Pour Joseph de Maistre (1753-1821), le rétablissement d’un équilibre européen fondé sur le concert des monarchies renforcées ou restaurées forme une priorité dans la régénération postrévolutionnaire. En cela, ses vues se rapprochent de celles de son contemporain Louis de Bonald, autre théoricien de la Contre-Révolution. Cependant, le rôle de la religion comme ciment de la réconciliation des nations prend chez lui une dimension inédite, presque mystique. Dans Du Pape (1819), il dépeint à la fois le Saint-Siège comme l’origine historique et métaphysique de l’unité politique du continent, et comme l’arche de salut permettant sa réalisation à venir. Davantage qu’une simple manifestation précoce de catholicisme ultramontain, Maistre appelle de ses vœux la naissance d’un modèle européen à part entière s’organisant autour de la souveraineté pontificale.
Religion et souveraineté : une Europe mystique
Pour Maistre, le principe monarchique ne peut se résumer à une simple légitimité logique et rationnelle, puisqu’il procède de la monarchie spirituelle qu’est le Saint-Siège, ce qui distingue sa pensée de celle de Bonald. D’autre part, le concept d’infaillibilité pontificale représente pour lui l’essence d’une souveraineté spirituelle qui organise le monde temporel. La religion, l’Église et le pape fusionnent dans une entité unique et quasi surnaturelle : cette entité, vouée à ne jamais vieillir, à ne jamais disparaître, est la seule institution éternelle et immuable, de par son caractère divin. L’autorité romaine est ontologiquement supérieure à toute autorité humaine. C’est la première qui fait naître puis consacre la seconde, donnant au pouvoir royal, par la cérémonie du sacre, son assise même ; l’obéissance des rois au pape en découle. Ainsi, la fondation du trône de Pierre a permis à l’Europe d’entrer dans l’histoire. Le processus revêt une dimension ésotérique, qui fait du souverain pontife le « grand démiurge de la civilisation universelle », et de Charlemagne un « trismégiste moderne » – ce dernier terme renvoyant à la doctrine de l’hermétisme. Forte de sa toute-puissance spirituelle, la volonté divine s’exprimant dans la volonté pontificale guide les destinées du continent, voire du monde – ainsi le traité de Tordesillas –, jusqu’à détenir exceptionnellement le droit de guerre, laquelle, dès lors, devient sainte – ainsi les croisades.
La papauté, instance de médiation et de régulation
La papauté n’est pas pour autant une instance écrasante et potentiellement tyrannique. Selon Maistre, elle constitue au contraire l’unique rempart contre le despotisme. Dépositaire suprême des règles de gouvernance, elle peut en effet défaire les monarques qui les enfreignent, et éviter le risque révolutionnaire que rendrait inévitable toute désobéissance du peuple, même passive. Aux hommes, naturellement corrompus par leurs passions, elle oppose un frein moral ; aux rois potentiellement tentés par l’arbitraire, elle oppose un frein moral et politique. En outre, Rome est vectrice de la perfectibilité chrétienne, et, de ce fait, a permis au fil des siècles à l’Occident de se civiliser. Le penseur accorde au christianisme une vertu émancipatrice, arrachant l’humanité à la servitude, et hissant la femme hors de son rang subalterne afin d’anoblir l’homme en retour. « Les papes », affirme Maistre, furent en somme « les instituteurs, les tuteurs, les sauveurs et les véritables génies constituants de l’Europe ». Ils l’ont formée, au sens pédagogique du terme, en éduquant ses dirigeants à diriger, en rappelant les principes politiques généraux et les modalités de leur application, auxquels se conforment toutes les applications particulières. Ils ne sont pas seulement juges, mais constituent également la médiation par excellence ; aussi il serait souhaitable qu’ils deviennent ou re-deviennent les arbitres de toute diplomatie, rôle qu’ils auraient joué jadis, indirectement, par la présence de leurs légats lors de la signature des grands traités. Au moment même où les congrès se succèdent pour déterminer le sort des États, Maistre en appelle à une reprise active de ce magistère, à même d’amener la paix plutôt que la guerre, la conciliation plutôt que le conflit. Si on retient souvent ses pages sur le caractère inévitable de la violence, qui ont pu être interprétées comme une acceptation voire l’apologie de cette dernière, c’est bien la paix perpétuelle qui, pour lui, forme l’idéal à atteindre après deux décennies d’affrontements qui ont marqué une régression, voire une éclipse du droit international.
L’unité européenne et sa réalisation prochaine
La période révolutionnaire puis impériale n’est qu’une parenthèse, dont Maistre souhaite à présent qu’elle se referme dans une réconciliation internationale conditionnée par la réunification de la chrétienté. Il s’agit de donner vie à cette « hypothèse de toutes les souverainetés chrétiennes réunies par la fraternité religieuse en une sorte de république universelle, sous la suprématie mesurée du pouvoir spirituel suprême ». Les antagonismes historiques sont amenés à se résoudre, l’unité religieuse étant mère de l’unité politique. Cette résurrection doit commencer par celle du latin, langue universelle, idiome liturgique à la fois sacré et transnational.
Pour initier ce vaste mouvement, Maistre, comme Bonald, accorde à la France un rôle exemplaire : celui d’une mission millénaire qu’il attribue au caractère des Français, particulièrement enclins à considérer la religion comme une nécessité politique. Le royaume de France aurait été le premier à s’être bâti grâce à l’œuvre des évêques, premiers conseillers du monarque, traits d’union entre le paganisme druidique et l’ecclésiologie catholique. La « reconstruction du saint édifice » ne peut donc se passer du concours de l’épiscopat français, à condition qu’il s’extirpe définitivement du gallicanisme. Cependant, le penseur considère que c’est de l’Angleterre que doit venir la première étincelle, car l’anglicanisme, demeuré proche de la seule « vraie » religion catholique, est destiné à rejoindre celle-ci sans effort. Selon lui, l’ensemble des Églises nées de la Réforme tendent en réalité à rompre la logique schismatique et aspirent à rejoindre le bercail romain. Maistre est en revanche plus pessimiste quant au sort de la Russie et de la Grèce : l’influence asiatique éloigne la première de la matrice européenne originelle ; la seconde porte en elle des germes de division depuis douze siècles.
Se dessine donc chez Maistre une Europe en cours de réédification autour de l’alliance entre puissances catholiques d’une part, puissances protestantes revenant au catholicisme d’autre part. Le monde orthodoxe se voit pour l’heure écarté de cette apothéose dont le lieu symbolique est le Panthéon, temple païen de tous les dieux devenu temple chrétien de Dieu et de tous les saints. Cette Europe papale oscille sans cesse entre passé et avenir, entre volonté consciente de ses acteurs et œuvre surnaturelle de la divinité.
Armenteros, Carolina, L’idée française de l’histoire. Joseph de Maistre et sa postérité (1794-1854), Paris, Classiques Garnier, 2018.
Gengembre, Gérard, « La Contre-Révolution : Europe française ou Europe papale ? », dans Michel Perrin (dir.), L’idée de l'Europe au fil de deux millénaires, Paris, Beauchesne, 1994, p. 161-173.
Pranchère, Jean-Yves, L’autorité contre les Lumières. La philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Droz, 2004.