Punir, réparer, réconcilier

Comment vivre ensemble après la guerre ?

Résumé

En 2012, l’Union européenne a reçu le Nobel de la paix pour sa contribution à la réconciliation : constitue-t-elle un espace d’expériences et de référence pour sortir de la guerre – mondiale, régionale ou civile – et vivre ensemble après les conflits ? Pour qualifier le temps de la fabrique de la paix, l’expression de « justice transitionnelle » s’est imposée depuis les années 1990, ouvrant un nouveau champ de recherche et d’expertise. Cette notion prend en compte d’une part, les instruments traditionnels de la justice comme les procès d’épuration et les réparations ; d’autre part, des instruments symboliques, tels que les demandes publiques d’excuses et de pardon ou les gestes de repentance, ainsi que les initiatives multiples de restauration de la confiance. Si la « réconciliation » est le but à atteindre, elle est plus encore le processus même de rapprochement, souvent dissymétrique et imparfait, engageant des acteurs divers à de multiples échelles. La question du rapport au passé y occupe une place centrale et controversée, à laquelle ont été apportées des réponses allant de l’amnésie à l’hypermnésie.

Affiche de Victor Prouvé « Les préliminaires de la paix juste, glorieuse, durable », 1919.
Plaque commémorant la venue du président français Charles de Gaulle et du chancelier ouest-allemand Konrad Adenauer le 8 juillet 1962, apposée sur le parvis de la cathédrale de Reims la même année et dont une version en allemand a été inaugurée en 2012. Source : WIkimedia Commons https://goo.gl/6Wjfm8

Le 10 décembre 2012, l’Union européenne reçoit le prix Nobel de la paix. Hommage est rendu au rapprochement franco-allemand et à la « force motrice que l’Union a représentée tout au long du processus de réconciliation ». Depuis le tournant des xixe et xxe siècles, qui a vu apparaître des associations prônant « conciliation internationale » et « réconciliation », paix et réconciliation semblent indissociables. L’attention, aujourd’hui accrue, portée à ce nouvel objet, résulte de l’essor de ce qu’on appelle la « justice transitionnelle ». Elle ne constitue pas une remise en cause de la justice « rétributive » qui a longtemps prévalu au lendemain des guerres et dont elle prend en compte les instruments traditionnels (procès de criminels de guerre, procédures d’épuration ou bien encore réparations). Elle se singularise cependant en recourant à des instruments symboliques, tels que la confession publique des crimes, les demandes d’excuses et les gestes de repentance qui permettent aux victimes de se reconstruire et favorisent la restauration de la confiance. Cette nouvelle conception de la justice « reconstitutive » a émergé au tournant des années 1980 et 1990, dans le contexte de la fin de la guerre froide, notamment en Europe, et de l’apartheid en Afrique du Sud ainsi que de la chute des dictatures en Amérique latine. L’expression désigne un ensemble de mesures censées faciliter la période de transition politique et consolider la démocratie et l’État de droit. Il ne s’agit pas seulement de la sortie immédiate du conflit, mais d’un temps variable, au cours duquel est traité l’ensemble des problèmes résultant du passé traumatique, y compris sa mémoire. La justice transitionnelle est donc une nouvelle manière de penser ensemble punir, réparer et réconcilier après le conflit. L’éventail des façons de gérer l’après-guerre en Europe depuis le xixe siècle, incluant châtiments, dédommagements, réparations matérielles et morales, excuses publiques voire repentance, soulève la question du rapport au passé comme fondement de la « conscience européenne ». En témoigne la résolution du 2 avril 2009 du Parlement européen, déclarant que l’intégration européenne est un « modèle de paix et de réconciliation » et que « la réconciliation implique un travail de mémoire ». Depuis les traités de Westphalie (1648) et leur clause du « perpétuel oubli », les conceptions européennes se sont donc complètement inversées.

