Le prix Albert Londres est attribué au meilleur reportage écrit, depuis 1933, et filmé, depuis 1985. Ces récompenses rendent à la fois hommage à la figure du reporter de guerre, pionnier du grand reportage, à Albert Londres (1884-1932) et aux journalistes qui lui ont succédé avec comme « devoir : voir clair, (s)’efforcer de faire voir clair », pour reprendre les mots d’Édouard Hesley (Envoyé spécial). De la guerre de Crimée (1853-1856) à celle, contemporaine, en Ukraine, ils participent pleinement au rayonnement du journalisme, par le biais de la guerre, fait médiatique de première ampleur qui suscite le vif intérêt du grand public. Pourtant les reporters sont aussi vus comme trop partiaux, contribuant à la désinformation voire à la circulation de la propagande de guerre.
Les grands reporters : des journalistes au cœur des modernités
Le destin du reporter est intimement lié à la guerre et à ses évolutions au cours de l’époque contemporaine. Cette profession est en effet autant une cause qu’une conséquence de la modernisation de la guerre. Si les premiers reporters – Fenton, Robertson ou Beato – se manifestent aux alentours de la guerre de Crimée, c’est que leur voix peut désormais porter efficacement grâce à la généralisation des bateaux à vapeur, à l’apparition du chemin de fer et du télégraphe. Leur travail de terrain conjugué aux évolutions technologiques permet l’immédiateté de la diffusion de l’information. À l’heure de l’hypermédiatisation des guerres, le métier a connu de profondes transformations. Le grand reportage est omniprésent, utilise tous les supports possibles et, dans une logique de concurrence entre médias, doit coller au plus près de l’actualité, quitte à la précéder, tout en s’adressant à un grand public, désormais plus consommateur que critique.
Le grand reporter s’inscrit également dans la vogue, propre au xixe siècle européen, de l’enquête ou investigation, qu’elle soit médicale, administrative, juridique ou sociale. Le nouveau journalisme s’approprie ces méthodes et outils. Le premier xxe siècle consacre la figure du reporter autour de grands noms comme Londres, Saint-Exupéry, Kessel, Malaparte, Hemingway, Leroux, Tolstoï. Figure populaire qui atteint son apogée dans l’entre-deux-guerres, il devient même un héros de fiction dans des romans à succès – Harry Blount et Alcide Jolivet se disputant les dépêches télégraphiques dans Michel Strogoff de Jules Verne (1876) – ou sous les traits de Tintin croqués par Hergé. Bénéficiant des mesures de libéralisation de la presse à la fin du xixe siècle, le grand reportage donne en somme ses lettres de noblesse au journalisme.
Après 1945, la profession connaît une trajectoire double et paradoxale. D’un côté, le reporter ne sort généralement plus de l’anonymat mis à part quand il est lui-même victime de la guerre. De l’autre, il se met désormais de plus en plus en scène. Pensons à Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006, et dont la renommée internationale doit beaucoup à son travail en Tchétchénie. Dès lors, le reporter de guerre conserve une place à part dans le paysage médiatique comme en témoignent la multiplication et le succès des ouvrages biographiques retraçant leur parcours, perpétuant la tradition littéraire des premiers grands reporters, ainsi de Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles.
Des journalistes en mission : l’intermédiation guerrière
La figure du reporter de guerre est plurielle. Dans la terminologie d’une part. Si en anglais le terme war correspondent semble le plus pertinent, le français utilise indifféremment les termes de « correspondant », « envoyé spécial », « journaliste d’investigation » et « reporter ». Dans la typologie d’autre part. Ce sont aussi bien des hommes que des femmes ; des professionnels que des écrivains, des penseurs, des militaires, des civils ; ils peuvent être célèbres, le devenir grâce à leurs enquêtes ou rester anonymes.
Tous, néanmoins, sont des voyageurs et des aventuriers dans l’âme. Certes ils ne sont plus systématiquement armés comme l’était Albert Londres traversant l’Albanie en 1915, mais ils restent au cœur de l’action et participent pleinement de l’expérience combattante.
