Censée être « le plus vieux métier du monde », la prostitution connaît au xixe siècle une double modification sous l’effet conjugué de la révolution démographique, de l’exode rural, d’abord de célibataires, de l’urbanisation et de la révolution des transports : une explosion quantitative surtout dans les pays touchés par ces transformations et une européanisation, voire une internationalisation, de la circulation des prostituées (l’existence d’une prostitution masculine est niée). Avant même cette inflation, la volonté étatique de contrôler la prostitution en la soumettant à un règlement s’est imposée dans toute l’Europe, après sa création en France vers 1800, en un consensus réglementariste reposant sur une commune idéologie.
Un consensus réglementariste européen
Le réglementarisme européen connaît des variantes nationales : elles portent sur la hiérarchie des objectifs (sanitaires, moraux, policiers), sur la répartition des pouvoirs (nationaux, régionaux, municipaux) et sur leur fondement législatif, qui fait le plus souvent défaut, à de rares exceptions près (loi communale belge de 1836 ; lois nationales hongroises de 1876 et 1899). Il existe même des divergences dans l’identification de la prostitution : en Allemagne la réglementation ne s’applique qu’à des relations sexuelles tarifées prouvées quand l’Autriche se contente d’un simple soupçon. Néanmoins, l’homogénéité l’emporte sur l’hétérogénéité, preuve que la gestion de la prostitution relève d’une commune idéologie, le French System est en fait un European System, lequel participe à l’identité européenne. Il repose sur l’adhésion de tous à quatre éléments. Tout d’abord, l’Europe du premier xixe siècle accepte la prostitution, selon le vocabulaire d’alors elle n’est donc pas prohibitionniste car elle juge la prostitution nécessaire. Cette affirmation repose sur une même représentation de la virilité, second élément du consensus : la sexualité masculine doit être satisfaite, question d’équilibre physique et psychique. La prostitution est là pour répondre à des besoins sexuels masculins, non pour satisfaire désirs et plaisirs. Elle est un « mal nécessaire », un régulateur du sexe ; y recourir est, de plus, constitutif de l’apprentissage de la masculinité et, donc aussi de sa sociabilité. Le jugement varie de « mal nécessaire » à « mal absolu », expression qui correspond davantage à l’Europe du Nord ; cette diversité trouve son expression dans l’existence d’un véritable lexique européen de la prostitution*. Cette représentation induit que le client – certes renvoyé à un état de nature, soumis à des pulsions incontrôlables – n’est jamais mis en cause, rarement nommé : dans la bible du réglementarisme européen qu’est, en 1836, De la Prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration du français Alexandre Parent-Duchâtelet, la prostitution est dite « inhérente aux grandes populations » ; ainsi apparaissent, ou plutôt disparaissent, les clients, derrière cette dénomination très neutre. Sont évoqués les débordements irrépressibles d’une sexualité masculine non satisfaite qui serait cause de désordre. Lutter contre celui-ci est le troisième élément qui fonde l’adhésion européenne au réglementarisme.
Ce système serait, en effet, un garant de l’ordre sécuritaire étroitement lié à l’ordre moral, et surtout un garant de l’ordre sanitaire, alors que l’hygiène devient une préoccupation essentielle, voire une obsession des classes aisées comme des autorités, atteintes de syphilophobie. La dimension prophylactique du réglementarisme est primordiale pour comprendre son expansion à travers toute l’Europe, dans l’Italie unifiée comme dans l’Empire allemand. Alors que la situation varie selon les localités (interdites à Berlin et Munich, les maisons closes sont autorisées à Stuttgart et Hambourg), le contrôle policier et sanitaire des prostituées déclarées existe partout. En Russie, c’est le département médical des Affaires intérieures qui régule la prostitution ; quant à la loi qui, en Angleterre, impose le réglementarisme à tout le pays, elle se nomme The Contagious Diseases Acts. Mais seules les prostituées sont accusées de propager les maladies vénériennes : jamais, dans aucun pays européen, le client n’est soumis à visite médicale.
Cette posture permet de tolérer la prostitution tout en rejetant les prostituées de la société. Si ce rejet n’est pas nouveau, le réglementarisme le modifie par la création d’une nouvelle catégorie juridique, hors du droit commun, puisque réglementation, répression, contrôle policier et sanitaire, ainsi que maisons closes ne concernent que ces femmes.
