Épistolières et construction d’un espace européen

Résumé

Du fait de l’élargissement de l’espace et de l’accélération du temps consécutifs aux bouleversements de la Révolution française, des femmes, saisies par la mobilité et la modernité du moment, font fi d’un épistolaire jusque-là largement limité à la sphère domestique et transforment leurs correspondances en une mise en réseau du nouvel espace européen. Transgressant frontières et différences des sexes, elles dessinent une nouvelle cartographie du continent où elles trouvent place et visibilité, construisent l’échange épistolaire en constellation et en font parfois le vecteur d’une opinion publique à l’échelle de l’Europe. Au cours du xixe siècle, une mutation s’opère vers un épistolaire devenant écriture publique, sous forme de publications à caractère spécifiquement épistolaire, Briefroman, roman-lettres, correspondance fictive ou lettre ouverte, signalisant une première entrée des femmes dans la sphère du politique.

Germaine Freiin von Stael-Holstein (1766-1817). Source : Österreichische Nationalbibliothek.

Bien avant la Révolution, les femmes des milieux aisés, à l’instar de Madame de Sévigné, entretenaient une relation privilégiée avec l’épistolaire : il leur revenait d’assurer ainsi les liens familiaux et les relations avec les proches ; cette écriture ne dérangeait ni l’ordre du quotidien ni l’ordre du foyer, et la lettre se pliait au rythme des humeurs comme des tâches domestiques. Mais bouleversements politiques et économiques et progrès techniques instaurent à partir de 1789 et durant tout le xixe siècle une modernité qualifiée par Goethe de « vélocifère ». Elle provoque un élargissement de l’espace épistolier et un changement de nature de l’épistolaire féminin : d’une part, la lettre devient alors souvent le seul lien entre des proches séparés par les guerres, les migrations ou une nouvelle mobilité ; d’autre part, elle sort la pratique féminine du privé. Alors même que les femmes demeurent exclues de la sphère politique et visées par un Code civil franchement misogyne, elles restent sous contrôle masculin jusque dans leur correspondance.

Deux types de réseaux épistolaires se dessinent alors : dans le droit fil de la conversation au sein des salons du xviiie siècle, le premier se construit autour d’une femme puis se constitue en constellation épistolaire propice à une mise en réseau de l’Europe. Ainsi, Germaine de Staël, entourée d’hôtes permanents venus de toute l’Europe – Jean de Sismondi, August Wilhelm Schlegel, Benjamin Constant – fait de son lieu d’exil suisse, Coppet, une plate-forme d’où rayonne un système de correspondances avec, selon les termes d’époque, ses « connexions » et ses « interférences ». Par leur circulation en réseaux, les lettres créent un espace spécifique d’opinion publique à l’échelle de l’Europe, comme le rappelle Stendhal qualifiant en 1817 Coppet de « lieu des états généraux de l’opinion européenne ».

Le deuxième type de réseau épistolaire, plus directement lié aux conséquences de la Révolution et donc à la dispersion des individus à travers l’Europe, se construit entre femmes. Moins public que le premier, plus dialogue que réseau, il n’en illustre pas moins le nouvel espace de liberté de circulation, d’affirmation et d’autonomie individuelles que la correspondance constitue désormais pour les femmes. On en veut pour exemple le courrier amical échangé entre 1800 et 1833 entre Rahel Levin-Varnhagen et son amie Berlinoise Pauline Wiesel : la première, issue de la communauté juive de Berlin et célèbre pour sa « mansarde », sorte d’anti-salon réputé dans toute l’Europe, est une épistolière infatigable (plus de six mille lettres connues) ; la seconde, volage et vagabonde, est une arpenteuse de l’Europe entre Berlin, Paris, Londres ou Madrid ; ses lettres dessinent la cartographie d’un espace européen émergent, avec ses métropoles et ses splendeurs et misères à la Balzac. Toutes deux ont en commun le sentiment d’être « en marge de la société », ce qui confère à leur hétéroclite correspondance un droit de regard sur la société, sur la situation des femmes et leurs aspirations à un autre statut. Hors de ces deux modèles dominants, les correspondances entre épistolières européennes empruntent au xixe siècle d’autres voies de circulation et des formes de diffusion diverses. Ainsi, dans les années 1840, Bettina von Arnim publie sous forme de Briefroman – genre qu’elle invente et où elle excelle – sa correspondance avec son amie d’adolescence, la poétesse Caroline de Günderode, qui s’est suicidée en 1806. Par ailleurs, alors que se profilent en Prusse les signes de la révolution de 1848, elle instaure un échange épistolaire direct avec le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, sollicitant par lettre le droit de lui dédier son dernier ouvrage, réquisitoire impitoyable de la condition ouvrière aux portes de Berlin. Si l’épistolaire est d’abord ici l’instrument ingénieux d’une stratégie pour sauver l’ouvrage de la censure, il confère au livre un statut de lettre ouverte, synonyme de liberté d’expression : « C’est une lettre, une lettre ouverte écrite au roi. C’est une adresse à notre temps composée par une femme, une courageuse prophétesse. » Jusqu’à sa mort en 1859, les lettres adressées par Bettina von Arnim aux hommes publics en France, Angleterre, Hongrie et Pologne, illustrent le processus qui transforme une anodine écriture privée en un instrument politique efficace, par lequel des femmes entrent dans la sphère publique. Cette extension du domaine de l’épistolaire au féminin se poursuit au cours du siècle : les innombrables lettres-brûlots de George Sand aux journaux et gazettes de son temps attestent d’une utilisation désormais bien établie de lettres ouvertes écrites par des femmes s’inscrivant dans la sphère publique. La correspondance carcérale de Rosa Luxemburg est proche en 1915 de cette pratique. En publiant les Spartacus-Briefe, elle fait non seulement entendre la voix des femmes dans le champ alors désespéré de l’action publique, mais donne aussi toute sa dimension spatiale, publique et politique à un écrit féminin arraché à l’enfermement de la prison. Certes, l’usage par les femmes d’un épistolaire à des fins publiques ne prend pas toujours ces formes extrêmes. Vers la fin du siècle naissent sous l’impulsion de féministes et de pacifistes des mouvements dont l’organisation repose essentiellement sur un solide réseau de correspondants et l’optimisation de la circulation des lettres sur tout le continent. Ces correspondances sont autant des chroniques de l’engagement des femmes contre la guerre au tournant du xxe siècle que les vecteurs d’une mise en œuvre à distance d’actions pour contrer la catastrophe. Ainsi, la correspondance de Bertha von Suttner avec Alfred Nobel relate, par-delà l’amitié improbable entre la pacifiste et le « roi de la dynamite », l’histoire du mouvement pacifiste et l’invention du prix Nobel de la paix. Dans cet échange épistolaire, la correspondance joue de tous les registres entre privé de l’amitié et public du mouvement pacifiste. Ni réseau constitué autour d’une femme, ni échange épistolaire entre femmes, la correspondance, faisant fi de la différence des sexes, devient alors discussion par lettres entre égaux sur une Europe en danger.

Bibliographie

Geiger, Ludwig (éd.), Bettine von Arnim und Friedrich Wilhelm IV, Frankfort-sur-le-Main, 1902.

Hoock-Demarle, Marie-Claire, L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris, Albin Michel 2008.

Hoock-Demarle, Marie-Claire, Bertha von Suttner, Amazone de la Paix, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2014.

Varnhagen von Ense, Rahel, Briefwechsel mit Pauline Wiesel, éd. par Barbara Hahn, Munich, C. H. Beck, 1997.


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