La musique aux armées

Résumé

Nombre de traces iconographiques et matérielles attestent l’utilisation de trompes et autres instruments à vent sur les champs de bataille depuis l’Antiquité. Participant de l’expérience sonore des soldats, la musique a assumé diverses fonctions qui ont évolué au gré des époques en Europe. Si les instruments à percussion, les trompes et trompettes ont d’abord servi à transmettre des signaux, la naissance d’un répertoire spécifique de « musique militaire » en France sous le règne de Louis XIV puis en Europe répond au besoin d’affirmer le prestige des armées. À partir de la Première Guerre mondiale, la musique se charge de plus en plus de divertir et mobiliser les combattants et soldats, pour entretenir leur moral sur le front.

Musique d’infanterie, Imagerie Pellern, Épinal, Second Empire.

Sonneries, signaux et « bruits de guerre »

En raison de la nature visuelle des sources qui nous sont parvenues depuis l’Antiquité, on a longtemps confondu musique militaire et céleustique, c’est-à-dire l’« art de transmettre les commandements au moyen d’instruments de musique » (Littré). Le premier usage des instruments sur les champs de bataille est en effet dédié à la transmission de signaux sonores relayant les ordres réglementés – l’« entrée », la « charge » (à cheval ou à pied) ou encore la « chamade » (intention de capituler) dans l’armée française –, une fonction qui se perpétue jusqu’à l’époque contemporaine puisque le premier « cessez-le-feu » de 1918 est sonné par le clairon le 7 novembre.

Ces signaux sont appelés « batteries d’ordonnance » lorsqu’ils sont joués par des tambours ou des timbales, parfois accompagnés de petites flûtes (les fifres), ou « sonneries » s’ils résonnent aux trompettes, cornets, clairons ou même sifflets. Très simples, ils sont construits sur deux à quatre notes et exécutés par des soldats le plus souvent non musiciens, qui les apprennent et se les transmettent par imitation. À cela s’ajoutent les « sonneries régimentaires », visant à rassembler des soldats d’un même régiment ou à leur adresser des ordres spécifiques. Sous les règnes de Louis XIV puis de ses successeurs, ces signaux sont uniformisés et consignés sur des partitions, diverses ordonnances réglant de 1754 à 1831 les « sonneries » et « batteries » utilisées dans l’ensemble des régiments en France.

L’amélioration des techniques de facture instrumentale et la modernisation des transmissions au fil des siècles entraînent cependant un cantonnement progressif des sonneries d’ordonnance aux cérémonies et un glissement de ces « bruits de guerre », comme on les désigne au Moyen Âge, vers la musique militaire.

Musique militaire et prestige

C’est sous Louis XIV que la musique investit véritablement, en tant que telle, le champ militaire. Pour accroître son prestige, le monarque souhaite en effet sonoriser les manœuvres de ses régiments, notamment celles des dragons et des mousquetaires. Tout un corpus de marches militaires voit ainsi le jour, sous la plume du mousquetaire et compositeur André Danican Philidor. Il ne s’agit plus de céleustique mais bien plutôt d’accompagner des cérémonies et d’affirmer la cohésion des armées par un répertoire unifié, tout en suscitant un engouement populaire sur leur passage. Sont mobilisés les « hauts instruments », soit ceux qui sonnent le plus fort : tambours et timbales, hautbois et trompettes. Le modèle de Louis XIV est rapidement suivi par de nombreux souverains d’Europe. Quelques décennies plus tard, les orchestres des armées s’étoffent avec des instruments plus résistants aux rudes conditions climatiques auxquelles ils peuvent être soumis : clairons, cornets et autres bugles. Avec la réorganisation des musiques militaires en 1845, les instruments inventés par Adolphe Sax, principalement les saxhorns et les saxophones, intègrent à leur tour les orchestres militaires, qui jouent parfois sur le front.

Alors que les ensembles s’étoffent, tout un répertoire de musique militaire se développe au xixe siècle dans la sphère germanique, inspirant des compositeurs de musique savante tels que Franz Schubert ou Johann Strauss père (Marche de Radetzky). Dans le cadre de la nationalisation et de la professionnalisation des armées, des écoles de musique militaires ouvrent en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Dans l’Empire ottoman, le sultan Mahmud II fait supprimer l’ordre des janissaires en 1826 afin de créer une nouvelle armée sur le modèle européen et c’est à Giuseppe Donizetti, frère du célèbre compositeur italien, qu’incombe la tâche de réorganiser son répertoire musical en introduisant des instruments occidentaux. Ce type de transfert culturel dans le domaine de la musique militaire est aussi favorisé par les expositions universelles organisées à partir de 1855.

