L’exil des musiciens judéo-allemands aux États-Unis (1933-1944)

Résumé

On estime qu’environ 1 500 musiciens ont fui l’Europe pour les États-Unis entre 1933 et 1944, chassés par le nazisme et les lois anti-juives. Cet afflux de concertistes, chefs d’orchestre, compositeurs et musicologues, le plus souvent de culture germanique, donne un essor incomparable à la vie musicale américaine, tout en permettant à la musicologie de s’établir comme discipline universitaire.

Portrait photographique d’Arnold Schönberg en 1927. Photo : Man Ray. Source : Arnold Schönberg Center via Wikimedia Commons.

Les concertistes déjà célèbres n’ont eu aucun mal à trouver leur place, à l’instar du pianiste Artur Schnabel (1882-1951), qui quitte Berlin en 1939, ou d’Arthur Rubinstein (1887-1982), même si ce dernier décide de s’installer à Paris en 1954. Parmi les pianistes plus jeunes, Rudolf Serkin (1903-1991) est peut-être celui qui entreprend la plus grande carrière dans sa patrie d’adoption. Il fait ses débuts en 1920 à Berlin où il se lie avec le quatuor Busch, avec lequel il émigre aux États-Unis en 1939. Il enseigne à plusieurs générations de pianistes au Curtis Institute of Music de Philadelphie, qu’il dirige ensuite entre 1968 et 1976. Il est notamment le premier à enregistrer aux États-Unis le Concerto pour piano op. 114 de Max Reger avec l’orchestre de Philadelphie dirigé par Eugène Ormandy. En 1951, Serkin et Adolf Busch fondent le Marlboro Music School and Festival, destiné à promouvoir la musique de chambre.

Parmi les violonistes, Simon Goldberg (1909-1993), le violon solo de l’Orchestre philharmonique de Berlin de 1929 à 1934, fait ses débuts à New York en 1938. Avec la pianiste Lili Kraus (1903-1986), elle aussi exilée, il enregistre en 1939 les sonates pour piano et violon de Mozart et est un enseignant très actif, notamment à l’Université de Yale, à la Juilliard School et au Curtis Institute of Music de Philadelphie.

De même, les chefs d’orchestre allemands de renommée internationale n’ont eu aucun mal à poursuivre leur carrière et ont permis aux orchestres américains d’atteindre leur meilleur niveau. Bruno Walter (1876-1962), qui dirige régulièrement l’Orchestre philharmonique de Berlin de 1919 à 1933 et prend la suite de Furtwängler à la tête de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, se réfugie en Autriche en 1933 avant de rejoindre les États-Unis en 1938. Dès 1939, il est chef invité des orchestres de la NBC, de Boston, de Chicago, de Los Angeles et de l’Orchestre philharmonique de New York, dont il devient le conseiller musical de 1947 à 1949. Parfaitement intégré au style de vie américain, il dirige aussi le Metropolitan Opera et contribue à diffuser en Amérique la musique de Gustav Malher, qu’il a bien connu. Il en est de même d’Otto Klemperer (1885-1973), l’un des principaux chefs d’orchestre allemands, directeur notamment du Kroll Oper, lieu mythique de l’innovation musicale. Il se réfugie en Autriche en 1933 avant de rejoindre les États-Unis, où il avait déjà fait une tournée dans les années 1920. On lui offre la direction musicale du Los Angeles Philharmonic Orchestra et il fait alors une carrière internationale, reconnu comme l’un des meilleurs chefs du répertoire germanique.

Certains, arrivés plus jeunes, débutent leur carrière aux États-Unis, comme Erich Leinsdorf (1912-1993), assistant de Bruno Walter à partir de 1934, qui s’exile en 1937. En 1939, il est nommé responsable du répertoire allemand au Metropolitan Opera, dirige les orchestres de Cleveland de 1943 à 1945 et de Rochester, avant de succéder en 1962 à Charles Münch à la tête de l’Orchestre symphonique de Boston. Son successeur à Cleveland est George Szell (1897-1970). Enfant prodige qui dirigeait l’Orchestre philharmonique de Berlin à 17 ans, il s’exile aux États-Unis en 1939. Chef invité au Metropolitan Opera de 1942 à 1946, il dirige l’Orchestre philharmonique de New York en 1944 et 1945 avant de prendre la tête de l’Orchestre de Cleveland dont il fait un orchestre prestigieux.

La situation est en revanche plus difficile pour les compositeurs, dont la renommée se limite souvent à leur pays. Cependant Hollywood leur offre des débouchés incomparables grâce à l’industrie florissante du cinéma et devient le centre du monde musical pendant la guerre. Les réfugiés élèvent la musique de film à un niveau inégalé, en y introduisant la musique germanique moderne, opérant une fusion entre Gustav Mahler et le jazz. Ils exercent aussi une influence sur George Gershwin, qui fréquente notamment Schoenberg.

