L’influence européenne dans l’architecture japonaise (1860-1930)

Résumé

Sortant son pays de deux siècles de fermeture, l’empereur Meiji va conduire une intense politique de modernisation tout au long de son règne (1868-1912). Appelés pour participer à cette entreprise, des ingénieurs et architectes étrangers – italiens, français, britanniques, allemands et américains – débarquent dans l’archipel pour y diriger de grands ou petits chantiers de construction. Ils seront à l’origine des premiers édifices marqués par les modèles européens au Japon et formeront les premiers architectes japonais à l’architecture occidentale.

Banque du Japon, édifiée entre 1890 et 1896 à Tokyo par Tatsuno Kingo.

Au Japon, la politique isolationniste instaurée par le shogunat Tokugawa prend fin entre 1853 et 1867, c’est-à-dire entre l’arrivée de l’escadron du commodore Matthew C. Perry (1794-1858) dans la baie de Tokyo et la reprise du pouvoir par l’empereur Meiji (1852-1912). Celui-ci, conscient de l’état d’archaïsme dans lequel se trouve son pays par rapport aux grandes puissances occidentales, va conduire tout au long de son règne une intense politique de modernisation. Dans cette entreprise, son gouvernement va s’adjoindre un nombre important de diplomates, d’officiers, d’hommes de loi, de négociants, d’intellectuels, d’ingénieurs et d’architectes étrangers. Ces hommes accompagneront la mise en œuvre de chantiers visant à atteindre une modernité occidentale, en matière d’industrialisation, de militarisation et d’éducation.

L’occidentalisation

Dans ce cadre, de nombreux ingénieurs et architectes italiens, français, britanniques, allemands et américains débarquent dans l’archipel pour y diriger de grands ou petits chantiers de construction, qui participent à l’industrialisation du pays et à la modernisation de ses infrastructures. Le gouvernement leur confie aussi l’image de l’occidentalisation du Japon. Sur ce plan, les œuvres du Britannique Thomas James Waters (1842-1898) sont parmi les premières du genre. Il dessine en 1871 l’Office des monnaies (Zôheiryô) et la résidence  Senbukan à Osaka, avant de réaliser l’année suivante le pont suspendu en fer de Yamazato dans l’enceinte du palais impérial.

Convoitant une place de leader dans l’ère industrielle, le gouvernement Meiji va également réformer l’enseignement universitaire en invitant de nombreux Occidentaux à venir transmettre leur savoir à la jeune élite nipponne. L’architecte britannique Josiah Conder (1852-1920) est connu comme étant le premier professeur d’architecture au Japon, bien que ce titre revienne plutôt à un Français installé en Écosse, l’architecte Charles Alfred Chastel de Boinville (1850-1897), et à l’Italien Giovanni Vincenzo Cappelletti (1843-1887). Quoi qu’il en soit, à partir de 1877 et pendant une dizaine d’années, Conder enseigne à l’université impériale de Tokyo l’art de bâtir, mais aussi l’histoire et la théorie de l’architecture, ce qui lui vaut d’être connu comme le père de l’architecture moderne japonaise.

Dans toutes les disciplines, l’apprentissage des sciences et des techniques modernes se poursuit par-delà les frontières. En architecture, pendant que les élèves de l’université impériale de Tokyo sont initiés à l’art de bâtir d’Occident, d’autres étudiants vont compléter leur formation dans de célèbres agences étrangères ou dans les plus grandes écoles d’Amérique, d’Europe et même de l’Inde coloniale. Ainsi Yamaguchi Hanroku (1858-1900) étudie à l’École centrale de Paris entre 1876 et 1879. Dans les années 1880, Tatsuno Kingo (1854-1919), formé par Conder au Japon, part travailler à Londres dans l’agence de William Burges (1827-1881). Peu après son retour d’Angleterre, il devient directeur du département technique de l’université impériale de Tokyo. Ces voyages d’études ne cesseront plus. En 1921 encore, Nakamura Jumpei (1887-1977) vient étudier l’architecture à l’École des beaux-arts de Paris pendant deux ans et demi avant de rentrer au Japon, où il devient en 1925 professeur à l’université d’ingénierie de Yokohama. Il y formera dans la tradition française toute une génération d’architectes japonais.

Ainsi dès les débuts de l’ère Meiji, le cursus universitaire proposé aux futurs architectes est-il imprégné des pensées et des méthodes occidentales. L’emprunt au Vieux Continent, qui semble systématique dans l’enseignement du projet d’architecture et d’urbanisme comme dans celui de l’aménagement territorial, apparaît aussi dans les premières théories nipponnes de l’architecture et de la restauration. Il commande également l’établissement de nouvelles disciplines, telle l’histoire de l’architecture, dont les pionniers seront Itô Chûta (1867-1954), Sekino Tadashi (1868-1935), Amanuma Shun-Ichi (1876-1947), Adachi Kô (1898-1941) et, un peu plus tard, Ôta Hirotarô (1912-2007).

Naissance du style pseudo-occidental

Ces premières générations de bâtisseurs et de théoriciens japonais seront, avec les architectes pilotes venus d’Occident, les promoteurs d’un nouveau style architectural, connu aujourd’hui sous le nom de giyôfû, style pseudo-occidental. Cette terminologie, utilisée pour désigner l’architecture japonaise moderne (1868-1945) dont la forme s’apparente à l’architecture occidentale, permet de regrouper deux types de construction.

Viennent d’abord les édifices de formes occidentales mais dont les techniques de réalisation sont manifestement issues de la tradition japonaise, c’est-à-dire de la charpenterie. Dans le Japon des années 1870-1880, les ouvriers du bâtiment étaient en effet majoritairement charpentiers et il était difficile de trouver une main-d’œuvre suffisamment qualifiée pour réaliser des constructions maçonnées. Ces structures hybrides, d’aspect occidental mais réalisées selon des procédés nippons, seraient ainsi les plus anciennes, comme l’attestent les croisées d’ogives en bois de la charpente de l’église d’Ôura érigée en 1864 à Nagasaki. S’y ajoutent ensuite les édifices dont l’apparence comme les techniques mises en œuvre sont occidentales. Waters, Chastel de Boinville et Conder signent les premiers édifices de ce type. Tatsuno Kingo, avec la Banque du Japon qu’il réalise à Tokyo entre 1890 et 1896, est le premier architecte japonais à bâtir dans ce même style.

Dans l’empire du Soleil levant, depuis les années 1870, l’acculturation avec l’Occident est telle qu’il semble vain de chercher dans l’avant-garde architecturale des théories ou des réalisations purement japonaises, non empreintes de celles du Vieux Continent. Ce constat ne doit toutefois pas conduire à confondre occidentalisation et modernisation. Au cœur de l’époque Meiji, dans plusieurs villes japonaises – à Kawagoe dans la préfecture de Saitama, à Takaoka dans la préfecture de Toyama, à Takayama dans la préfecture de Gifu – de nombreuses résidences de riches marchands sont bâties dans un style japonais, qui présente un autre visage de la modernité architecturale nipponne.  

Bibliographie

Cluzel, Jean-Sébastien, Architecture éternelle du Japon, de l’histoire aux mythes, Dijon, Éditions Faton, 2008.

Shimizu, Shigeatsu, Giyôfû kenchiku (L’architecture de style pseudo-occidental), Tokyo, Shibundô, 2003.

Stewart, David B., The Making of a Modern Japanese Architecture, New York, Kodansha International, 1987.


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