La « relation spéciale » anglo-américaine : mythe et réalité

Résumé

La « relation spéciale » entre le Royaume-Uni et les États-Unis émerge tardivement dans l’histoire des deux États. C’est en effet au cours de la Seconde Guerre mondiale, véritable matrice pour l’évolution future du rapport anglo-américain, que s’établissent une coopération militaire multidimensionnelle, une alliance nucléaire unique au monde et un partenariat diplomatique qui influence en profondeur les contours de l’ordre mondial d’après-guerre, ainsi que l’architecture de sécurité euro-atlantique. Pourtant, la puissance du discours churchillien qui a propagé le mythe d’une entente anglo-américaine idyllique, ne saurait cacher les divergences d’intérêts et la subsistance d’une logique de rivalité au cœur de la relation entre les deux puissances. Il faut donc aussi interpréter la « relation spéciale » comme un stratagème diplomatique, dont les Britanniques usent délibérément pour maximiser leur influence auprès de Washington et compenser leur déclin relatif.

La statue Allies du sculpteur Lawrence Holofcener, représentant Churchill et Roosevelt, dans le quartier de West End à Londres, fut inaugurée en mai 1995 et témoigne de la vitalité du mythe de la « relation spéciale ».

Quel meilleur exemple de la puissance des mythes dans les relations internationales que le concept de « Special Relationship » dont Churchill use pour la première fois dans son célèbre discours de Fulton, prononcé en mars 1946 ? L’ancien Premier ministre appelle à approfondir « l’association fraternelle des peuples de langue anglaise », à commencer par les liens spécifiques existant entre les États-Unis et le Royaume-Uni, pour faire face à un nouveau danger, l’URSS de Staline. Né lui-même d’un père issu de l’élite patricienne anglaise et d’une mère d’origine new-yorkaise, auteur d’une monumentale Histoire des peuples de langue anglaise, où transparaît sa croyance en une supériorité culturelle et politique des peuples anglo-saxons, Churchill est, durant la Seconde Guerre mondiale, la force motrice dans la constitution d’une relation unique entre Britanniques et Américains. Par contraste, le président Roosevelt se montre d’abord plus réservé, contraint par le profond neutralisme de l’opinion publique américaine, tout du moins jusqu’à ce que l’attaque surprise de la base de Pearl Harbor par le Japon en décembre 1941 ne vienne changer la donne. C’est dans le combat mené en commun contre les forces de l’Axe, qu’émergent donc à la fois la réalité et le mythe de la « relation spéciale » anglo-américaine.

Rien pourtant n’allait de soi entre l’ancienne métropole et la République américaine qui avait dû mener deux guerres contre Londres pour établir et défendre son indépendance (1775-1783 et 1812-1814). Avant les années 1940, la relation bilatérale n’a rien d’exceptionnel, oscillant entre tensions et indifférence. Un premier rapprochement est bien tenté dans les premières décennies du xxe siècle, mais l’engagement commun aux côtés de la France durant le premier conflit mondial ne débouche nullement sur une quelconque proximité anglo-américaine. Bien au contraire, les tensions l’emportent à partir du moment où l’Amérique se désengage à nouveau des affaires européennes à l’orée des années 1920.

Indéniablement quelque chose de nouveau émerge donc à partir de 1940, fruit de tous les efforts déployés par Churchill pour nouer une relation personnelle d’exception avec Roosevelt et le convaincre de s’impliquer dans le combat contre Hitler. Il en résulte tout d’abord ce que le général américain George Marshall a pu décrire comme « la plus complète unification des efforts militaires jamais atteinte entre deux États alliés ». Cette coopération militaire va d’ailleurs représenter par la suite une continuité forte : l’engagement contre l’ennemi commun soviétique pendant la guerre froide ne fait que prolonger la fraternité des armes inaugurée pendant la période 1941-1945. Après 1989, les deux armées luttent côte à côte dans les Balkans, et plus récemment, en Afghanistan et en Irak. Un second aspect de l’exceptionnelle proximité anglo-américaine est la collaboration en matière de recherche atomique. Les savants britanniques sont intégrés au projet Manhattan dès août 1943. Si la loi Mac Mahon votée par le Congrès américain en 1946 met fin à cette coopération, l’alliance nucléaire anglo-américaine est relancée à partir de 1958, aboutissant à un partenariat stratégique et technologique unique au monde, en dépit des intérêts bien souvent divergents des deux partenaires en situation largement asymétrique. Enfin, Churchill et Roosevelt prennent ensemble des décisions politiques majeures concernant les contours du nouvel ordre mondial de l’après-guerre. Signée dès août 1941 par les deux hommes, la charte de l’Atlantique appelle l’avènement d’un monde démocratique, respectant les libertés individuelles, mais aussi l’existence d’une « sécurité économique par rapport au besoin », annonçant les « États providence » de l’après-guerre. Ce texte préfigure ainsi l’établissement de l’Organisation des Nations unies, ainsi que le nouvel ordre économique mondial issu de la conférence de Bretton Woods (juillet 1944) où triomphent les conceptions anglo-américaines, fondées sur le dollar, la libre convertibilité des monnaies et la libéralisation des échanges.