Juger et punir : la justice nationale face à la guerre

À l’échelle nationale, les institutions judiciaires jouent un rôle spécifique lors de la sortie de guerre. Souvent précédées par des épurations « sauvages » et des exécutions sommaires, les procédures administratives ou pénales ont une fonction politique, parfois sociale (comme le montre la mise à l’écart de certaines catégories sociales en URSS et dans la zone d’occupation soviétique en Allemagne après 1945) et sont partout dotées d’une dimension symbolique fondamentale. On distingue parmi elles trois grandes catégories. 1. L’épuration menée par des tribunaux nationaux à l’égard de leurs propres ressortissants (les procès de collaborateurs belges avec l’occupant allemand organisés après l’armistice du 11 novembre 1918 ; les procès d’épuration liés à la Seconde Guerre mondiale en URSS et en Europe ; la « lustration » pratiquée en Europe centre-orientale après l’effondrement du communisme, pour écarter des postes à responsabilité les personnes compromises). 2. Les procès menés à l’égard des étrangers ayant perpétré leurs crimes sur le territoire national (procès des criminels nazis menés dans l’Europe naguère occupée ; procès de criminels de guerre dans les pays issus de l’ex-Yougoslavie). 3. L’épuration menée par une puissance étrangère dans le pays vaincu, comme le « procès de Bergen-Belsen » instruit en 1945 par les Britanniques dans leur zone d’occupation en Allemagne, alors qu’il n’y a plus d’État allemand. Ce n’est que progressivement que la justice allemande a été rétablie à partir de 1949, jugeant d’abord des crimes nazis commis contre des Allemands avant d’élargir ses compétences.

Le plus souvent, l’épuration s’atténue avec le temps. Des lois d’amnistie sont promulguées, les mesures de grâce et les réductions de peine en faveur des nationaux et des étrangers se multiplient et passent pour le signe de la normalisation, l’objectif étant de rétablir la cohésion de la société et de favoriser la « réconciliation » nationale et internationale.

L’essor de la justice internationale

Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la justice a été prononcée dans un cadre national. En octobre 1945 est établi pour la première fois un tribunal militaire international (TMI) à Nuremberg pour juger les grands criminels nazis encore vivants. Alors que les guerres du xxe siècle se sont caractérisées par la violence de masse et la perpétration à grande échelle de crimes, désormais qualifiés de génocide et de crime contre l’humanité, le jugement et la punition des criminels sont aussi considérés comme la « chance de la paix » (Edgar Faure).

L’idée de punir les responsables est pourtant ancienne. Ainsi les Anglais avaient-ils déjà songé à juger Napoléon avant d’opter pour son exil. La codification des règles de la guerre s’est accélérée après la bataille de Solferino (1859). Sous l’impulsion d’Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, la première convention de Genève de 1864 et les conférences de La Haye de 1899 et 1907 ont marqué la naissance du droit international humanitaire. C’est dans ce cadre que la notion de crimes de guerre a été progressivement élaborée. L’impact de la Première Guerre mondiale a renforcé la volonté de criminaliser la violence de guerre extrême. Ainsi, en 1922, la Société des Nations a créé une cour permanente de justice internationale et le pacte Briand-Kellog (1928) a voulu « mettre la guerre hors la loi ». C’est aussi au lendemain de la « Grande Guerre » que, au vu de l’émotion suscitée par les « atrocités allemandes », les Alliés décident d’en juger les principaux responsables. Mais le Kaiser, que les Néerlandais refusent de livrer, échappe à son procès. Finalement, seul un petit nombre de personnes sont déférées devant le tribunal impérial de Leipzig – une juridiction nationale – et les procès tournent au fiasco. C’est en partie à cause de cet échec que le châtiment des coupables devient un but de guerre des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Si, en raison du conflit Est-Ouest naissant, Nuremberg n’a pas été suivi des autres procès internationaux initialement prévus, une base juridique a cependant été établie sur l’initiative de différents États, des Nations unies (1945) ou du Conseil de l’Europe (1949), donnant lieu à la création d’instances à vocation universelle ou régionale. La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) puis les conventions de Genève de 1949 ont établi un cadre qui gagne encore en précision par la suite. Ce n’est cependant qu’à la toute fin du xxe siècle que la justice internationale, confrontée à de nouveaux conflits en Europe (guerres dans les Balkans, 1991/2001) et sur d’autres continents (génocide des Tutsi du Rwanda en 1994), a pris son essor. Après la fin de la guerre froide, les premiers tribunaux pénaux internationaux (TPI) sont établis et chargés de juger des individus dont les crimes portent atteinte à des valeurs considérées comme universelles. Ils ont la primauté sur les juridictions nationales. C’est ainsi que le TPI pour la Yougoslavie (TPIY), créé en 1993, a obtenu de la Serbie en 2001 la livraison de Slobodan Milosevic, jugé pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Une nouvelle étape symbolique a ensuite été franchie en 2002 avec la création de la Cour pénale internationale.

