Un spectacle de masse européen : le football télévisé (1950-1960)

Résumé

Durant les années 1950-1960, les premières retransmissions télévisées en direct contribuèrent autant au succès des épreuves internationales de football qu’à l’accroissement des ventes de récepteurs. Derrière cette relation en apparence simple, gagnant-gagnant, qui fait de ce sport un spectacle médiatique européen de masse, des tensions durables voient le jour entre les trois grands acteurs impliqués : les autorités du football réunies au sein de l’UEFA, les sociétés de télévision affiliées à l’UER et le public. C’est aussi autour de ces tensions que s’est écrite l’histoire européenne du football télévisé.

Dessin sans légende de Sempé, France Football numéro spécial, 1958, p. 86. Reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Après la Seconde Guerre mondiale, les débuts de la télévision publique en Europe coïncident peu ou prou avec le retour des grandes épreuves sportives internationales. Plus encore que les jeux Olympiques ou que les grandes courses cyclistes ou automobiles, ce sont les retransmissions en direct des coupes du monde de football à partir de 1954 ou de la coupe d’Europe des clubs champions à partir de 1956 qui valent à l’Eurovision naissante ses coopérations les plus remarquables en termes d’audience et, souvent, de moyens mobilisés sur les plans humain, technique et financier. Sous forme de direct ou de résumés de matchs enregistrés, la télévision n’a ainsi jamais cessé d’accompagner, à travers les frontières, le succès populaire des compétitions internationales de football depuis les années 1950. Le football alimente l’essor de la télévision – entre 1948 et 1965 –, le nombre de récepteurs passe de moins de 90 000 postes uniquement localisés en Grande-Bretagne à plus de 58 000 000 pour l’ensemble des pays reliés par le réseau Eurovision. Le précédent américain ne laissait guère de doute sur la robustesse de cette tendance. Réciproquement, la télévision alimente l’essor du football comme spectacle de masse.

La mise en place et l’extension de l’Eurovision à partir de 1954 se font souvent en lien étroit avec l’organisation d’un événement sportif majeur. Les coupes du monde de 1954 en Suisse et de 1958 en Suède correspondent à l’adhésion de ces pays à l’Eurovision et retransmises avec le soutien crucial de la BBC. C’est aussi à l’occasion d’une opération sportive que l’Espagne de Franco rejoindra l’Eurovision en mars 1960. Au lendemain d’un match aller de coupe d’Europe plein de suspense entre l’OGC Nice et le Real de Madrid, la RTF française et la TVE espagnole décident de construire en moins de trois semaines une chaîne provisoire de quatre relais pour acheminer les images du match retour disputé à Madrid, à travers les Pyrénées, via Barcelone et Toulouse et, de là, vers sept autres pays d’Europe du Nord. Quelques mois plus tard, l’Union européenne de football association (UEFA), qui organise la compétition, et l’Union européenne de radiodiffusion (UER), à l’origine du réseau Eurovision, s’accordent pour mettre en place une couverture plus systématique des rencontres de la coupe d’Europe des clubs champions.

La place accordée au football à la télévision varie toutefois d’un pays à l’autre. Tout dépend essentiellement du rang que le football occupe lui-même parmi les autres sports à l’échelle du pays – sport « national », sport roi, sport secondaire ? Les moyens techniques à disposition ainsi que la composition et la pérennité des équipes de techniciens est un autre facteur de variation non plus seulement dans la quantité, mais aussi dans la qualité des images proposées au public. Les caméras de type Marconi Orthicon nécessaires pour la réalisation de reportages extérieurs en direct de qualité à partir de 1952, équipées de zooms dès 1955, ou les premiers magnétoscopes Ampex américains font la différence. Les magnétoscopes permettent des retransmissions en différé à travers la plupart des grands pays de football, ainsi que de nouveaux services qui vont changer l’expérience même du spectateur, avec d’abord l’instant replay et le ralenti à partir de 1966.

