L’enseignement mutuel se propage rapidement au début du xixe siècle en Europe et dans le monde mais il disparaît progressivement vers 1840. En faisant appel à la co-instruction des élèves, l’enseignement mutuel a suscité un engouement notoire autant dans les sociétés philanthropiques qu’auprès des instances scolaires alors même que les démocraties naissantes se donnaient pour mission de généraliser l’instruction publique. Bien que les États aient adhéré différemment au mutualisme, celui-ci a souvent répondu à deux de leurs préoccupations : celle de massifier l’enseignement élémentaire en rendant publique l’instruction et cela, à moindre coût. En effet, compte-tenu notamment de leur situation économique précaire, les États européens peinent à étendre l’instruction, former et salarier correctement les maîtres.
Origine de la méthode
Bien que l’enseignement par les pairs trouve son origine des siècles auparavant, l’Écossais Andrew Bell (1753-1832) déclare avoir découvert le mode mutuel vers 1789 à Egmore en Inde alors qu’il était en charge de la direction du Military Male Orphan Asylum près de Madras. En observant l’élève John Friskin lisant un texte à des camarades, Bell aurait mis en place le mutual tuiton (un élève fait office de tuteur pour un camarade). À son retour en Angleterre en 1795, Bell poursuit ses expériences éducatives et rédige An Experiment in Education, made at the Male Asylum at Madras, suggesting a System by which a School or Family may teach itself under the Superintendence of the Master or Parent (1797). Deux ouvrages suivent, suscitant l’intérêt du public et de l’intendant de St-Botolph’s Aldgate, école anglicane de Londres, qui décide d’expérimenter le mutualisme auprès de ses élèves. À la même époque, un jeune instituteur anglais et quaker, Joseph Lancaster (1778-1838), ouvre une école élémentaire à Borough Road, dans le faubourg de Southwark, un quartier pauvre de Londres, et met en œuvre la méthode en y introduisant progressivement le monitorial system (des élèves sont choisis pour superviser des groupes de camarades). La paternité de la méthode fait dès lors débat : partisans et détracteurs, anglicans et quakers s’affrontent sur la question de l’enseignement religieux. Lancaster décrit dans Improvements in Education (1804) son expérience et ses pratiques avec les sept cents à mille élèves que compte sa classe. En 1808, The Society for Promoting the Lancasterian System for the Education of the Poor est créée, assurant alors la gestion des écoles lancastériennes de Londres et laissant leur fondateur s’occuper de la promotion de sa méthode. Peu à peu, les divergences entre les propositions pédagogiques de Bell et de Lancaster s’annihilent. Le mutual tuiton et le monitorial system se complètent pour donner naissance à la « méthode d’enseignement mutuel ».
La méthode
L’enseignement mutuel est fondé sur la réciprocité et sur une organisation hiérarchique. Les écoliers sont répartis en rangs dans une même salle en fonction de leur niveau de compétences et forment ainsi huit classes. Le maître choisit des moniteurs parmi les élèves avancés afin qu’ils encadrent leurs camarades ayant moins de compétences. Il les forme puis, par un système codifié de gestes et de commandements, il transmet ce qu’ils vont relayer aux autres élèves. Il n’enseigne qu’à la huitième classe, la première étant celle des débutants. Chaque classe correspond à un niveau en lecture, en écriture, en arithmétique, en religion, etc. Dans les écoles mutuelles, la journée est découpée en séquences successives de quatre à cinq minutes durant lesquelles les élèves effectuent simultanément un exercice de la même matière, correspondant à leur niveau et suivi d’une correction par leur moniteur. Le mode mutuel nécessite également une grande salle et du matériel spécifique : une estrade pour le maître et une pour le moniteur principal, une pendule, des longues tables bancs accueillant une dizaine d’élèves, des ardoises pour effectuer les exercices et pour en faciliter la correction par les moniteurs, des panneaux en bois suspendus sur les murs de la salle et sur lesquels la matière est organisée progressivement, des poteaux (les télégraphes) placés à l’extrémité des rangs qui indiquent au recto le niveau des élèves et au verso la syllabe « EX » signifiant que les élèves ont été « examinés » et qu’ils sont prêts pour passer à la classe supérieure. Parfois, le long des murs, existent également des demi-cercles tracés au sol ou sous la forme de fins arceaux en métal qui font face aux panneaux didactiques. Ceux-ci permettent aux élèves de se regrouper pour les exercices de lecture. Les tables des premiers rangs comportent une rainure emplie de sable pour s’approprier l’écriture. Ainsi, classe après classe, l’élève apprend les rudiments en lecture, écriture, etc. La huitième classe terminée, il peut quitter l’école.
Une alternative aux écoles mutuelles de Bell et Lancaster est proposée par le père Grégoire Girard (1765-1850) de Fribourg (Suisse). Dans ses « Girardines », il pratique dès 1816 une méthode mixte dans laquelle le maître introduit les nouvelles notions en collectif. Les moniteurs n’y sont plus de simples répétiteurs, mais sont formés pour être des « maîtres assistants ». Ainsi, durant la même période, des élèves peuvent faire simultanément de la lecture, alors que d’autres font de l’écriture ou d’autres encore de l’arithmétique.
Propagation et disparition progressive de l’enseignement mutuel
Après la chute de Napoléon Ier, la méthode mutuelle est adoptée dans presque tous les pays de l’Europe de l’Ouest et dans la plupart d’entre eux avec succès. En effet, une fois que le blocus continental a été levé en 1814, la méthode se répand d’abord en France sous l’impulsion des membres de la Société pour l’instruction élémentaire fondée en 1815. Après Paris, le mutualisme s’étend dans l’Oise, la Seine-et-Marne, le Midi puis dans d’autres départements. Dès 1816, il se propage en Suisse romande, puis à la fin de la décennie en Suisse italienne et dans le nord de l’Italie et de l’Europe. En une dizaine d’années, il traverse les frontières et les océans pour se développer sur le continent ainsi que dans les colonies britanniques et européennes. Lancaster se rend même aux États-Unis et en Amérique du Sud pour promulguer sa méthode et ouvrir des écoles. Néanmoins, il faut relativiser l’importance de l’implantation du mode mutuel. En effet, en 1834, seules 1 985 écoles l’ont adopté en France, alors que 24 310 écoles privilégient le mode simultané et 18 814 conservent le mode individuel. Des critiques se font également entendre dans de nombreux pays européens dès 1820 : la méthode n’est pas généralisable dans les classes de moins de soixante élèves ; les élèves ne sont pas aptes à remplacer le maître ; la religion n’y est pas enseignée correctement ; l’autorité du maître est amoindrie par le système ; la méthode est étrangère, trop militaire et permet aux maîtres de paresser ; le tutorat et le monitorat encouragent la désobéissance, etc.
Si, au début du xixe siècle, l’enseignement mutuel a séduit grâce à sa massification de l’école populaire à moindre coût, son déclin est également dû au fait que les systèmes scolaires se structurent et se dotent progressivement de bâtiments, de matériel et de maîtres formés. Force est de constater qu’il disparaîtra totalement dans la seconde moitié du siècle remplacé par une instruction publique rendue peu à peu gratuite, obligatoire qui, dès lors, regroupe les élèves par âge et par degré et qui privilégie un enseignement simultané.
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