Ceux qui composaient déjà des musiques de film en Allemagne importent leur savoir-faire, comme Frederick Hollander (1896-1976) et Franz Waxman (1906-1967). Hollander, qui s’était rendu célèbre en 1930 avec la musique de L’ange bleu, a un immense succès à Hollywood, composant la musique d’une centaine de films, entre autres pour George Cukor, Ernst Lubitsch et Billy Wilder, et est nominé quatre fois aux Oscars. Waxman écrit environ 150 musiques de films, dont Philadelphia Story et celles de Rebecca, Soupçons et Le procès Paradine de Hitchcock. Nominé douze fois aux Oscars, il en obtient deux pour Sunset Boulevard (1950) et Une place au soleil (1951).

Hanns Eisler (1898-1962) compose la musique de nombreux films, notamment pour Fritz Lang (Les bourreaux meurent aussi) mais est expulsé par le maccarthysme en 1948. Kurt Weill (1900-1950), qui avait travaillé pour Brecht, compose pour Broadway (notamment Lady in the Dark, sur des paroles d’Ira Gershwin, et One Touch of Venus). En revanche Ralph Benatzky (1884-1957), pourtant l’auteur en 1930 à Berlin de la fameuse opérette L’auberge du cheval blanc, et Eric Zeisl (1905-1959) ne réussissent pas à s’imposer.

D’autres, sans expérience, acceptent par nécessité les propositions d’Hollywood, comme Ernst Toch (1887-1964) et surtout Erich Wolfgang Korngold (1897-1957), qui donne à la musique de film ses lettres de noblesse. Compositeur-phare de la scène viennoise d’avant-guerre, son style post-romantique s’adapte parfaitement au cinéma : dès 1938, il est le premier compositeur à se voir décerner un Oscar pour Les aventures de Robin des bois de Michael Curtis avec Errol Flynn.

En revanche, la situation est plus difficile pour les compositeurs d’avant-garde, comme Stefan Wolpe (1902-1972), notamment quand ils sont âgés, comme Arnold Schönberg (1874-1951). Démis de ses fonctions de professeur de composition à Berlin en 1933, il est peu connu aux États-Unis. Il enseigne au Malkin Conservatory de Boston puis s’établit définitivement à Los Angeles où il enseigne de 1936 à 1944, vivant ensuite seulement de cours particuliers.

L’exil des juifs allemands et autrichiens profite aussi à l’Université. Pionnière de la discipline, la musicologie allemande s’implante aux États-Unis grâce à la présence des savants les plus actifs à Berlin et à Vienne, comme Alfred Einstein (1880-1952), Curt Sachs (1881-1959) et Karl Geiringer (1899-1989). Einstein, premier éditeur du Zeitschrift für Musikwissenschaft, enseigne au Smith College, Columbia, Princeton, à l’Université du Michigan et à la Hartt School of Music d’Hartford. Il est célèbre pour ses ouvrages sur Mozart, Schubert et surtout sur la musique romantique. Quant à Curt Sachs, l’un des fondateurs à Berlin de l’organologie moderne et le co-inventeur du système Sachs-Hornbostel de classification universelle des instruments de musique (1914), toujours en vigueur, il enseigne de 1937 à 1953 à la New York University et travaille à la New York Public Library. Enfin, Karl Geiringer, directeur à Vienne des archives de la célèbre Gesellschaft der Musikfreunde et spécialiste de Haydn, émigre en 1940 et fait une brillante carrière, enseignant vingt et un ans à Boston avant de prendre un poste définitif en 1962 à Santa Barbara.

D’autres, un peu plus jeunes, développent leur carrière surtout en Amérique, comme Willi Apel (1893-1988), qui avait obtenu son doctorat à Berlin en 1936 sur la musique de la Renaissance et émigre la même année aux États-Unis. Célèbre pour son Harvard Dictionary of Music (1944), il enseigne à Harvard de 1938 à 1942, puis pendant vingt ans à Indiana University à partir de 1950. De même, Leo Schrade (1903-1964), qui avait enseigné à Königsberg et à Bonn, quitte l’Allemagne dans les années 1930. Connu pour son ouvrage sur Monteverdi, il fait toute sa carrière à l’Université de Yale, avant de diriger à partir de 1958 l’institut de musicologie de Bâle. Enfin, Manfred Bukofzer (1910-1955), dont l’ouvrage Music in the Baroque Era (1947) reste une référence, a quitté l’Allemagne en 1933, passé son doctoral à Bâle avant de s’installer en 1939 aux États-Unis. Il enseigne à Berkeley de 1941 à sa mort.

Bibliographie

Brand, Juliane, The Dispersion of Hitler’s Exiles : European Musicians as Agents of Cultural Transformation (en ligne).

Brinkmann, Reinhold, Wolff, Christoph (dir.), Driven into Paradise : The Musical Migration from Nazi Germany to the United States, Berkeley, University of California Press, 1999.

Du Closel, Amaury, Olivier, Philippe (dir.), Déracinements. Musique, exil et transfert culturel pendant et après le Troisième Reich, Hermann, 2009.


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