Ce consensus discriminant, quatrième élément commun du traitement prostitutionnel européen, n’est rendu possible que par l’existence d’un archétype – la Prostituée – auquel adhèrent tous les gouvernants et toutes les sociétés. C’est le dernier élément qui permet le succès européen du réglementarisme. Dans ses formes vulgaires et argotiques, « prostituée » est en soi une injure, ses qualifications, utilisées même par des féministes, sont dégradantes, voire déshumanisantes (boue, cloaque, gangrène, fange, lie de la société, etc.). Ce dénigrement consensuel conjugue amoralisme et déchéance selon une grille de valeurs genrée : tous les savoirs et les pouvoirs s’entremêlent pour transformer « le plus vieux métier du monde » – généré le plus souvent par la misère – en un acte abject relevant du vice, alors qu’ils épargnent de ces accusations clients, proxénètes et souteneurs. En 1896, cette double morale sexuelle est consolidée par le label soi-disant scientifique de la théorie – au succès européen – de la prostituée née, reconnaissable à son physique et à son sexe (Lombroso et Ferrero, La Femme criminelle et la Prostituée, 1896). Un état de nature qui justifie son traitement à part, son enfermement en maison close.
La prostitution est à l’évidence affaire de corps mais, dans la relation sexuelle tarifée, elle est aussi, dans l’Europe entière, affaire de genre dans la négation d’une prostitution masculine, de besoins féminins, dans la lecture positive du client viril, négative de la prostituée vicieuse et vecteur de la syphilis qui obsède les gouvernants et les classes aisées qui y voient la menace d’un déclin national par transmission héréditaire. Elle est aussi affaire de classe : l’Europe ne confond pas la demi-mondaine et la prostituée encartée, clandestine, ou occasionnelle.
Ainsi donc l’idéologie qui sous-tend le réglementarisme semble plus forte que les différences culturelles et, qui plus est, politiques, car le rôle des États a plus de poids que l’impact des mentalités : même lorsque les régimes changent, se démocratisent, le réglementarisme perdure. Les opposants au réglementarisme pouvaient faire valoir un manquement aux droits fondamentaux, mais encore fallait-il qu’ils soient le fondement des régimes en place, ou participent des revendications de leurs adversaires politiques. De fait, ce mouvement trouve ses racines en Angleterre et en France mais avec une immédiate finalité européenne.
Un abolitionnisme à ambition européenne
L’abolitionnisme se définit comme un mouvement œuvrant pour la suppression du réglementarisme, il n’est pas prohibitionniste. Créée par l’Anglaise Joséphine Butler en 1875, la Fédération britannique, continentale et générale pour l’abolition de la prostitution réglementée annonce son ambition européenne, convaincue qu’à une pratique européenne doit répondre une solution européenne et, pour ce, décide de fonctionner par ramification de branches nationales. Au congrès de Genève de 1877, elle devient la Fédération abolitionniste internationale contre la prostitution réglementée (FAI). Néanmoins, ses principales activités (publication du Bulletin continental, siège et congrès) se situent en Europe, principalement en Suisse.
L’abolitionnisme condamne donc un système qui broie des femmes ; à sa naissance, il réfléchit peu sur le fait prostitutionnel ; à la différence du French system, son intérêt porte sur les prostituées et la façon dont, en tant que femmes, donc en tant qu’êtres humains, elles sont traitées par le réglementarisme, d’où sa forte coloration féministe, mais aussi politique : les abolitionnistes évoquent le respect des droits, le libre-arbitre, et donc l’universalisme. Aussi leur activité majeure se situe-t-elle dans les pays qui s’en réclament ou ceux où l’opposition à l’arbitraire est la plus dynamique.
