Le genre du communisme

Résumé

Fondés sur une pensée émancipatrice mais androcentrée, les régimes communistes établis en Europe de l’Est ouvrent effectivement aux femmes la voie du militantisme, des fonctions politiques et du travail salarié. Ce faisant, ils perpétuent aussi pourtant les rapports de genre préexistants en limitant la place des femmes ou en les marginalisant à certains secteurs. Ils produisent même leurs propres discours et politiques traditionalistes, centrés sur la famille, qui s’érodent toutefois progressivement dans les années 1970. Ces régimes permettent cependant le développement d’une sorte de « féminisme sans féministes » moins visible car plus diffus, grâce aux marges de manœuvre dont disposent les femmes pour défendre leurs revendications ponctuelles.

Couverture de la revue Neuer Weg (Nouvelle Voie), revue interne à destination des membres du parti communiste est-allemand en 1974, Bibliothèque du Bundesarchiv. Source : photo de l'auteur.

Le communisme, idéologie née en Europe au milieu du xixe siècle, soutient sous ses diverses formes un projet de transformation radicale de la société. Aussi, les partis et les régimes communistes ne peuvent rester sans effet sur les rapports de genre : ils impliquent des femmes et des hommes (et mettent en jeu des images de l’homme et de la femme) d’une manière qui remettent en question – et en même temps reproduisent – les rôles existants.

À la suite de Karl Marx (1818-1883), Friedrich Engels (1820-1895) ne voit dans le genre ni ordre, ni hiérarchie, ni domination spécifique : hommes et femmes sont considérés comme des sujets neutres. La domination masculine se ramène à une variante de la domination économique, destinée à disparaître dans le sillage de la révolution (L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884). Cette conviction s’exprime dans les pratiques militantes des partis comme dans certaines politiques, surtout initiales, des régimes communistes. Aussi soutiennent-ils la revendication du suffrage féminin avec constance, à l’instar du Parti communiste français qui présente des candidates dans les années 1930 alors que les femmes ne sont ni éligibles ni électrices ; ils établissent ou confirment le droit de vote et d’éligibilité féminins à leur arrivée au pouvoir à compter de la révolution russe de 1917. De ce fait, les partis communistes sont parmi les partis les plus féminisés d’Europe et certaines de leurs militantes accèdent à des responsabilités, telles l’Allemande Clara Zetkin (1857-1933), l’Espagnole Dolores Ibárruri (1895-1989) ou la Française Jeannette Vermeersch (1910-2001), toutes trois élues députées.

Mêlant considérations économiques et idéologiques, les régimes communistes encouragent aussi massivement le travail salarié des femmes et propagent des représentations nouvelles : celles de l’ouvrière, de la tractoriste et, plus tard, de l’ingénieure. Chez les bolcheviks des années 1920, et parfois chez les communistes au pouvoir en Europe centrale dans les années 1950, le travail salarié des femmes doit en outre s’accompagner de la prise en charge du travail domestique par la collectivité, y compris celle du soin et de l’éducation des enfants, censée conduire à la fin des rôles familiaux traditionnels et, selon Engels, au « dépérissement de la famille en tant qu’unité économique ».

Les régimes et les partis communistes procèdent toutefois comme si les rôles qu’ils permettent aux femmes de s’attribuer étaient neutres, sans s’interroger sur leur dimension androcentrée. D’où les limites des politiques émancipatrices et la réapparition de différences et de hiérarchies de genre dans les partis communistes et dans les sociétés qu’ils dominent. Dans les partis, les femmes sont d’autant moins souvent en position de responsabilité que le niveau hiérarchique s’élève et ce, à l’Est comme à l’Ouest. En RDA et en Roumanie, la part des femmes dans le parti s’élève à 36 % à la fin des années 1980, mais est moindre au Comité central (12 % en RDA, n’atteint jamais les 25 % voulus en Roumanie). En tant que femmes, elles militent dans les organisations de masse pacifistes, caritatives, culturelles ou locales, plus que dans le parti lui-même. Au niveau national, elles exercent leurs fonctions de préférence dans les affaires sociales et l’éducation, domaines jugés, par nature, féminins, et donc légitimes.