Dans le même temps, les innovations technologiques concernant la transmission des ordres entraînent un déclin toujours plus prononcé de la céleustique et une présence plus rare des orchestres sur le front, bien que, en certaines occasions, ils jouent des hymnes nationaux pour encourager les troupes au combat. Simultanément, le répertoire militaire s’exporte progressivement dans les salles de concert, participant parfois à une banalisation, voire à une exaltation de la guerre. Le jazz fait sa première apparition en France avec l’orchestre du lieutenant américain James Reese Europe et son régiment des « Harlem Hellfighters », qui se produisent à travers le pays en 1918. Les musiques militaires investissent alors le champ du divertissement, notamment celui des combattants.

Divertir les combattants

L’usage récréatif de la musique est particulièrement marqué durant la Première Guerre mondiale, des chansons étant imprimées dans des journaux diffusés dans les tranchées afin d’améliorer le quotidien des combattants. Au sein des troupes elles-mêmes, certains soldats écrivent leurs propres chansons, pratique qui existait déjà sous l’Ancien Régime et au xixe siècle, par exemple pendant les périodes révolutionnaire et impériale. Manquant de papier et souvent de compétences en matière de composition musicale, ils reprennent majoritairement des mélodies existantes dont ils modifient les paroles, assurant ainsi une diffusion et une mémorisation très rapides au sein des régiments. Leurs chansons évoquent la solidarité, l’espoir en la fin de la guerre et les femmes ou, plus rarement, appellent à la mutinerie, à l’instar de la « Chanson de Craonne » (1917).

C’est Philippe Pétain, nommé commandant en chef des forces françaises, qui généralise l’utilisation de la musique pour remonter le moral des troupes et canaliser la colère des soldats. Au sein des bataillons, des orchestres sont constitués, qui se produisent pour leurs camarades mais aussi pour les populations avoisinantes. Des artistes sont également envoyés se produire sur le front : c’est ainsi que la chanson « Quand Madelon… » connaît un succès inattendu, grâce à la tournée du chanteur de comique troupier Charles-Joseph Pasquier, alias Bach. Les thèmes des chansons que ces artistes interprètent au front exaltent le patriotisme, critiquent l’ennemi ou évoquent allusivement la situation des soldats éloignés de leurs familles.

Durant la Seconde Guerre mondiale, des chansons de prisonniers, à l’image du « Chant des marais » écrit dans le camp de concentration de Börgermoor par des détenus communistes, intègrent le répertoire des armées régulières, attestant d’une porosité entre monde civil et univers militaire dans le domaine musical. Parallèlement, les initiatives en faveur du divertissement des troupes se multiplient dans tous les camps : les soirées de chansons sont encouragées et des artistes de renommée internationale se produisent pour les troupes, notamment Marlene Dietrich, côté américain, ou le Chœur de l’Armée rouge, côté soviétique. Par la radio, la chanson allemande « Lili Marleen » se propage et connaît un succès unanime, jusque dans les rangs de l’ennemi.

Au sortir du deuxième conflit mondial, le répertoire militaire est détourné par des compositeurs tels que Kurt Weill ou Hanns Eisler – pour dénoncer les atrocités des combats ou appeler à diverses formes d’antimilitarisme et de pacifisme – mais se trouve aussi réhabilité pour sortir du champ martial et investir celui des commémorations, à l’instar de la sonnerie aux morts empruntée par l’armée française à l’armée américaine dans l’entre-deux-guerres.

Bibliographie

Audoin-Rouzeau, Stéphane, Buch, Esteban, Chimènes, Myriam, Durosoir, Georgie (dir.), La Grande Guerre des musiciens, Paris, Symétrie, 2009.

Francfort, Didier, « Pour une approche historique comparée des musiques militaires », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 85, 2005/1, p. 85-101.

Gétreau, Florence (dir.), Entendre la guerre. Sons, musiques et silence en 14-18, cat. expo. 27 mars-16 novembre 2014, Paris/Péronne, Gallimard/Historial de la Grande Guerre, 2014.

Ribouillault, Claude, La musique au fusil, Rodez, Éditions du Rouergue, 1996.


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