Dans la plupart des pays, la relation entre football et télévision est cependant plus compliquée qu’il n’y paraît au premier abord. L’apparition du nouveau média nourrit en effet des conflits récurrents entre les autorités du football et les sociétés publiques de télévision. Les matchs retransmis sont un succès d’audience. Mais faut-il et peut-on tout retransmettre ? Lors de sa toute première assemblée générale tenue à Vienne en mars 1955, l’UEFA affirme, solennellement et contre l’évidente aspiration des masses, le pouvoir discrétionnaire absolu des fédérations nationales en matière de télédiffusion de matchs de football : c’est à elles qu’il revient de facto d’autoriser ou pas la télédiffusion de tel ou tel match. Fait remarquable, cette décision ne fut jamais véritablement contestée sur le fond par les gouvernements européens, d’ordinaire obsédés par le contrôle des médias en ces temps de guerre froide et de décolonisation. En général, le refus d’une couverture en direct émis par les fédérations ou les ligues de football professionnel vise officiellement à protéger les recettes des clubs amateurs. Cela provoque invariablement débats houleux et violentes polémiques, surtout lorsque cela concerne l’équipe nationale qui, censée représenter la nation tout entière, se retrouve alors hors de portée de regard du plus grand nombre. Le match Italie-RFA du 18 décembre 1955 fournit un exemple précoce. Opposant les deux nations européennes championnes du monde, la retransmission en Eurovision de ce « match de l’année » est très attendue en Italie, en RFA et dans de nombreux pays européens où la trêve hivernale des championnats de l’élite a déjà débuté. Le refus obstiné de la fédération allemande de toute télédiffusion en direct de Rome « pour protéger quelques rares amateurs jouant encore une semaine avant Noël » lui vaut des milliers de lettres d’injures. Pour couronner le tout, une grève est déclenchée à minuit la veille de la rencontre par l’intersyndicale des techniciens de la télévision italienne, la RAI, prêts à « prendre l’Europe du football en otage » pour faire aboutir ses revendications salariales. Elle dure jusqu’à la mi-temps du match, empêchant de fait la retransmission télévisée en direct et toute couverture radiophonique de la première période, à destination de la péninsule Italienne et du reste de l’Europe.

C’est ainsi que les logiques contradictoires de concurrence et de promotion sous-tendant les relations entre football et télévision privent fréquemment de la retransmission en direct de matchs internationaux au sommet le grand public, qui s’en montre pourtant friand. La promesse d’une télévision publique pour tous, partie intégrante d’un État-providence rénové au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se trouve ainsi déçue. Chroniques journalistiques et lettres de lecteurs publiées dans la presse européenne de l’époque témoignent de cette déception et de sa portée politique. La continuité des cadres, notamment dans les organisations sportives, est directement pointée du doigt, et plus largement la persistance d’un ordre social conservateur.

Au tournant des années 1960, l’équipement des stades en nouveaux dispositifs d’éclairage rend progressivement possible la programmation en nocturne. Cela permet aux rencontres de coupe d’Europe d’atteindre le grand public en semaine et aux matchs de sélections de ne pas concurrencer les rencontres d’amateurs du dimanche après-midi. Le succès populaire du football télévisé s’en trouve accru. Dorénavant, les fédérations et les ligues argueront du fait que la multiplication des directs de football à la télévision montrant les rencontres opposant l’élite européenne nuirait aux recettes aux guichets des championnats nationaux, et continuent de prôner leur stricte limitation. Cette théorie s’imposera dans l’ensemble de la profession. Elle ne sera remise en cause qu’avec l’apparition des chaînes privées et l’envolée des droits de retransmission durant la seconde moitié des années 1980.

Bibliographie

Meyer, Jean-Christophe, L’offre de football télévisé en France et en RFA (1950-1966) : un vecteur d’identité nationale et européenne, Villeneuve d’Ascq, Éditions du Septentrion, à paraître à l’automne 2019.

Meyer, Jean-Christophe, « La fondation du “Grand Stade”. De la triomphale retransmission en direct de la coupe du monde 1954 et de ses avatars dans les pays membres de l’Eurovision (1954-1958) », Traverse. Revue d’histoire, numéro Masse, marchés et pouvoirs dans l’histoire du sport, 1, 2016, 23e année, p. 49-59.

Vonnard, Philippe, Laborie, Léonard, « De l’événement au rendez-vous médiatique européen. L’UEFA, l’UER et la coupe des clubs champions de football (1956-1968) », 20e & 21e siècles. Revue d’histoire, no 142, 2019/2, p. 109-122.


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