Pourtant, la justice internationale donne lieu à des controverses, notamment quant à ses relations avec les juridictions nationales. Les dépossède-t-elle de leur droit de juger ? Sa capacité à remplir ses missions est aussi parfois mise en question. Des criminels peuvent-ils se soustraire à son action ? Sur ce point, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité est censée l’empêcher. Répond-elle aux attentes des victimes ? Facilite-t-elle la gestion du vivre ensemble après le conflit ? En prévenant la vengeance, mais en assurant la punition des coupables et leur réintégration ultérieure dans la société (à l’exception des cas les plus graves), en permettant aux victimes d’être reconnues et en témoignant pour l’Histoire, beaucoup considèrent que la justice est un pilier des processus de pacification. Ses décisions n’en sont pas moins inévitablement critiquées et les reproches de « justice des vainqueurs » ou de « justice des grandes puissances » ne sont pas sans fondement. La justice peut aussi apparaître aux États comme un obstacle à la réconciliation. Ainsi, au tournant des années 1950 et 1960, des criminels nazis ont été graciés et libérés en France, sans doute pour ne pas raviver les débats sur la collaboration ni entraver le rapprochement avec la RFA. Comment alors faire coexister justice et réconciliation ? La justice transitionnelle essaie d’apporter des réponses à cette question en cherchant à établir les responsabilités au-delà du cercle étroit des « principaux » responsables, en suscitant la confession des crimes pour « établir la vérité », en impliquant les victimes dans ce processus, étape nécessaire à leur reconnaissance et à leur reconstruction psychologique. Mais, dans les Balkans, la contribution du TPIY à la réconciliation donne lieu à des évaluations controversées entre les acteurs sur le terrain : justice jugée trop lente qui ne satisfait pas toujours les attentes des victimes et freins divers mis au rapprochement. La justice seule ne suffit pas à faire avancer le processus de réconciliation.

Réparations de guerre – réparations des traumatismes liés à la guerre ?

Les réparations sont aussi mises à contribution pour rétablir et consolider le vivre-ensemble après le conflit. Est-il possible de réparer les dommages matériels, financiers, physiques ou psychologiques commis lors d’une guerre ?

Longtemps le vaincu s’est vu imposer, comme prix de la paix, le paiement d’une « indemnité » forfaitaire (la Prusse en 1807, la France en 1815 ou 1871). Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Alliés renoncent à ce tribut, mais exigent le paiement de « réparations » (prix de la guerre) fixées en fonction des dommages commis (« viol » de la Belgique ; régions dévastées en France, etc.). Celles-ci ont accru le ressentiment dans les relations internationales. Après 1945, en raison de l’ampleur et de la singularité des crimes commis, la question des réparations est repensée : d’une part, les réparations de type classique – territoires, démontages, livraisons, mais pas de versements monétaires – que l’Allemagne et ses alliés doivent aux pays victimes ; d’autre part, l’indemnisation individuelle de différentes catégories de victimes, allemandes et étrangères. Les persécutés pour raison politique, raciale ou religieuse sont les premières victimes reconnues. Des décennies plus tard viennent les homosexuels, les stérilisés de force, les groupes tsiganes comme les Roms et les Sinti, les incorporés de force dans l’armée allemande et les travailleurs forcés. La réparation entraîne une discutable hiérarchisation des victimes. Elle soulève aussi d’épineuses questions de procédure : les victimes peuvent faire valoir leurs droits individuellement, mais, pour les victimes étrangères, on recourt à des accords bilatéraux, comme ceux signés entre la RFA et Israël (1952) et ses autres voisins ouest-européens au début des années 1960. Désormais, la réparation passe toujours davantage par des procédures de droit civil, centrée sur la victime, afin de défendre les droits et intérêts de groupes particuliers indépendamment du cadre étatique (comme dans le cas des indemnisations demandées par des déportés et leurs descendants à la SNCF depuis le milieu des années 2000).

