Psychopathologie et hygiène sexuelles
À partir de 1840, des découvertes biologiques et médicales nourrissent des questionnements sur l’hygiène sexuelle. La découverte de l’« ovulation spontanée » et d’une période agénésique dans le cycle menstruel, par les Français Pouget, Raciborski, Duvernay et l’Allemand Bischoff, est à l’origine de la méthode de l’« abstinence périodique ». En 1844, l’anatomiste allemand Georg Ludwig Kobelt publie un essai sur les « organes voluptueux » ouvrant la voie à une physiologie du plaisir coïtal. Dès lors, de nombreux manuels conjugaux voient le jour, notamment pour inciter les maris à contenter sexuellement leur femme.
La psychopathologie sexuelle s’intéresse à la codification des « perversions sexuelles ». Elle alimente à la fin du xixe siècle dans toute l’Europe une littérature médicale abondante, régulièrement enrichie par des aliénistes, psychiatres, neurologues, médecins légistes, ou criminologues. De nombreux néologismes sont forgés afin de circonscrire au mieux les paraphilies (déviations sexuelles) : on doit ainsi le terme de nécrophile à l’aliéniste belge Joseph Guislain (1797-1860) ; l’exhibitionnisme (1871) au médecin français Charles Lasègue (1816-1883); le fétichisme (1887) au psychologue Alfred Binet (1857-1911) ; l’inversion sexuelle (homosexualité) – qui est une traduction italienne et française de « conträre Sexualempfindung » (« sentiment sexuel contraire ») – au neurologue allemand Carl Westphal (1833-1890) ; le sadisme et le masochisme au psychiatre austro-hongrois Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), en référence au Marquis de Sade (1740-1814) et au romancier galicien Sacher Masoch (1836-1895). La Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing, nourrie des travaux de confrères européens, devient rapidement un best-seller. Entre 1886 et 1903 (14 éditions), elle quadruple de volume, enrichie d’autobiographies sexuelles témoignant de « perversion », principalement d’invertis masculins soucieux de participer à l’essor de la science et de comprendre leur « anomalie ». L’épicentre de cette efflorescence se situe dans les pays germaniques, en France et en Italie, où est fondée en 1896 l’éphémère revue Archivio delle psicopatie sessuali par Pasquale Penta (1859-1904). En Grande-Bretagne ou en Belgique, les études de psychopathologie sexuelle, menacées par la censure, sont moins nombreuses et beaucoup plus pudiques.
Au tournant du siècle, des psychiatres et psychologues écartent la théorie de la dégénérescence au profit d’une psychologie sexuelle qui retrace la genèse des préférences sexuelles à partir d’expériences vécues dans la prime enfance. Alfred Binet et Charles Féré (1852-1907) en France, Pasquale Penta en Italie, Havelock Ellis (1859-1939) en Angleterre, Auguste Forel (1848-1931) en Suisse, Albert von Schrenck-Notzing (1862-1929) en Allemagne adoptent peu ou prou cette vision. La psychanalyse de Sigmund Freud (1856-1939) s’élabore. Ce flot d’écrits déborde les cercles spécialisés pour alimenter une littérature érotico-médicale de vulgarisation. Des officines éditoriales mobiles et éphémères, des pseudo-docteurs nourrissent des collections de dizaines de volumes où, sous couvert de pathologie, mille turpitudes sexuelles sont dévoilées dans le détail.
Les thérapeutiques recourent encore à une gamme classique : diète, régime équilibrant, hydrothérapie, hypnose, électrothérapie dominent à la fin du xixe siècle, tandis que l’endocrinologie prend son essor dans l’entre-deux-guerres. La psychanalyse devenant très influente ensuite.