À cette approche politico-juridique centrée sur l’individu universel s’ajoutent d’autres lectures, autant d’arguments abolitionnistes. Une lecture morale accuse le réglementarisme de diffuser le vice. Une lecture éthique, attachée à la notion de dignité humaine, accuse le réglementarisme de la bafouer. Une lecture libérale, enfin, qui s’articule aisément, elle aussi, avec l’universalisme, défend toutes les libertés et s’oppose à toute contrainte. Elle peut aller jusqu’à revendiquer le droit des femmes, de toutes les femmes, à disposer de leur corps en un contrat entre adultes consentant dans lequel l’État n’a pas à intervenir ; cette remise en cause des normes de genre déclenche l’opposition de nombreux/euses militant(e)s, y compris féministes, la morale l’emportant là sur le droit.
Dans les deux camps, cet argument est présent mais son contenu diffère : les réglementarismes condamnent pour leur amoralisme les prostituées, sans rechercher la cause de leur pratique hors de leurs défauts. Les abolitionnistes identifient, eux, la pauvreté et la condition féminine populaire comme la raison première de la prostitution, mais leur vocabulaire rejoint majoritairement celui des réglementaristes quant à la nature dépravante de la prostitution. Si les premiers prônent la répression pour limiter le nombre des femmes qualifiées de déchues, les seconds envisagent une œuvre de sauvetage, dans laquelle se reconnaissent les associations philanthropiques et religieuses, voire féministes, qui optent pour la prévention et non pour la répression.
Ce face à face réglementaristes/abolitionnistes se retrouve dans toute l’Europe, il établit un rapport de force en défaveur de la FAI et des organisations privées, puisqu’il les oppose à des États, accusés d’être liberticides, voire proxénètes. Aussi les campagnes de presse sont-elles réprimées. L’action de la FAI est par ailleurs affaiblie par les dissensions internes dont les frontières ne correspondent pas à celles des branches nationales. Aussi, pour préserver son unité bien fragile n’impose-t-elle pas de ligne, se contentant de recommandations. Surgit néanmoins un point d’accord : la nécessité face à un problème européen d’une solution européenne. Or, pareil projet se heurte à la souveraineté et à l’indépendance nationale, obstacles à penser une législation commune ; en quelque sorte le corps des prostituées est nationalisé et le traitement de celui-ci relève de la politique intérieure d’un pays.
La découverte, via des scandales, de l’existence de la traite des Blanches modifie la donne.
Vers une politique européenne de la traite des Blanches
L’ampleur du phénomène dans les années 1880-1890 fait débat, hier comme aujourd’hui. On peut néanmoins constater une évolution des représentations et des pratiques. Dans le premier xixe siècle, l’expression « traite des Blanches », attestée dans les années 1830, est synonyme de prostitution ; elle veut, en se référant à la traite des Noirs, insister sur la dimension commerciale ; aussi sa première définition dans les dictionnaires, en 1846, est-elle « le commerce des femmes en vue de la prostitution ». À partir de la décennie 1880, la traite des Blanches s’autonomise de la prostitution : elle désigne l’existence de vastes réseaux prostitutionnels intra-européens, puis internationaux, facilités par la révolution des transports.
Comme pour celle des Noirs, le terme insiste sur la privation de la liberté, ce que le White Slavery anglais souligne bien. Cette liberté-là est tout autre que celle énoncée par les réglementaristes, qui reprochaient aux prostituées d’avoir choisi librement de se prostituer et donc d’être responsables de leur état, tout autre aussi que celle défendue par les abolitionnistes qui accusaient le French system d’être liberticide et osaient parfois évoquer la liberté des femmes de se prostituer.
Prises dans les rets de la traite, contre leur gré, les femmes – des mineures surtout – sont toutes des victimes, innocentes, voire vierges (Yves Guyot, La traite des vierges à Londres, 1883). La traite menacerait donc toutes les femmes, fragiles par nature, d’une naïveté qui les porte à croire à de fallacieuses promesses d’un emploi de qualité ; les coupables de ce trafic sont les souteneurs, les proxénètes – davantage masculins que féminins – mais aussi les propriétaires de bordels, voire les tenancières. Dès lors, contrairement à la prostitution, la traite est inacceptable et la presse dénonce des scandales qui mettent en relation, si ce n’est en cause, des pays européens : en 1879, dix ans après le début de l’abolitionnisme, l’affaire dite des petites Anglaises révèle l’existence d’un courant prostitutionnel entre la Grande-Bretagne et la Belgique qui aurait conduit à la prostitution en maison, contre leur gré, des jeunes filles vierges. Dès lors, toute l’Europe se passionne pour la question, s’offusque de l’enlèvement d’Européennes, toutes jeunes et innocentes, vers l’Amérique du Sud, vers le Brésil surtout.
