La nature végétale n’a jamais été absente des villes européennes : elles ont intégré en leur sein nombre d’espaces délaissés, cultivés ou aménagés à des fins esthétiques. Mais ce n’est qu’à la période moderne qu’on réfléchit à la place de cette végétation dans l’espace de la ville et que l’on entreprend des actions spécifiques. L’urbanisme princier ou monarchique contribue à transformer l’espace urbain, surtout dans les métropoles, par des aménagements de verdure embellissant le cadre de vie des élites sociales, tandis qu’un art complexe des jardins s’élabore dans les villes italiennes de la Renaissance. Ouverts à un public choisi, les jardins princiers ont une fonction politique et sociale : ils démontrent la munificence de leur propriétaire et sa capacité à ordonnancer la nature suivant ses désirs. Les plans du jardin du Belvédère à Rome, réalisés par Bramante (1444-1514) en 1506 pour le pape Jules II (1443-1513), prévoient ainsi d’artificialiser l’espace d’une petite vallée.
Aux xviie et xviiie siècles se renforce le goût pour les jardins baroques, dont les grandes perspectives font valoir les lignes des palais ou des hôtels particuliers. En France, ce modèle se développe à partir du début du xviie siècle, alors que les nobles sont amenés à s’installer dans les villes pour le service du roi. Les nouveaux quartiers conçus pour les élites se caractérisent donc par une présence plus importante du végétal. Dans l’Europe catholique, couvents et monastères intra-urbains conservent d’importants espaces jardinés ou cultivés à leurs portes ; à Valladolid, en Espagne, la différence est nette entre un cœur de ville très dense et minéral, et les quartiers sud aérés de jardins et vergers. L’emprise des jardins aristocratiques ou monastiques ne saurait faire oublier les modestes jardins privés, dont les potagers offrent des ressources complémentaires aux citadins du commun. Ceux qui en sont dépourvus doivent se procurer légumes et fruits sur les marchés, ou auprès de vendeurs et vendeuses de rue. Le végétal irrigue donc la ville, par ses maraîchages et ses jardins somptuaires, par l’extraordinaire circulation aussi de bois de chauffe et de plantes comestibles ou décoratives.
À ces dimensions alimentaires, esthétiques et récréatives vient s’ajouter l’intérêt sanitaire que représente la nature végétale en ville. Les villes européennes se dotent progressivement de jardins botaniques, destinés à procurer des plantes thérapeutiques et à en favoriser l’étude dans les lieux de savoir auxquels ils sont associés. Quant aux espaces végétalisés, pour les urbanistes des Lumières, ils aèrent et assainissent l’espace urbain, contribuant à en policer les mœurs. Ils sont facilement inclus dans la trame des villes sinistrées (Londres après le grand incendie de 1666, Lisbonne après le séisme de 1755) ou nouvelles (les capitales, telles Berlin ou Saint-Pétersbourg, vitrines du pouvoir de souverains qui s’affirment sur la scène internationale ; les leisure towns, comme la ville balnéaire de Brighton, ou aux fonctions médicales, récréatives et sociales, qui se multiplient dans l’Angleterre du xviiie siècle, et les villes d’eaux, comme Spa ou Aix-la-Chapelle).
Au xixe siècle, l’industrialisation, comme l’essor démographique et urbain, modifient le regard porté sur la ville, qui devient source de maux dont la nature, essentiellement sous forme de parcs et de jardins, serait, pour l’élite politique et savante, l’antidote. Un double mouvement se décèle alors. Tout d’abord, un accès de plus en plus réduit à des espaces ouverts verdoyants, grignotés par l’extension du bâti. Le végétal indésirable est partout traqué, avec des moyens chimiques et mécaniques qui s’accroissent autour de 1900. Parallèlement, l’inquiétude de plus en plus vive suscitée par la coupure des citadins avec la nature entraîne une politique volontariste de transformations de propriétés royales (St James’s Park à Londres en 1828, Tiergarten à Berlin à partir de 1833) ou de création de parcs, progressivement ouverts à tous. Les municipalités s’inspirent ainsi des réalisations de Joseph Paxton à Liverpool et Birkenhead dans les années 1840, puis de celles d’Adolphe Alphand à Paris à partir de 1853. Victoria Park à Londres en 1845, le Volksgarten ouvert à l’est de Berlin en 1848, tout comme les plantations d’arbres le long des avenues françaises, témoignent également de cette volonté des autorités d’offrir aux populations les plus pauvres et turbulentes des villes des espaces de délassement, dans un but explicite d’amélioration physique mais aussi morale ; on s’y récrée tout autant qu’on s’y recrée.