Un débat s’est ouvert dès l’après-guerre sur la qualification des « réparations ». Le mal causé peut rarement être réparé, encore moins la souffrance et la mort. En allemand, le terme Wiedergutmachung – « action de faire à nouveau le bien » – a été et reste contesté. Réparation est également problématique, car il épouse la perspective des responsables. Les réparations recouvrent différentes catégories d’action. Il s’agit d’abord de restitutions de biens spoliés pendant un conflit ; ensuite de dédommagements pour des biens matériels perdus ou des atteintes immatérielles dont la valeur est difficilement estimable, comme la privation de liberté, les préjudices sur la santé, la carrière, etc. ; ou bien encore de la réhabilitation des individus dans leurs droits et leur honneur. La question des réparations retrouve une nouvelle actualité avec la fin de la guerre froide à partir des années 1990. D’une part, l’Allemagne réunifiée reprend une question réglée auparavant avec les seuls pays de l’Ouest ; d’autre part, se pose la question de la réparation aux anciens expulsés (question très débattue lors de l’entrée de la République tchèque dans l’UE) et aux victimes du communisme. Des procédures de réhabilitation et de dédommagements sont ouvertes dans les pays de l’Europe centre-orientale.

La question des réparations étant indissociablement liée à celle de la reconnaissance des victimes et à la qualification des crimes, bien des blocages affectent le processus. Les pays européens soutiennent leurs anciennes colonies au titre de la coopération et de l’aide au développement, sans reconnaître explicitement qu’il s’agit en partie d’un processus de réparation car cette aide se trouve déconnectée de toute reconnaissance d’une dette morale. Le paiement de réparations entraîne aussi l’émergence de nouvelles revendications d’autres catégories de victimes ou de victimes d’autres conflits. Ainsi, des associations comme le CRAN (Conseil représentatif des associations noires), qui a déposé une plainte contre la Caisse des dépôts et consignations en 2013 pour avoir tiré profit de l’esclavage, demandent aujourd’hui des dédommagements. La non-reconnaissance par l’État turc du génocide des Arméniens de 1915 présente des enjeux non seulement politiques mais financiers. Par ailleurs, plus la violence ou le préjudice à réparer est ancien, plus il est difficile d’évaluer le dédommagement et de définir le périmètre des descendants à indemniser.

Du point de vue des victimes se pose la question de l’acceptation ou non de la réparation. Le dédommagement peut être indispensable pour assurer l’existence. Si généralement ces indemnités sont acceptées parce qu’elles sont un droit, la victime craint qu’elles ne soient perçues comme un trait tiré sur le passé. Pour les victimes de la Shoah, le malaise se traduit dans la difficulté à aborder la question des réparations dans les témoignages. La nature du traumatisme est déterminante. Quand il s’agit d’indemniser l’irréparable, l’acceptation de la réparation ne peut en aucun cas équivaloir au pardon.

La réparation permet-elle donc de progresser dans la question du vivre ensemble après le conflit ? Il est certain que la seule réparation matérielle ou financière est insuffisante. La réparation, qui passe par la reconnaissance pleine et entière de la victime et de la dette morale, est indispensable. Cependant, l’absence de réparations ou une réparation inadaptée peut prolonger les tensions par-delà le conflit. Ainsi, au début de la crise grecque des années 2010, le gouvernement et une partie de l’opinion publique ont reproché à la RFA sa fermeté alors que celle-ci n’avait versé qu’un dédommagement très insuffisant à la Grèce. Les crimes de l’occupation ont alors été convoqués pour renvoyer l’Allemagne à son passé.