Sexologie, mouvements sociaux et réforme sexuelle
Dans les années 1910, une nouvelle génération de médecins prend ses distances avec la psychopathologie fin-de-siècle et relativise la coupure entre normal et pathologique. C’est alors que le terme de sexologie s’impose. Plusieurs courants s’expriment dans cette discipline naissante. Les néo-malthusiens puis le birth control incitent à l’eugénisme et à la réduction des naissances de la classe ouvrière. Le mouvement féministe se mobilise pour l’abolition de la prostitution réglementée, archétype de la double morale sexuelle qui tolère les écarts masculins mais sanctionne durement les adultères féminins. L’Allemand Magnus Hirschfeld (1868-1935), fondateur en 1897 du Comité scientifique humanitaire (première organisation de défense des droits des homosexuels), crée la Société médicale pour la sexologie et l’eugénisme (1913) qui prend le nom d’Institut pour la sexologie en 1919. Il s’emploie à internationaliser, fédérer et institutionnaliser les milieux favorables à la réforme sexuelle. Ce programme vise à séculariser la morale sexuelle, à promouvoir l’égalité des sexes, l’eugénisme, l’éducation sexuelle et la tolérance vis-à-vis des homosexuels. La Ligue mondiale pour la réforme sexuelle (LMRS) voit officiellement le jour à Copenhague en juin 1928. À son apogée en 1932, la LMRS compte 190 000 membres et les sections nationales affiliées ont une intense activité éditoriale : Sexueele Hervorming aux Pays-Bas, Sexus en Espagne, Le problème sexuel en France.
Pendant les années 1930, la sexologie prend un tour plus médical et normatif. L’essor de l’endocrinologie permet des traitements hormonaux, des opérations sur les gonades (greffes et ligatures), des irradiations des organes censés rétablir les équilibres de la virilité et de la féminité, garantes d’une saine hétérosexualité. La psychanalyse devient plus conservatrice. Une sexologie catholique apparaît également, fondée sur l’encyclique Casti Connubii (« chaste union », 1930) et la méthode Ogino-Knaus perfectionnant l’abstinence périodique.
Après la Seconde Guerre mondiale : professionnalisation et influence américaine
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la sexologie américaine exerce une influence croissante en Europe. Les rapports Kinsey sur la sexualité masculine (1948) et féminine (1953) suscitent de fortes polémiques. Très vite traduits en une dizaine de langues européennes, ils provoquent l’hostilité des conservateurs (de droite comme de gauche) et des psychanalystes, mais rencontrent l’adhésion de nombreux homosexuels, féministes et partisan.es d’une plus grande liberté sexuelle. Ils sont aussi l’occasion d’opposer la culture européenne (voire latine) aux mœurs américaines.
À partir des années 1960, la sexologie se développe dans quelques universités européennes, à commencer par l’Université catholique de Louvain où catholiques progressistes, théologiens, moralistes et médecins fondent en 1961 l’Institut des sciences familiales et sexologiques. En Suisse, des enseignements de sexologie sont dispensés dans les facultés de médecine de Lausanne et de Genève à partir de 1968 et 1969. Après ces précurseurs, d’autres universités européennes s’ouvrent à la sexologie comme discipline au croisement des sciences sociales et médicales. Les travaux de William Masters (1915-2001), Virginia Johnson (1925-2013) et Helen Kaplan (1929-1995) promeuvent les thérapies sexuelles. Dès lors, la sexologie se démocratise auprès du grand public. Dans les années 1970 et 1980, elle connaît un grand essor : les centres nationaux et transnationaux, les congrès, les formations, se multiplient, non sans conflits. Les sexologues, qui ont pignon sur rue, ont des pratiques professionnelles et thérapeutiques très variées, mais partagent une vision relationnelle de la sexualité. Les mouvements féministes et homosexuels, puis LGBTQI, se montrent très critiques vis-à-vis des sexologues et psychanalystes, qu’ils voient comme autant d’« hétéroflics ». Refusant les experts, ils invitent à vivre la libération sexuelle sans norme ni restriction. Les études féministes, gay et lesbiennes qui se diffusent dans les universités, déconstruisent la vision naturaliste du sexe pour affirmer la construction sociale et culturelle du genre et de la sexualité.
Bullough, Vern L., Science in the Bedroom : A History of Sex Research, New York, Basic Books, 1994.
Chaperon, Sylvie (dir.), Médicalisations de la sexualité, numéro de la revue Histoire, médecine et santé, no 12, hiver 2017.
Eder, Franz X., Hall, Lesley, Hekma, Gert, (eds), Sexual Cultures in Europe, vol. 1, National Histories ; vol. 2, Themes in Sexuality, Manchester, Manchester University Press, 1999.
Waters, Chris, « Sexology », dans H.G. Cocks, Matt Houlbrook (eds), Palgrave Advances in the Modern History of Sexuality, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005, p. 41-63.