Être vierge, c’est-à-dire n’avoir jamais eu de relations sexuelles, constitue pour le christianisme l’état de pureté spirituelle suprême, pour les hommes comme pour les femmes. Mais c’est surtout la virginité féminine qui focalise l’attention en Europe au xixe siècle : en un temps où les mécanismes de la fécondation sont mal connus et la contraception proscrite, elle garantit en effet la pureté d’une descendance. La médecine anatomo-clinique vient accentuer ce dimorphisme sexuel en affirmant l’existence de l’hymen, preuve supposée de la virginité féminine. D’où l’existence d’un double standard : tandis que l’on protège la virginité féminine, le dépucelage masculin avant le mariage est encouragé, car il participe de la construction de la virilité. Il a souvent lieu avec une domestique ou au bordel, comme en témoigne Stefan Zweig (1881-1942) dans son autobiographie Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, parue un an après sa mort. Cette situation perdure au xxe siècle partout en Europe : en Espagne, elle concerne encore 60 % des hommes interrogés dans les années 1960. Ce rite de passage masculin s’y effectue en bandes de jeunes (pandillas) ou en famille – comme en témoigne l’historien du cinéma Roman Gubern, né en 1934 et accompagné par son grand-père au bordel. Canaliser la sexualité masculine permet, pense-t-on alors, de protéger jusqu’au mariage la virginité féminine, qui a acquis une importance sociale considérable.
Ce prestige s’appuie sur un renouveau du culte marial et de la religiosité féminine au xixe siècle : pour des milliers de jeunes filles de tous milieux, le choix de la virginité perpétuelle par l’entrée en religion permet de s’affranchir des tutelles paternelle et conjugale. Ces vocations féminines ne concernent qu’une minorité de femmes, mais l’idéal de virginité se diffuse dans toute la société. En témoigne le succès de l’Association des enfants de Marie Immaculée, fondée en 1837 par les Filles de la Charité. Ou encore, dans les campagnes françaises, l’élection de rosières, jeunes villageoises mises en avant pour leur vertu – examen médical et certificat de virginité à l’appui. Dans la bourgeoisie catholique, où la virginité est un capital social nécessaire pour faire un bon mariage, les filles sont éduquées en « oies blanches » au couvent et tenues à l’écart des garçons jusqu’aux fiançailles. Dans les campagnes, où la fréquentation entre adolescents est tolérée, on préserve la virginité féminine en agitant le spectre de la « fille-mère » déshonorée : le droit français, qui interdit la recherche en paternité, la laisse sans recours. Dans les pays de tradition protestante, où l’éducation laisse plus de place à la spontanéité des relations entre filles et garçons, la situation est différente : les droits germaniques et anglais permettent aux filles séduites d’engager des poursuites contre leur séducteur et d’en obtenir réparation.
Au tournant des xixe et xxe siècles, on assiste à de profonds changements dans la conception des rapports de genre, et à la remise en cause du double standard qui marque l’éducation sentimentale et sexuelle des jeunes. Dans un contexte de revendications féministes et d’angoisses syphilitiques, des voix s’élèvent contre l’initiation masculine au bordel, qui fait courir le risque de la contamination aux épouses innocentes. À Londres, mais aussi à Bruxelles, des scandales éclatent autour de la prostitution de très jeunes vierges : dans la Pall Mall Gazette paraît ainsi en 1885 une enquête intitulée « Maiden Tribute to Modern Babylon », qui contribue à relever l’âge de la majorité sexuelle en Grande-Bretagne de 13 à 16 ans. La nuit de noces bourgeoise, qui livre une épouse innocente à un mari jugé brutal et indélicat, est largement dénoncée et qualifiée de « viol légal ». Pour y remédier, de nombreux pseudo-médecins rédigent, partout en Europe, de petits ouvrages éducatifs dédiés aux futures épouses, comme La nuit de noces de M. de Alba, paru en Espagne en 1920.