Cette rumeur, aussi infondée soit-elle, provoque l’unanimité des Européens et Européennes contre la traite des Blanches, des pères de la vertu opposés aux abolitionnistes jusqu’aux libéraux les plus radicaux (campagne de la Pall Mall Gazette de Londres, 1880). Quantitativement renforcée, la FAI est affaiblie par les divergences idéologiques de ses membres : des moralistes, partisans du relèvement moral de ces femmes dites déchues qu’ils condamnent, des féministes, soucieuses de remettre leurs « sœurs » dans le droit chemin, sans les condamner, et qui ouvrent des maisons pour prostituées repenties, des libéraux, défenseurs de la liberté des femmes à disposer de leur corps, et des prohibitionnistes favorables à l’éradication de la prostitution par la répression de ces « vicieuses ». Néanmoins, la lutte contre la traite des Blanches renforce le discours abolitionniste qui soutient que les réseaux ont pour finalité première de remplir les maisons de tolérance. C’est la reconnaissance et la dénonciation de ce lien, plus que toutes les campagnes antérieures, qui accroissent l’audience des abolitionnistes et rendent audible leur appel aux gouvernements. Ainsi, le 17 août 1880, en Angleterre, le Comité pour la suppression de la traite des Blanches demande-t-il au ministre des Affaires étrangères la modification des lois anglaises et belges afin de rendre impossible l’« emprisonnement » de femmes à des fins avilissantes. Un consensus est atteint autour de 1900 sur la nécessité de faire appel « au concours de tous les gouvernements où la traite existe » (conférence de Londres, 1899).
La traite des Blanches provoque in fine l’intervention des gouvernements et la remise en cause par nombre de pays européens du réglementarisme accusé de susciter la traite pour alimenter les maisons closes. Si les premières mesures sont nationales, leur perspective est européenne ; ainsi s’exprime la prise de conscience de la nécessité de répondre à un problème transnational par une coopération entre États, voire par des politiques communes à l’échelle européenne. La lutte contre la traite des Blanches semble mettre fin au chacun chez soi des États réglementaristes, à l’argument du respect de la souveraineté nationale. L’affaire des petites Anglaises offre le premier exemple d’un traitement parallèle, voire concerté : décembre 1880-avril 1881, jugements en Belgique des principaux protagonistes et limogeage du chef de la police bruxelloise ; 30 mai 1881, nomination par le gouvernement anglais d’une commission pour faire un état de la législation anglaise sur « la protection des jeunes filles » et suppression, en 1883, des Contagious Diseases Acts mais aggravation immédiate de la répression de la prostitution (procès de la « reine des proxénètes ») et de la traite par le Criminal law Amendement Act (1885) ; enquête anglaise en Belgique et aux Pays-Bas qui confirme « la traite des jeunes filles »…
L’acceptation d’enquêtes officielles ou privées d’organisations créées contre la traite (International Bureau for the Suppression of Traffic in Women and Children, Angleterre- 1899) ou ayant ajouté cette lutte à leurs objectifs marque un nouveau pas vers un traitement européen de la question dans une grande concertation entre organisations privées et États. Leurs résultats modifient, autour de 1900, la nature de la traite : les chiffres prouvent que les rapts de femmes, de jeunes filles vierges, sont l’exception, voire un mythe ; cette réalité pose avec acuité la question du consentement et donc celui de l’âge de la minorité sexuelle, sur laquelle il faudrait que l’Europe entière s’entende mais qui nécessite un accord préalable sur la définition du « être femme » reliée jusqu’alors à la puberté qui infère la sexualité active. Cette définition – une nécessité aussi pour les hommes – croise le genre et la classe : la majorité sexuelle des filles du peuple serait, avancent certains, plus précoce. La dimension sociale est incontestable, elle est une préoccupation majeure des États qui craignent, par ces réseaux ou par l’émigration du travail féminin, le déferlement de prostituées, causes de tant de maux. À travers la traite des Blanches, la question sociale s’internationalise et donc rendant souhaitable un droit supranational.
