte latin de la Vulgate, le grec de la Septante et des Évangiles et l’hébreu de l’Ancien Testament. En 1516, Érasme corrige et annote quant à lui le texte latin du Nouveau Testament à partir de l’original grec.

Dans un contexte de crise profonde des institutions du christianisme médiéval, ces humanistes veulent renouveler la spiritualité. Ils appréhendent les textes de la tradition d’une façon différente de celle de la scolastique, en cherchant à en retrouver le sens global. Ils font vaciller la tradition et accompagnent des courants spirituels qui se disent « évangéliques », comme celui qui entoure Juan de Valdès à Naples à partir de 1530. Ces courants appellent à une piété plus intériorisée, moins dépendante de l’institution et plus à même de combler les attentes spirituelles d’une population qui s’est urbanisée et enrichie.

La philologie entame la sacralité de la Vulgate, elle participe aussi au discrédit de l’autorité pontificale. Lorenzo Valla prouve, dès 1440, que la donation de Constantin – qui fonde pour une part le pouvoir de Rome – est un faux. Les réformes protestantes parachèvent ce processus. Reprenant le vœu jadis exprimé par Jan Hus et Jean Wyclif au xve siècle, elles proclament que l’Écriture doit être accessible à tous, sans la médiation du clergé. Les réformateurs traduisent donc la Bible pour la donner aux fidèles : Martin Luther en allemand (1522), William Tyndale en anglais (1526), Olivetan en français (1540). Ils croient revenir à l’Église du temps des Apôtres, qui ignore la hiérarchie cléricale.

Décentrement du monde chrétien et recul critique

Le décloisonnement du monde aggrave le bouleversement des cadres intellectuels de la foi. Les découvertes scientifiques sapent progressivement le savoir accumulé par la tradition chrétienne. C’est ce qui explique la crispation de Rome quand Copernic puis Galilée contredisent publiquement sa cosmologie qui place la Terre au centre de la Création. Pourtant, chez ces astronomes, comme chez les anatomistes condamnés par l’Église, la recherche scientifique est une quête de Dieu. La reconnaissance du continent américain et les débats autour de l’origine de son peuplement remettent aussi en cause le récit biblique. Le monde n’est plus centré sur Jérusalem et partagé entre les descendants de Sem, Cham et Japhet. La rencontre avec d’autres traditions chrétiennes – comme les coptes d’Éthiopie ou les chrétiens de saint Thomas au Malabar – oblige aussi l’Occident latin à repenser la place qu’il s’est donnée de principal héritier de la tradition chrétienne.

Alors que la théologie et la pastorale se durcissent en Europe, l’activité missionnaire doit paradoxalement adapter le message chrétien à des sociétés toujours plus lointaines : Indiens d’Amérique, Chine, Japon. Même s’ils restent exceptionnels, certains parcours de transfuges en disent long sur les problèmes ouverts par cette ouverture radicale. Le jésuite portugais Cristovão Ferreira (1580-1650) finit ainsi par écrire une réfutation du christianisme, après avoir étudié les chroniques chinoises et japonaises.

L’activité missionnaire et la créolisation du catholicisme dans les colonies dévoilent sa capacité à récupérer des croyances locales en apparente opposition à sa tradition. Elles révèlent la dimension éminemment sociale et politique du religieux. En décrivant la religion des brahmanes comme une simple coutume, le missionnaire Roberto de Nobili (1577-1656) opère ainsi un partage entre le cultuel et le civil, le social et le religieux que les sociétés européennes ont la plus grande difficulté à admettre en leur sein. De même, le travail missionnaire oblige à épurer les rites catholiques de tout ce qui leur est non essentiel. Il pose des questions de traduction insolubles des Écritures et de la doctrine qui finissent par questionner le fond du message catholique.

Tout cela provoque une mise à distance du discours religieux qui peut nourrir une forme de relativisme. Des Espagnols, comme Francisco Botello (†1645), affirment ainsi que chacun (catholique, musulman, etc.) peut être sauvé en suivant sa propre loi. Cette intériorisation de la foi éloigne la croyance intime de ses manifestations extérieures et ouvre la voie d’une critique plus fondamentale du religieux. Elle se joue différemment suivant les régions. Dans la plupart des pays d’Europe, l’État privilégie une confession. Les autres doivent émigrer ou vivre leur foi dans la clandestinité, comme le font les dissidents anglais (quakers, catholiques, etc.) ou les juifs et morisques d’Espagne. Mais on assiste aussi à l’émergence d’isolats plus tolérants, où différentes sensibilités coexistent, comme aux Provinces-Unies. Là, c’est précisément la coexistence religieuse qui nourrit le relativisme voire la critique – représentés notamment par Spinoza.

Doute et catéchisation

La hiérarchie catholique réagit à ces tensions. Le travail de redéfinition du concile de Trente (1545-1563) permet une reprise en main intellectuelle. Les minorités et les hérétiques sont poursuivis, notamment par les inquisitions espagnole et romaine. Les enjeux philologiques de la critique humaniste sont toutefois intégrés par la seconde scolastique de Salamanque et une série de commissions pontificales chargées de réviser la Vulgate. Ce travail est accompagné d’un effort de catéchisation intense.

Des politiques de discipline sociale sont mises en place, conjointement avec les États. Un de leurs enjeux est de contrôler l’appropriation du discours des clercs par les fidèles. Les ouvrages dévots en langue commune sont censurés par les États et mis à l’Index par l’Église dès le milieu du xvie siècle. La lecture, notamment féminine, est contrôlée de façon accrue car on l’accuse de propager l’hétérodoxie (illuminisme en Espagne, jansénisme en France). Le mysticisme est mis sous tutelle. On le soumet au contrôle d’un confesseur et à la pratique du discernement des esprits, qui articule médecine et théologie.

Des missions sont menées dans les campagnes européennes ou sur les frontières confessionnelles, avec l’ambition d’élever le niveau théologique des populations. Elles aboutissent à une forme de christianisation de l’irrationnel, qui déplace les frontières du surnaturel et intègre dans le catholicisme tridentin toute une série de croyances populaires – les apparitions fantomatiques des âmes du purgatoire par exemple. Au même moment, hors d’Europe, on tolère aussi bien les syncrétismes avec les religions locales.

Dans tous les cas, cette double contrainte – catéchisation et travail intellectuel d’un côté, censure et répression de l’autre – alimente une inquiétude et un doute. Il témoigne de l’impossibilité de maintenir un cadre chrétien uniforme. On le retrouve chez les élites intellectuelles comme dans le reste de la population. Il s’exprime parfois dans les autobiographies spirituelles des religieuses, dans la rhétorique du meunier frioulan Menocchio ou chez l’un de ses alter ego de La Mancha, Bartolomé Sánchez. De ce point de vue, c’est l’effort de catéchisation lui-même qui alimente le doute et suscite des questions qui ne se posaient pas dans l’Europe médiévale.

Bibliographie

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