Vivre ensemble après le conflit : acteurs et temps des processus de rapprochement

Si la reconnaissance des victimes semble être la condition la plus importante du vivre ensemble, comment y parvenir ? La distinction entre perpetrators et victimes n’est pas toujours aisée, comme le montrent les conflits en Irlande du Nord ou dans l’ex-Yougoslavie. Ensuite, la reconnaissance de la « dette » implique une conscience de responsabilité individuelle et collective qui se forge dans le temps et se transmet, pour la seconde, entre les générations. Son expression demande que le fil du dialogue ait été rétabli a minima.

Apprendre à vivre les uns avec les autres mobilise tous les acteurs : États, organisations de la société civile, individus. Parce qu’elle incarne l’avenir et les espoirs de paix, parce qu’elle est non, ou moins, compromise que les aînés, la jeunesse en est l’enjeu principal. Au lendemain de tous les conflits depuis 1918, des rencontres bilatérales, européennes ou internationales de jeunesse sont organisées pour – et aussi par – les jeunes, afin de faire progresser la « compréhension » dans les relations internationales. Force est de constater que ces rencontres sont davantage l’occasion de parler du présent et du futur que du passé. Mais les jeunes sont aussi les porteurs des premières initiatives visant à la réparation morale. Néanmoins, le risque existe qu’ils soient instrumentalisés par leurs aînés dans un processus de réconciliation « par procuration ». Ainsi, dans les années 1970, de jeunes Allemands travaillant dans les kibboutzim se sont dénommés par dérision les « expiateurs » !

Il s’avère en général contre-productif d’entamer le dialogue au niveau officiel par les sujets les plus émotionnels. Ce sont souvent les acteurs sociétaux, des citoyens engagés et organisés, qui entrent les premiers en dialogue sur le plan local, transfrontalier, international. Ainsi, depuis 2003, un collectif d’historiens de l’espace balkanique, soutenu par l’ONG Center for Democracy and Reconciliation in Southeast Europe (CDRSEE), a publié du « matériel pédagogique commun » pour l’enseignement de l’Europe du Sud-Est, présentant une pluralité de points de vue. La diversité et la complémentarité des acteurs sont fructueuses jusque et y compris dans leurs tensions. Si les États sont les seuls à pouvoir régler les questions de frontières et de réparations, il leur est plus difficile, pour des raisons de consensus national, d’aborder sans délai celles de la culpabilité et de la responsabilité. Ce sont en général d’autres porteurs de mémoire, comme les associations d’anciens résistants et de victimes, qui imposent le débat sur les crimes passés dans l’espace public. La « seconde culpabilité », après celle des crimes commis, est celle du silence, qui fait de la victime un proscrit de la mémoire.

Réconciliation : une forme spécifique de rapprochement

Dans la plupart des langues européennes, le terme de réconciliation évoque le rapprochement sous les formes de la concorde, de l’union, de l’unité, de l’amitié ou de la paix. Il suggère donc un processus réciproque. En allemand, en revanche, Versöhnung est bâti sur la racine Sühne – l’expiation : entre celui qui expie et celui qui pardonne, la relation est profondément asymétrique. Ces conceptions reflétées par l’étymologie sont donc très différentes, même si la trace du religieux est partout présente. Elle l’est aussi dans la réconciliation internationale – on pense ici au chancelier Willy Brandt s’agenouillant devant le monument à la mémoire des insurgés et des victimes du ghetto de Varsovie en décembre 1970.

L’usage du terme de réconciliation est lui aussi instructif. À la fin du xixe siècle puis après 1918, les initiatives de rapprochement, portées par les mouvements pacifistes, féministes et confessionnels, par la Société des Nations et certains gouvernements, ont été qualifiées de « réconciliation », de « désarmement moral » ou de « conciliation internationale ». Mais le terme disparaît provisoirement après 1945, notamment à cause de l’échec des tentatives de l’entre-deux-guerres, franco-allemandes ou gréco-turques. Un autre facteur a contribué à cette éclipse temporaire : sa disqualification après sa confiscation par les milieux fascistes dans les années 1930 puis les tenants de la collaboration. La faillite du concept est telle que les Alliés, en 1945, mettent en garde contre les « dangers de la réconciliation ». Après la guerre, on parle surtout de rapprochement et de compréhension et, dans l’est de l’Europe, de fraternité, de paix et d’amitié. C’est à la fin des années 1950 que la « réconciliation » revient dans le langage diplomatique. Le terme est consacré en juillet 1962 par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer : dans la cathédrale de Reims, ils prétendent « sceller la réconciliation franco-allemande ». Son usage s’est ensuite banalisé jusqu’à son essor spectaculaire dans les années 1990 avec l’établissement des commissions « Vérité et réconciliation ».

