Ada Augusta Byron (1815-1852), plus connue sous le nom d’Ada Lovelace, fait partie des femmes inscrites au panthéon européen et mondial des technologies de l’information et de la communication (TIC), comme en témoignent le choix de nommer un langage de programmation Ada, les Ada Lovelace Awards de l’Association for Women in Computing, ou encore la célébration en 2015 du bicentenaire de sa naissance.
Ayant collaboré avec Charles Babbage (1791-1871), mathématicien britannique, précurseur de l’informatique, elle passe à la postérité comme étant la « première programmeuse » de l’histoire, alors que l’informatique en tant que telle n’existe pas encore. Elle est la première à utiliser des algorithmes mathématiques dans le cadre d’une machine, faisant de cette dernière l’ancêtre de l’ordinateur. La fille de Lord Byron devient ainsi une de ces rares personnalités féminines à émerger au sein de la préhistoire et de l’histoire des TIC, largement dominées par des acteurs masculins. D’autres européennes scandent toutefois l’histoire des TIC. Hedy Lamarr (1914-2000), actrice et scientifique, née à Vienne, contribue en 1941 avec George Antheil (1900-1959) à l’élaboration d’un système de transmission applicable aux torpilles radioguidées ; Alice Recoque (née en 1929), informaticienne française, est responsable dans les années 1970 du projet de mini-ordinateurs Mitra 15 à la Compagnie internationale pour l’informatique ; la Britannique Joan Clarke (1917-1996), proche d’Alan Turing (1912-1954), est une figure de la cryptologie, et Karen Spärck Jones (1935-2007), professeure à l’université de Cambridge jusqu’en 2002, est réputée pour ses contributions dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Néanmoins, ces scientifiques font exception. Les femmes sont le plus souvent cantonnées dans des tâches secondaires ou peu valorisées, comme dans le télégraphe où les femmes sont employées avant les années 1920 sur les lignes domestiques, plutôt que sur les lignes océaniques considérées plus complexes.
On peut même parler d’une relative et progressive invisibilisation des femmes, notamment dans l’informatique. Ce constat est mis en évidence en Grande-Bretagne, par exemple dans le cas du Rothamsted Statistics Department. Durant la période des années 1920 aux années 1990, deux cents femmes y sont assistantes et techniciennes, chargées du traitement de données agricoles. Peu connues, il est difficile de dire si leur invisibilisation dans l’histoire comme dans l’historiographie est liée à leur sexe ou/et leur statut – à l’instar des invisible technicians mis en valeur par l’historien et sociologue états-uniens Steven Shapin. Au sein des réseaux télégraphiques, de la commutation téléphonique, ou dans l’emploi des cartes perforées au temps de la mécanographie et des débuts de l’informatique, les femmes occupent essentiellement des emplois subalternes dans leurs secteurs respectifs – telles les « demoiselles du téléphone » connectant manuellement les lignes des correspondants.
Cette mise à l’écart des fonctions de décision et de pouvoir – à quelques exceptions près – est caractéristique de la position des femmes dans la phase de production des outils de communication, alors qu’elles occupent une place plus centrale en matière de consommation. À l’utilisatrice pionnière et consommatrice aisée – telle Pauline de Broglie, comtesse de Pange (1888-1972), qui relate ses usages du téléphone dans son livre Comment j’ai vu 1900 – s’oppose ainsi la figure des travailleuses peu qualifiées.
Des comparaisons plus attentives entre pays laissent apparaître, au-delà de ces points communs, des spécificités. Ainsi, alors que la maternité et le statut social des mères de jeunes enfants sont un obstacle aux carrières féminines dans l’informatique britannique, l’entreprise de Stephanie Shirley, « Freelance Programmers », fondée en 1962, essaye d’y répondre en employant des mères de famille comme programmeuses à temps partiel, en freelance et à domicile. Mais son idée s’exporte mal par exemple au Danemark dans les années 1970 car les gardes d’enfants y sont plus développées. En Europe de l’Est, les femmes impliquées dans des emplois technologiques sont davantage valorisées dans la période communiste, tandis que l’Ouest de l’Europe a tendance, comme les États-Unis, à progressivement évincer les femmes de fonctions devenues attractives et valorisantes, en particulier dans l’informatique. Ce dernier constat reflète les circulations entre le continent états-unien et l’Europe, notamment celles des représentations genrées véhiculées par des compagnies informatiques largement internationalisées comme IBM ou DEC, via leurs publicités.
L’histoire des femmes et des technologies de l’information et de la communication en Europe, encore partielle, éclatée et en cours d’écriture, est néanmoins assurément féconde : l’étude de la co-construction entre genre et TIC conduit à prendre en considération des formes d’intersectionnalité, la question des emplois subalternes et le statut de la science et de l’innovation. Elle interroge les rapports de pouvoir et d’expertise, mais aussi s’intéresse aux domaines adjacents auxquels les femmes ont contribué, comme ceux de la documentation ou des pratiques techniques telles la sténographie ou la dactylographie. Par ailleurs, ce sont aussi des usages genrés, par exemple ceux de la télématique, qui invitent à proposer une histoire à la croisée de l’histoire du genre et des techniques, mais aussi du politique, du social et de l’économique.
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Schafer, Valérie, Thierry, Benjamin (dir.), Connecting Women. Women, Gender and ICT in Europe in the Nineteenth and Twentieth Century, Heidelberg, New York, Dordrecht, Londres, Springer, 2015.