En outre, l’entrée des femmes dans le monde du travail rencontre de fortes résistances dans les entreprises et s’effectue de manière sélective, en privilégiant les secteurs féminisés de longue date (industrie légère, vente, administration, agriculture et enseignement), précisément ceux touchés par le chômage de masse après 1989.

À cette reproduction des rapports traditionnels de genre s’ajoute l’échec des régimes communistes à mettre en œuvre une véritable prise en charge des tâches domestiques par la collectivité, en dehors du développement des cantines pour les employé-e-s, des crèches et des écoles maternelles pour la petite enfance, tardivement et inégalement généralisées, les Allemandes de l'Est étant les mieux loties. Le temps consacré au travail domestique en URSS reste inégalement réparti entre les sexes lorsque tous deux travaillent (27 heures par semaine pour les femmes, 10 heures pour les hommes en 1970). En l’absence d’une véritable évolution des rôles au sein du foyer, cet échec, jamais compensé par l’improbable avènement d’une société de consommation socialiste, fait retomber sur les femmes les dysfonctionnements quotidiens de l’économie planifiée.

Les régimes et les partis communistes échouent non seulement à dépasser les catégories de genre, mails ils les réaffirment aussi, selon les circonstances. Ce mouvement s’observe d’abord en URSS où l’accession au « socialisme » dans les années 1930 remet en question la législation des années 1920 avec le durcissement de la loi sur le divorce, la fin de l’accès à la contraception et à l’avortement, la dissolution du zhenodtel (« section des femmes » du Comité central chargée spécifiquement de la question des femmes) et la revalorisation de la famille nucléaire dans une optique nataliste.

Le discours officiel, relayé par une importante iconographie, met alors en scène des hommes dans des rôles d’ouvriers, de soldats (auxquels s’ajoutent les partisans après 1945) et de dirigeants, tandis que les femmes incarnent des mères (souvent associées à la représentation de la paix après la Seconde Guerre mondiale) et des paysannes. Cette figure féminine vient étonnamment remplacer celle du moujik barbu des années 1920. Certaines militantes exploitent politiquement ces représentations : durant la guerre civile espagnole (1936-1939) Dolores Ibárruri met en avant sa fonction de mère et lors de la répression de l’insurrection de Budapest en 1956, Júlia Rajk (1914-1981) son rôle de veuve du ministre de l’Intérieur Laslo Rajk (1909-1949), exécuté sur ordre du secrétaire du Parti communiste hongrois Mátyás Rákosi (1892-1971).

La morale sexuelle conservatrice de l’époque stalinienne s’érode peu à peu à partir des années 1960 (nonobstant en Roumanie qui pratique une politique nataliste, interdisant entre autres l’avortement), dans une convergence avec les évolutions en cours à l’Ouest. Cette évolution est parallèle à l’élévation du niveau d’éducation et à la croissance du travail salarié féminin, avec des cas particuliers comme la Pologne après 1956, qui connaît un véritable backlash traditionnaliste, alliant nationalisme et hostilité au travail des femmes. Malgré tout, les préoccupations natalistes demeurent : dans les années 1970, la tendance des pays de l’Est est aux politiques maternalistes (comme la Muttipolitik est-allemande), qui compensent le manque de places en crèche par un généreux congé parental.

Les partis et les régimes communistes entreprennent donc d’émanciper les femmes, mais sans se confronter à la question des rapports de genre. De ce fait, il leur est difficile de défendre politiquement des intérêts spécifiquement féminins ou même de proposer une analyse genrée sans remettre en question l’ensemble du projet communiste ; d’où les rapports difficiles que les mouvements féministes, à partir des années 1970, connaissent avec les partis communistes à l’Ouest et leur commune opposition aux régimes à l’Est. Les régimes communistes permettent toutefois l’éclosion d’un féminisme moins visible car plus diffus, porté par les femmes dans les diverses institutions – du comité d’entreprise à la FDIF (Fédération démocratique internationale des femmes) – où elles utilisent leurs marges de manœuvre pour défendre des revendications spécifiquement féminines. On peut à ce titre parler de féministes sans féminisme.

Bibliographie

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