Rapprochement et réconciliation sont souvent considérés comme synonymes. Le second terme à forte charge émotionnelle fait l’objet d’un usage inflationniste, si bien qu’on dénonce aujourd’hui le « kitch de la réconciliation ». Par ailleurs, les ONG et les organisations internationales, par leurs « catalogues de bonnes pratiques », contribuent à faire de la réconciliation un impératif catégorique et un processus normé, qui la fragilisent par contre-coup. L’exigence de réconciliation formulée par des tiers est insoutenable pour les victimes. Ainsi, en Bosnie-Herzégovine, les associations locales de victimes et le TPIY refusent les « commissions Vérité et réconciliation » que tentent d’implanter des organisations internationales. Finalement une commission régionale indépendante consacrée aux victimes, la « RECOM », a été créée en 2011 par près de mille ONG balkaniques locales. En se donnant pour objectif le recensement des « faits » et des crimes commis, elle manifeste sa méfiance à l’égard des dérives de la « vérité » et sa défiance face à la soi-disant « réconciliation ». La réconciliation est-elle donc devenue incompatible avec la « vérité » – une vérité accusée elle-même de ne plus être fondée sur la réalité factuelle ?

Rapprochement et réconciliation ont en commun d’être des processus jamais clos, dissymétriques et imparfaits, engageant des acteurs divers à de multiples échelles. Leur différence se situe dans la relation au passé. Le rapprochement est prioritairement tourné vers l’avenir, la réconciliation appelle le passé et requiert la mémoire. Telle qu’elle est conçue aujourd’hui, elle s’oppose radicalement à la damnatio memoriae de l’Antiquité, à l’oubli imposé aux belligérants par la paix de Westphalie et au « pacte de l’oubli » pesant sur la société espagnole depuis la fin du franquisme. Elle ne signifie jamais l’oubli. Exige-t-elle seulement le pardon ? À la différence de la conception chrétienne, la réconciliation et la repentance politiques se dissocient de la question du pardon – dans la mesure où celui-ci peut être ressenti comme une pression indûment exercée sur la victime ou ses descendants. Comme l’écrit Frédéric Rognon, « la réconciliation implique une nouvelle relation : la parole ne suffit pas, pas même l’engagement à ne plus recommencer. Il faut un geste, une conduite, une réparation matérielle ou symbolique, et une véritable restauration du lien ».

Bibliographie

Les Cahiers SIRICE, n° 15, 1/2016, [En ligne] (avec la contribution citée de Frédéric Rognon)

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Defrance, Corine, Pfeil, Ulrich (dir.), Verständigung und Versöhnung nach dem „Zivilisationsbruch“? Deutschland in Europa nach 1945, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2016.

Garapon, Antoine, Peut-on réparer l’histoire, colonisation, esclavage, shoah ?, Paris, Odile Jacob, 2008.

Garapon, Antoine, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner. Pour une justice internationale, Paris, Odile Jacob, 2002.

Koulouri, Christina (dir.), CDRSEE, Joint History Projekt, 2 séries : Teaching Modern Southeast European History (4 vol. : de l’Empire ottoman à 1944) ; et Teaching Contemporary Southeast European History (2 vol. : 1944-1990 et 1990-2008), http://cdrsee.org

Lefranc, Sandrine (dir.), Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002.

Schwelling, Birgit (dir.), Reconciliation, Civil Society, and the Politics of Memory. Transnational Initiatives in the 20th and 21st Century, Bielefeld, Transcript, 2012.


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