D’autres moyens sont proposés à la fin du siècle pour remédier à l’inquiétude persistante de la ville malade : les cités-jardins (nées du livre Tomorrow, d’Ebenezer Howard en 1898, qui essaiment ensuite en Europe non pas comme des villes nouvelles, mais comme de simples banlieues vertes en France ou à Hellerau en Allemagne en 1909) ou les jardins ouvriers qui se diffusent dans les régions industrielles, à Birmingham par exemple ou, en France, vers Lille ou Saint-Étienne. L’obsession du bien-être physique entraîne la multiplication des espaces aménagés pour les activités physiques, à l’image du parc Pommery à Reims vers 1910, ou du Schillerpark à Berlin en 1913. L’impératif sanitaire prévalant sur la dimension esthétique, la quantité l’emporte sur la qualité dans la notion d’espace libre, portée par les théories de l’architecte allemand Martin Wagner en 1915 ou celles de la charte d’Athènes. De 1945 aux années 1970, prévalent donc l’artificialisation de la nature urbaine et le dramatique appauvrissement de la biodiversité lié à un usage immodéré des pesticides. Même la riche pensée urbanistique ouest-allemande qui, après 1945, propose une reconstruction des villes détruites autour de paysages urbains organiques fortement végétalisés, ne parvient pas complètement à ses fins. Restent les projets de ceintures vertes qui, à Londres (1955) comme à Berlin (1960), enserrent les capitales.
Ce n’est que dans les années 1970 qu’une pensée paysagiste refait surface, en France notamment autour de créateurs de renoms comme Gilles Clément (qui crée le parc Citroën à Paris en 1986), en lien avec une nouvelle conscience écologique. Le concept de développement durable, traduit dans l’Agenda 21 en 1992 puis, au niveau européen, dans la charte d’Aalborg en 2004, encourage les villes à se réconcilier avec une nature plus libre, diverse et abondante par une gestion différenciée moins polluante, l’insistance sur les espèces locales, ou des formes de végétalisation innovantes sur les murs et les toits. La société civile (par la guérilla jardinière des années 2000 ou le mouvement anglais Incredible Edible) accompagne ce mouvement justifié par les atouts reconnus de cette végétalisation (lutte contre les îlots de chaleur, maintien de la biodiversité, réduction des pollutions, bien-être mental, etc.).
Celle-ci s’insère donc désormais dans une pensée écologique plus ample symbolisée par les éco-quartiers scandinaves aboutis comme celui d’Hammarby au sud de Stockholm, sans s’affranchir encore d’enjeux anciens comme celui de la démocratisation de l’accès à la nature urbaine.
Hohenberg, Paul M., Hollen Lees, Lynn, La formation de l’Europe urbaine 1000-1950, Paris, PUF, 1992.
Mathis, Charles-François, Pépy, Émilie-Anne, La ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (France, xviie-xviiie siècle), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017.
Pinol, Jean-Luc, Histoire de l’Europe urbaine, vol. 3 : Olivier Zeller, La ville moderne, xvie-xviiie siècles ; vol. 4 : Jean-Luc Pinol et François Walter, La ville contemporaine jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; et vol. 6 : Guy Burgel, La ville contemporaine après 1945, Paris, Seuil, 2012.