En France, la parution de tels ouvrages s’explique aussi par les angoisses démographiques : après la défaite de 1870 face à la Prusse, qu’on explique par la faible natalité française, les ouvrages érotisant le couple conjugal se multiplient. Pour encourager les naissances, la représentation de la virginité féminine y est totalement transformée : alors qu’au début du xixe siècle, la vierge était présentée comme éclatante de santé, elle devient, sous la plume du Dr Eynon, auteur d’un Manuel de l’amour conjugal, en 1909, une « jeune fille […] aux yeux cernés, […] semblable à la fleur étiolée », à qui seule la défloration lors de la nuit de noces peut apporter une « nouvelle fraîcheur ».
Ailleurs, le modèle bourgeois est battu en brèche pour des motifs politiques : dans « L’affranchissement de la femme par le travail » (1920), la militante féministe communiste russe Alexandra Kollontaï (1872-1952) affirme que la virginité féminine n’a d’importance que dans un système bourgeois attaché à l’héritage, et que sa préservation n’a plus de sens dans une république ouvrière. Les normes sexuelles se desserrent donc progressivement dans la plupart des villes européennes. Le flirt (de l’anglais flirtation, lui-même issu de l’expression française « conter fleurette » et qui désigne l’ensemble des mots doux, œillades et caresses, à l’exclusion du coït, pratiqués entre jeunes gens non mariés) s’étend de la bourgeoisie à toutes les classes sociales en Europe. Les interdits moraux restent toutefois pesants : le dépucelage ou la défloration hors mariage ont généralement lieu à la dérobée, au détour d’une ruelle ou dans un champ. L’évolution des mœurs fait naître des crispations sur le sens moral de la virginité : des jeunes filles qui se livrent à toutes les pratiques sexuelles sauf le coït ne sont-elles pas que des « demi-vierges » ? Dans la seconde moitié du xxe siècle, l’importance accordée à la virginité est de plus en plus contrastée, comme en témoigne pour le cas italien le film de Pasolini Enquête sur la sexualité (1964) : tandis que les urbain-e-s interrogé-e-s affirment que la défloration n’est plus un drame, les paysan-ne-s de Calabre continuent à voir la virginité féminine comme un trésor.
Les « révolutions sexuelles » des années 1960-1970 ont-elles sonné le glas de l’importance accordée à la virginité ? L’émancipation sexuelle des femmes, l’affirmation de l’égalité des sexes et le développement de la contraception ont bien entendu des effets sur les représentations et les pratiques liées à la virginité. Défloration et mariage se dissocient progressivement, et l’âge moyen au premier rapport sexuel connaît de ce fait une forte baisse, stabilisée en 2007 pour l’Union européenne autour de 16,5 ans en moyenne. Le gender gap tend à se réduire, mais cette moyenne cache d’importantes disparités entre les jeunes filles, plus précoces au nord qu’au sud ou à l’ouest de l’Europe. Toutes ces évolutions renforcent certaines angoisses autour de la virginité masculine : pression des pairs et culte de la performance font toujours du dépucelage une étape cruciale de la construction de la virilité. La virginité reste donc un enjeu intime important dans la construction des identités de genre. Depuis la fin du xxe siècle, on assiste à un retour de la virginité féminine, dans la mesure où, pour les populations musulmanes européennes, celle-ci est parfois exigée jusqu’au mariage. L’accroissement du recours à l’hyménoplastie révèle autant l’importance que conserve cette prétendue trace de virginité que la capacité des jeunes musulmanes à contourner les normes familiales. L’écho médiatique de ces pratiques, comme celui lié à la mise aux enchères par des jeunes femmes anglaise, italienne ou roumaine de leur virginité, témoigne de la relation contradictoire que les sociétés européennes contemporaines entretiennent à la virginité et à sa perte.
Bernau, Anke, Virgins : A Cultural History, Londres, Granta Books, 2007.
Knibiehler, Yvonne, La virginité féminine. Mythes, fantasmes, émancipation, Paris, Odile Jacob, 2012.
Mortas, Pauline, Une rose épineuse. La défloration au xixe siècle en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.