Dans ses Mémoires, Churchill a largement contribué à propager le mythe d’une entente anglo-américaine idyllique, qui devrait se prolonger au-delà de la guerre, pour la préservation des intérêts communs et le bien de tous. Aussi, plusieurs grands couples exécutifs anglo-américains s’inscrivent-ils délibérément dans les pas de cette tradition d’entente interpersonnelle au plus haut niveau fondée par Churchill et Roosevelt, qu’il s’agisse de Macmillan et Kennedy au début des années 1960 avec entre autres le succès majeur des accords de Nassau de 1962 (qui prévoient que les sous-marins nucléaires britanniques seront équipés du missile américain Polaris et intégrés au commandement de l’OTAN), qu’il s’agisse de Thatcher et Reagan dans les années 1980 dans le contexte de la nouvelle guerre froide, ou encore, plus récemment, de Blair et Bush qui mènent ensemble la « guerre contre le terrorisme », en lançant notamment la très controversée deuxième guerre du Golfe contre l’Irak de Saddam Hussein en 2003.

À partir des années 1970-1980, les historiens ont toutefois mis au jour une image bien plus contrastée de la relation anglo-américaine : certes exceptionnellement intense, l’alliance anglo-américaine n’en évolue pas moins au gré des rapports de force entre Londres et Washington, ce qui ne va pas sans tensions ni divergences. Dès l’époque de Churchill d’ailleurs, le maintien de l’Empire britannique ou la place à réserver à la France de De Gaulle dans l’après-guerre ont été sources de frictions. Du fait de la persistance de la rivalité entre les deux États dans la collaboration même, s’impose le paradoxe d’une « coopération compétitive ». Allant plus loin, l’historien britannique David Reynolds montre qu’il y a de la part des dirigeants britanniques, avec la « relation spéciale », la construction délibérée d’un mythe, l’invention d’une tradition diplomatique, en vue de mieux promouvoir les intérêts britanniques : au fond, il s’agit d’un véritable stratagème, visant à se servir des traits culturels communs liant Américains et Britanniques pour faire émerger un rapport de proximité spécifique avec la nouvelle superpuissance américaine, et compenser ainsi le déclin inéluctable de la puissance britannique. Si les dirigeants britanniques estiment en leur for intérieur disposer d’une sagesse supérieure en matière internationale qui leur permet de guider le nouveau venu sur la scène mondiale dans un sens favorable à leurs intérêts, avec le temps, le rapport anglo-américain devient de plus en plus déséquilibré, et donc nécessairement moins central vu de Washington.

La force du mythe de la « relation spéciale » aura été que les dirigeants britanniques, qui contribuent à le forger et à le réactiver régulièrement, finissent eux-mêmes par y croire. Cela a pour effet secondaire de retarder l’ajustement du Royaume-Uni à son statut de puissance principalement européenne, ce dont témoignent encore aujourd’hui les espoirs irréalistes des plus fervents partisans du Brexit. Sans doute un des apports effectifs essentiels de la « relation spéciale » a été de contribuer à faire sortir définitivement les États-Unis de leur isolationnisme, permettant l’émergence de l’Alliance atlantique dont l’ensemble de l’Europe de l’Ouest a tiré profit – et à cet égard, le rôle du secrétaire d’État britannique Ernest Bevin est essentiel. Néanmoins, à l’heure du « pivot vers l’Asie » opéré par les États-Unis depuis la présidence Obama ou du néo-nationalisme inauguré par l’actuel président Trump, on doit se demander si le mythe de la « relation spéciale » n’est pas devenu, du point de vue de l’intérêt national britannique, une source d’illusions qu’il conviendrait de déconstruire.

Bibliographie

Baylis, John, « The “Special Relationship” : A Diverting British Myth ? », dans Cyril Buffet et Beatrice Heuser (dir.), Haunted by History : Myths in International Relations, Providence, Berghahn Books, 1998, p. 116-134.

Chassaigne, Philippe, Royaume-Uni-États-Unis : 1945-1990, la relation spéciale, Neuilly, Atlande, 2003.

Reynolds, David, « Rethinking Anglo-American Relations », International Affairs, vol. 65, no 1, 1988, p. 89-111.


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