Le 8 décembre 1609 est inaugurée à Milan l’une des premières bibliothèques publiques d’Europe, l’Ambrosienne. Son créateur, Frédéric Borromée, cardinal-archevêque de Milan, y réunit une collection à l’ambition universelle : des manuscrits et des imprimés dans toutes les langues, des objets d’art et de curiosité qui forment un musée. Des lettrés pensionnés, appelés « docteurs », y travaillent à plein temps ; la vaste salle de lecture est ouverte aux érudits d’Europe, jusqu’au Levant. Une imprimerie, enfin, diffuse les travaux des docteurs dans toute la république des lettres.
Dans les années de création, Frédéric Borromée n’a pas encore déterminé clairement la place qu’il souhaite donner aux sciences de la nature à l’Ambrosienne. Il suit avec un grand intérêt les débuts de l’académie des Lincei (« Lynx »), fondée à Rome en 1603 pour promouvoir les sciences de l’observation. Fasciné depuis l’enfance par les spectacles de la nature, il lit avec avidité des traités de vulgarisation astronomiques et possède pour son usage plusieurs télescopes. Il admire l’œuvre du Danois Tycho Brahe, fondateur en 1576 de l’observatoire d’Uraniborg, doté d’une bibliothèque et d’une imprimerie. Dans les mois de fondation, Borromée rêve pour l’Ambrosienne d’un planétarium, où des mécanismes reproduiraient les mouvements des astres – resté à l’état de projet. Mais peu à peu, la place dévolue aux sciences naturelles va s’amenuisant. Les « docteurs », des clercs déchargés des devoirs du ministère pour lire et écrire, sont tous théologiens et philologues, spécialisés en poésie, histoire, liturgie et langues orientales. Borromée envisage d’appeler un mathématicien à la bibliothèque, puis y renonce.
Ces hésitations mettent en lumière une vaste contradiction qui traverse la science dans l’Europe de la Réforme catholique. Pour être ouvert à l’esprit d’investigation, Frédéric Borromée reste très attaché à l’autorité d’Aristote, socle de la philosophie naturelle médiévale ébranlé par la nouvelle méthode empirique. Dans sa province de Milan, il mène la lutte contre les superstitions, la sorcellerie et la magie voulue par le concile de Trente (1545-1563) ; or, à ses yeux, les sciences naturelles risquent toujours de dériver vers l’alchimie et la nécromancie. Membre de la congrégation de l’Index, qui censure les livres contraires aux enseignements de l’Église catholique, il suit les orientations de Rome en matière d’astronomie : malgré son intérêt manifeste pour les travaux de Galilée, avec qui il correspond, il s’éloigne quand l’Index commence à examiner avec suspicion ses travaux, avant d’interrompre toute correspondance en 1627. Au final, l’Ambrosienne n’est ni un observatoire ni un lieu d’expériences scientifiques.
La nature est néanmoins très présente dans les publications érudites et philologiques de la typographie ambrosienne. Dans le plan de recherches donné par Frédéric Borromée aux docteurs, l’étude des merveilles de la création est une voie pour s’élever graduellement vers Dieu et vers la théologie, sommet de l’arbre de la connaissance. Quand les docteurs explorent la nature dans leurs travaux, ils poursuivent la tradition médiévale et humaniste qui associe étude et contemplation : ainsi le poète Benedetto Sossago excelle à évoquer les paysages, l’historien Giuseppe Ripamonti à planter le décor des grands drames ; le théologien Antonio Rusca décrit par le menu la géographie de l’enfer, schémas à l’appui. Comme Pic de la Mirandole, ils lisent dans le cosmos les signes de la providence. Le même esprit se lit dans la collection de natures mortes formée par Borromée pour le musée de la bibliothèque : bouquets, paysages grandioses, et un résumé de la création commandé au Flamand Jan Brueghel (1568-1625) en quatre tableaux, les Quatre éléments.