Se donnant comme « mission », « devoir », de rapporter la guerre, le reporter assume l’ambiguïté de son regard. Il dit d’abord la guerre, la décrit. Il se place comme témoin et narrateur. Son récit au ras du sol, construit sur une addition d’anecdotes, croise la grande histoire quitte à l’enjoliver, participant dès lors à la construction de mythes, ainsi de celui de la « tranchée des baïonnettes » de Douaumont fondé sur un article de Cherfils. Le reporter commente ensuite la guerre : ses buts, sa signification, son absurdité. Dans la continuité du xixe siècle, il mène l’enquête à la manière d’un historien du présent, même si son manque de recul face à l’événement lui est souvent reproché. Car, enfin, il vit la guerre au quotidien, au plus près des combattants et des civils, des bourreaux et des victimes. À ce titre, il se fait l’avocat autant que le juge de la situation qu’il rapporte. Loin d’être seulement un chroniqueur, c’est un auteur, se positionnant à la frontière de la diffusion des savoirs et des émotions.
Une profession entre liberté et fortes contraintes
Sur la forme comme sur le fond, écrire en temps de guerre c’est en fait décrire des guerres. Les supports du reportage sont aussi variés que les moyens d’information. Si la production écrite demeure la norme, la mise en images a été très tôt associée aux reportages. La tradition des illustrations dont témoignent les dessins de Georges Scott ou les unes du Petit Journal illustré perdure à travers les reportages en images de Joe Sacco ou les parutions de la revue XXI. Il en va de même de la photographie, que ce soit comme support ou comme discours à part entière ; pensons au travail de Robert Capa. Le reportage peut également être radiodiffusé, filmé et mis en ligne, avec des formats variés en fonction des publics visés : journaux d’information, (web)documentaires.
« La première victime d’une guerre, c’est la vérité. » Cette affirmation attribuée au sénateur américain Hiram W. Johnson en 1917 reflète les contraintes auxquelles les reporters sont soumis. La relation qu’ils entretiennent avec les militaires est à ce titre complexe. S’ils privent l’armée du monopole de l’information en temps de guerre – du moins de sa diffusion –, ils restent constamment dans son sillage. Cette proximité a pour conséquence une certaine dérive vers l’instrumentalisation des discours, la maîtrise de l’information étant primordiale pour la stratégie militaire. Si désormais l’armée dispose de ses propres « Reporters Défense », la frontière entre correspondants et agents de propagande a souvent été franchie et continue d’être ténue. À ce titre, les trajectoires de Vassili Grossman et de Konstantin Simonov sont emblématiques. Suivant l’avancée de l’Armée rouge, ils ont publié de nombreux articles, contribuant à la mobilisation des esprits en URSS pendant la guerre. Plus largement, les reporters contribuent à façonner les émotions internationales, à faire évoluer les opinions publiques mondiales voire participent pleinement aux sorties de guerre, ainsi de l’article de Grossman, « L’enfer de Treblinka », utilisé comme preuve au cours des procès de Nuremberg.
Indépendants ou envoyés spéciaux, les reporters de guerre livrent donc un regard à la fois direct et souvent décalé sur le déroulement des conflits, remplissant ainsi leur fonction première d’intermédiaires. Porte-parole des conflits, ils en sont aussi parfois le symbole, comme otages de choix ou cibles privilégiées.
Alia, Josette (préf.), Grands reporters. Prix Albert Londres. 100 reportages d’exception de 1950 à aujourd’hui, Paris, Les Arènes, 2010.
Delporte, Christian, « Journalistes et correspondants de guerre », dans Stéphane Audoin Rouzeau, Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2004, p. 717-728.
Laurentin, Emmanuel, Pécout, Gilles (dir.), Grands reporters de guerre, entre observation et engagement, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2012.
Martin, Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Audibert, 2005.
Pérez-Reverte, Arturo, Le peintre de batailles, Paris, Seuil, 2007 (trad. François Maspero).
Wolton, Dominique, War Game. L’information et la guerre, Paris, Flammarion, 1991.