La remise en cause d’un rôle capital de la traite des Noirs dans le développement européen n’empêche pas de souligner son rôle à échelle plus réduite, dans des domaines très diversifiés.
Ce modèle analytique enchaîne trois explications : le rôle primordial du commerce international dans la révolution industrielle, la domination des trafics coloniaux dans les échanges internationaux, la place structurante de la traite négrière au cœur du système marchand atlantique. D’où parfois une contraction simpliste : le rôle majeur de cette dernière dans la révolution industrielle.
Les deux puissances les plus investies – le Portugal/Brésil (4,56 millions de captifs) et la Grande-Bretagne (3,26 millions de captifs) – sont en opposition quant au profil de développement à l’époque contemporaine. Les écarts considérables dans le rapport entre migrations européennes et déportation des Africains au sein des puissances négrières européennes montrent que la variation du ratio n’induit pas un type ou un calendrier de développement.
L’idée d’une supériorité du commerce colonial par rapport au marché européen fait débat. Des chercheurs mettent en avant le rôle des trafics anciens concernant le sel, les vins et alcools, l’huile, les céréales, les draps de laine et les toiles de lin et de chanvre, les bois et matériaux navals, etc., relayés par le charbon et les produits métallurgiques. L’importance des profits réalisés à partir de l’océan Indien et de l’Extrême-Orient est soulignée, même si le volume d’échanges exige un transfert massif de métaux précieux en provenance du monde américain.
Le poids du commerce colonial dans le produit brut des puissances européennes paraît faible. L’industrialisation s’est enracinée dans l’artisanat supérieur, sans mobilisation excessive de capital au départ, avec l’appui du crédit bancaire, ce qui questionne le vieux principe de l’accumulation primitive. Des chercheurs donnent priorité à la consommation à travers l’addition de la hausse du niveau de vie et de la baisse du prix des produits suite à des gains de productivité. Les produits coloniaux, par leur cherté relative, seraient plutôt un frein à l’acquisition de produits manufacturés.
Il serait stupide de nier tout impact de la traite négrière atlantique sur l’économie européenne. Celle-ci a soutenu de nombreuses activités, tant pour la fourniture des produits pour les marché africain (textiles, produits métallurgiques comme armes, ustensiles, barres de fer et manilles, alcools, etc.) et américains métissés (morues, farines, vins, matériaux de construction, outillage, etc.) que pour la distribution des produits coloniaux (métaux précieux, tabac, sucre, café, cacao, coton, indigo, perles, cuirs, etc.) sur les marchés européens. Des pôles industriels ont pu en profiter, qu’ils soient centrés sur des grands ports négriers comme le couple Manchester-Liverpool ou à moindre échelle celui de Rouen-Le Havre ou la ville de Nantes pour l’industrie cotonnière, ou plus diffus comme le Perche normand et la Silésie pour leurs toiles ou le Limbourg et le pays de Liège pour leur métallurgie. Les industries agro-alimentaires, principalement le raffinage sucrier, viennent en complément, même si leur poids n’est pas comparable.
Reste qu’un strict décalque demeure impossible. Dans le cas français, Bordeaux, La Rochelle et Saint-Malo ne se sont pas mués en centres industriels et Lorient s’est d’abord appuyé sur la construction navale dans le transfert de la compagnie des Indes à l’arsenal de la Marine. Bristol, second centre négrier anglais, pèse peu par comparaison avec les grands ports exportateurs de charbon. La richesse de la fonction d’entrepôt mondial des grands ports hollandais a plutôt freiné leur industrialisation. Les négociants-armateurs n’ont pas été de grands industriels car ils conservent leur culture spéculative de diversification qui pense à court terme, orientation ne correspondant pas aux besoins de l’industrie. L’indiennage nantais est surtout une création du capital suisse.
La traite négrière atlantique peut-elle être considérée comme révélatrice de l’essence même du capitalisme pour sa marchandisation de tout – ici des êtres humains –, sa prise de risque révélée par des résultats très irréguliers quant aux profits retirés, sa contribution à concentrer l’activité marchande au sein d’une étroite élite appuyée sur de nombreux relais et sa contestation précoce du système de monopole au profit de la liberté d’entreprendre ? Juxtaposant le troc et le plus moderne du crédit, elle n’a joué aucun rôle décisif dans l’invention des techniques fondamentales par les Italiens de la fin du Moyen Âge. Dans la trajectoire du capitalisme, elle pourrait incarner son visage le plus sauvage, entre l’économie morale ancienne et l’État-providence du xxe siècle. Sa contestation économique correspond à la montée du libéralisme. Adam Smith et les milieux d’affaires britanniques tombent d’accord sur sa suppression au nom du libre échange, chose faite en 1807 et imposée vainement au reste de l’Europe en 1815 avant un ralliement dans le désordre sous la pression de l’impérialisme britannique. Dans la première mondialisation européenne, elle distingue par son ampleur le monde atlantique en lui conférant sa principale spécificité à travers les métissages américains dont les effets socioculturels se font sentir aujourd’hui au cœur des anciennes puissances négrières suite aux flux migratoires.
Le commerce des esclaves et des produits coloniaux a renouvelé les élites urbaines des places négrières et par capillarité sociale l’élite entière du pays, tout spécialement la noblesse en quête des riches dots de filles de négociants. Quelques fortunes des plus habiles ou plus chanceux ont trouvé à s’investir dans les secteurs les plus variés, soutenant aussi bien des patrimoines traditionnels fondés sur la propriété foncière et immobilière que des activités plus novatrices comme la banque et l’industrie. Cette accumulation s’est traduite en notabilité, mécénat et exercice de pouvoirs à l’échelle locale. L’attachement au modèle esclavagiste a freiné l’adaptation à la modernité.
La conquête des libertés et l’idéologie des droits de l’homme dans l’espace politique européen se sont d’abord édifiées sur la légitimation de l’esclavage, spécialement des Africains, en provoquant une racialisation de celui-ci. À partir de 1750, le mouvement abolitionniste s’est développé à partir du foyer anglais, mêlant des arguments de nature économique, philosophique et religieuse. Les inégalités de développement expliquent les décalages chronologiques entre la fin de la traite et la suppression de l’esclavage. Longtemps écartée comme sujet tabou, la traite négrière atlantique s’est muée depuis trente ans en enjeu politique mémoriel dans un climat rapidement polémique. Les grands ports européens s’y inscrivent selon des modalités spécifiques.
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