Aux lecteurs extérieurs, Milanais ou Européens de passage, la bibliothèque offre une mine de traités scientifiques (médecine, botanique, zoologie, astronomie, etc.), composés dans toutes les langues, de l’Antiquité à l’époque moderne. Pour bonne part, ils ont été acquis dans les années fondatrices, entre 1605 et 1614. Répétant la geste des envoyés de Ptolémée pour la bibliothèque d’Alexandrie, les émissaires de Borromée parcourent l’Italie (Bobbio, Naples et Italie méridionale, Venise et Gênes), le Saint-Empire (Innsbruck, Francfort), les Flandres (Louvain, Bruxelles, Anvers), la France (Paris, Lyon) et la péninsule Ibérique. La moisson de traités savants est abondante au Levant : en Grèce (Corfou, Zante, Thessalie, Macédoine et Crète), à Tripoli de Syrie, à Jérusalem, en Égypte, à Chypre et à Alep. L’Ambrosienne acquiert par exemple le Livre des animaux (Kitāb al-hayawān) de ’Amr bin Bahr Al-Ǧah̩iz̩ ( ?-869), un ouvrage qui dépasse Aristote par ses comparaisons audacieuses entre comportements animaux et humains et par sa réflexion sur l'évolution des espèces.
Accéder à ces trésors suppose, de la part du lecteur du xviie siècle, de vaincre deux obstacles majeurs, communs à bien des bibliothèques. D’abord connaître l’ouvrage par un signalement, car l’Ambrosienne ne fait pas imprimer de catalogues de ses collections, à la différence de la Sorbonne (1550) ou de l’université de Leyde (1595). Puis compter avec les règles de l’Index : les livres hérétiques, hétérodoxes ou immoraux, sont interdits à la consultation ou censurés. En 1664, un élève de Trinity College en voyage à travers le continent, Philip Skippon (1641-1691), consulte à l’Ambrosienne un traité de botanique de Conrad Gessner (1516-1565) privé des passages « magiques et superstitieux », biffés à la plume. Au reste, ce lecteur y trouverait difficilement les dernières nouveautés savantes, car telle n’est pas la vocation première de la bibliothèque, avant tout tournée vers l’érudition philologique, c’est-à-dire l’édition de textes anciens.
Parmi les ouvrages naturalistes de l’Ambrosienne, une place de choix revient à la connaissance du Nouveau Monde, du Levant et de l’Orient, qui se dévoilent alors aux Européens. Borromée est désireux de connaître les populations d’Amérique et d’Asie, mais aussi les vertus médicinales des plantes, des pierres et des baumes. Cet enthousiasme est propre à une époque, à une société : Milan est un vivier de missionnaires, ces pères qui diffusent la foi catholique dans les Indes occidentales (Amériques) et orientales (Asie). La bibliothèque accompagne cette ardeur collective en acquérant de nombreux récits de mission et des descriptions topographiques, tel le De Christiana Expeditione apud Sinas par le jésuite Nicolas Trigault (1577-1628), publié à Anvers et à Augsbourg en 1615. En outre, des missionnaires qui sillonnent l’Europe pour collecter des fonds et recruter passent régulièrement à Milan, par exemple, en 1616, les Flamands Trigault et Johann Schreck, procureurs jésuites pour la mission en Chine. Borromée leur donne un télescope de sa collection, qui parvient ainsi à Chongzhen (1611-1644), dernier empereur de la dynastie Ming. En retour, quelques livres et objets naturels de l’Ambrosienne proviennent des terres de mission. Le jésuite Diego de Torres Bollo (1551-1638) expédie du Paraguay un livre de Chine, un baume et quelques bézoards, visibles aujourd’hui dans la pinacothèque ambrosienne.
Plus que la « franc-maçonnerie du télescope » (Lucien Febvre), l’Ambrosienne a donc pour horizon l’Europe catholique en expansion. La nature s’y étudie selon les contraintes et les contradictions propres à la science catholique moderne : appétit de savoir universel, mais illustration de la foi catholique ; collections généreuses, acquises sans compter, mais plan et conditions de recherches limitées par le souci constant de l’orthodoxie.
Buzzi, Franco, Ferro, Roberta (dir.), Federico Borromeo fondatore della Biblioteca Ambrosiana, Milan/Rome, Biblioteca Ambrosiana/Bulzoni, 2005.
Catto, Michela, Signorotto, Gianvittorio (dir.), Milano, l’Ambrosiana e la conoscenza dei Nuovi Mondi (secoli XVII-XVIII), Milan/Rome, Ambrosiana/Bulzoni, 2015.
Lezowski, Marie, L’abrégé du monde : une histoire sociale de la bibliothèque Ambrosienne, v. 1590-v. 1660, Paris, Classiques Garnier, 2015.