En juillet 1902, se tient à Paris la première conférence sur la traite des Blanches. La décennie qui précède la guerre est marquée par des déclarations communes et embryons d’accords : le 18 mai 1904 est signée une Convention établissant des mesures internationales pour la répression de la Traite des Blanches, qui s’alimenterait en Europe ; son Arrangement administratif organise la défense des victimes – dénomination primordiale – leur renvoi dans leur pays d’origine ; pour ce, sont créés des offices centraux chargés de coopérations policières et judiciaires contre la traite, coopérations qui sont ébauchées par la convention du 4 mai 1910 (mais nombre de pays tardent à signer la convention ou ne l’appliquent pas).
Pourtant, en 1913, une grande enquête publiée par Abraham Flexner (La Traite des blanches en Europe) à l’initiative de Rothschild affirme que la traite des Blanches a disparu du continent et que le réglementarisme est moribond.
Lutter contre la traite : une chronologie européenne
La Première Guerre, qui ouvre des bordels militaires de campagne, et la révolution russe, qui rompt avec la politique prostitutionnelle tsariste, modifient l’analyse du fait prostitutionnel. L’URSS adopte une politique extrêmement répressive (1929 : internement de ces « déviantes » dans des centres de rééducation qui seront intégrés au Goulag en 1937). La SDN, à laquelle l’URSS n’adhèrera qu’en 1934, est chargée depuis 1919 du « contrôle général des accords relatifs à la traite des femmes et des enfants », refusant ainsi une dénomination raciale, restrictive de surcroît, et tenant compte des modifications de la minorité sexuelle. À la Commission consultative de la traite des femmes et des enfants, les délégués européens sont majoritaires mais le discours de la première génération abolitionniste s’estompe au profit d’un ton moralisateur. En juin, la nouvelle nomination intègre les garçons sous la dénomination « des enfants ». Le 30 septembre suivant est signée la Convention internationale pour la suppression de la traite des femmes et des enfants. La publication du rapport des experts chargés de son application impose, en 1924, une vision moralisatrice genrée de la division du travail dans le commerce sexuel. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occupée ouvre sur ordre du Haut Commandement de l’armée de Terre (OKH), opposé à la prostitution sauvage, des maisons closes réservées à la Wehrmacht. La fin du conflit sonne celle du French System en Europe, à de rares exceptions près. En 1949, la Convention internationale des Nations Unies « Pour la répression de la traite des êtres humains [TEH] et l’exploitation de la prostitution d’autrui » déclare « la prostitution et le mal qui l’accompagne – à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution – incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Cette définition universaliste est contestée dans la décennie 1970 par les prostituées, silencieuses depuis des siècles. Certaines – et bientôt certains – se revendiquent professionnelles du sexe et réclament les mêmes droits que toute travailleuse (Comité international pour les droits des prostituées, 1975). Faute d’unanimité, l’Europe juxtapose dès lors des législations et des systèmes contradictoires. À la fin du xxe siècle, l’inflation de la TEH – dont 80 % sont des Européennes, majoritairement originaires de l’Europe de l’Est – conduit l’Union européenne (UE) à légiférer contre cette criminalité transnationale, tout en respectant sa devise « unie dans la diversité » : Action commune relative à la lutte contre la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle des enfants (1997), posture réaffirmée en 2000 alors que la traite touche de plus en plus d’Africaines et que le tourisme sexuel européen en Asie complexifie le problème. La décision-cadre du Conseil du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains met au cœur de sa réflexion le consentement, posant qu’il n’existe pas de traite sans contrainte. Dans le même temps, le droit à la diversité des États de l’UE explique que l’hétérogénéité domine toujours en matière de gestion du fait prostitutionnel (modèle suédois de la loi dite de la Paix des femmes, « réalisme » des Pays-Bas), ce que reflètent les débats sur la nature même de la prostitution, sur le statut des prostituées et des prostitués, sur l’éventuelle pénalisation des clients, comme l’indiquent l’évolution du lexique européen de la prostitution, et la nécessité pour le lobby européen des femmes d’en appeler à lutter « Ensemble pour une Europe libérée de la prostitution » (appel de Bruxelles, 4 décembre 2012).
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