L’uniforme militaire

Résumé

L’histoire de l’uniforme permet d’appréhender autrement l’émergence de l’État et du sentiment national en Europe, ainsi que les mutations économiques et sociales de ce continent. Mais l’habit militaire apparaît aussi indissociable d’une expérience spécifique de la guerre, en lien avec l’armée de conscription et la massification de l’expérience guerrière. L’évolution de l’uniforme se place ainsi au croisement de considérations d’ordre technique, liées à la létalité croissante des armes, et d’ordre anthropologique, en raison des représentations associées à cette tenue dans les différentes nations européennes.

Types et uniformes de l'armée prussienne : (tenue de campagne), estampe de Pépin E., 1870.

Des nécessités militaires, sociales et politiques

La nécessité d’une identification des forces engagées sur le champ de bataille est présente dès l’Antiquité et le Moyen Âge, à travers l’usage d’insignes communs. Mais l’émergence de l’uniforme est indissociable de l’État tel qu’il apparaît en Europe durant les périodes moderne et contemporaine. C’est en effet l’autorité étatique qui mène le processus d’uniformisation des vêtements pour l’ensemble des forces armées, en prenant en compte les spécificités de chacune de leurs composantes, ainsi que l’environnement technique et militaire du moment. Car différentes contraintes doivent être prises en compte, telles que le financement, le respect de l’esprit de corps, les conditions techniques de fabrication ou l’articulation entre la protection et la mobilité. L’uniforme distingue donc en soi le militaire des civils, mais aussi les militaires entre eux (infanterie, artillerie, marine, puis armée de l’air).

Si l’on peut faire remonter le premier uniforme commun à toute une armée à la Suède de Gustave II Adolphe, durant la première moitié du xviie siècle, il faut attendre Louvois, dans la deuxième moitié de ce même siècle, pour qu’il devienne obligatoire en France. L’uniforme se généralise alors à l’ensemble du continent, avant d’être diffusé à l’échelle internationale à partir du xixe siècle. Durant cette période, le port de l’uniforme répond à plusieurs logiques : assurer la visibilité des combattants sur un champ de bataille où l’usage croissant des armes à feu entraîne l’apparition d’un nuage de fumée, lié à la poudre noire. Il s’agit alors, pour le commandement, de pouvoir mener la bataille et d’éviter les tirs fratricides, dans le cadre d’affrontements où les armes à feu, autre spécificité européenne, jouent un rôle majeur.

La construction d’une armée au service de l’État a également pour conséquence la définition d’une nouvelle hiérarchie, de service, distincte par le grade porté sur l’uniforme, et au sein de laquelle on peut progresser en fonction de sa formation technique et de son mérite. Le port de l’uniforme, qu’il soit volontaire dans le cadre d’une armée de métier, ou imposé dans le cadre d’une armée de conscription, relève ainsi d’une démocratisation progressive d’anciens privilèges. L’uniforme était en effet lié, à l’origine, au service dans les maisons aristocratiques. Il est donc à la fois reflet, vecteur et symbole d’une mutation de la société : l’affaiblissement de la logique d’ordres ou de castes sociales, du xviiie au xixe siècle, dans une dynamique où l’armée peut être perçue comme synonyme d’ascension sociale.

En retour, si l’uniforme signifie rang et statut dans la société, il est également plus ou moins visible, plus ou moins accepté dans l’espace public. Sa visibilité est grande au xixe siècle, l’uniforme étant alors indissociable d’un processus plus large d’encadrement disciplinaire de la population. Dans ce cadre, le port de l’habit militaire est une obligation sociale. L’uniforme permet de limiter l’individualité, symbolisant l’incorporation du soldat au sein d’une hiérarchie aux ordres de laquelle il obéit. Le contrôle des corps est renforcé par des uniformes dont la coupe est contraignante, tout particulièrement durant la première moitié du xixe siècle, et qui vise à façonner une image de l’homme dans le cadre d’une construction sociale et culturelle de la masculinité. Ce rôle de l’uniforme s’affaiblit cependant au second xxe siècle, par exemple en France à partir des guerres de décolonisation puis sous l’influence des mouvements antimilitaristes des années 1970, pour largement disparaître avec la fin de la conscription en 1997.

Un compromis entre contraintes techniques et identification nationale

Au-delà de ces phénomènes, l’uniforme est lié à la diffusion généralisée du sentiment national en Europe au xixe siècle, et à la massification de l’expérience guerrière durant les deux conflits mondiaux au xxe siècle. Il revêt ainsi une charge émotionnelle forte en se trouvant associé à une tradition nationale, fût-elle en réalité d’invention récente. Il en va ainsi de l’uniforme bleu des armées révolutionnaires, puis bleu et garance de l’armée française jusqu’en 1914. La dimension identitaire subsiste également après le passage aux couleurs non voyantes, comme le kaki britannique. La coupe du pantalon, de la veste, du couvre-chef, ou le type de bottes ou de chaussures adopté, concourent aussi à ce phénomène d’identification.

L’uniforme résulte également de l’évolution technique des armements. À la fin du xixe siècle, alors que la poudre noire fait place à la poudre blanche et que la létalité des armes augmente, il devient nécessaire de fondre le soldat dans son environnement. La guerre des Boers, à la fin du xixe siècle, contraint par exemple l’armée britannique à renoncer à la vareuse rouge qui la distinguait depuis l’époque moderne. Une évolution visible depuis le début de ce siècle trouve alors son aboutissement, avec la déconnexion entre différents types d’uniforme, réservés au combat, à la parade ou au service (l’accomplissement des tâches quotidiennes).

En parallèle, d’autres facteurs, comme la mobilité et le confort, sont de plus en plus pris en compte, de manière à limiter la fatigue du soldat et garantir ses capacités au combat. Enfin, l’uniforme reflète le passage à une armée de masse qui peut être équipée grâce à la révolution industrielle et à la capacité des États à mobiliser des ressources importantes à l’échelle d’un pays pour commander des millions d’uniformes, avec pour conséquence des coupes plus simples, produites en série, l’histoire de l’uniforme comportant aussi une importante dimension technique.

De la Grande Guerre au second XXe siècle

Ce conflit apparaît, de fait, comme une rupture majeure. Si, à l’été 1914, les coupes des uniformes sont le résultat de traditions ancrées dans le xixe siècle et intègrent encore largement une dimension symbolique, elles évoluent au cours du conflit de telle façon que, dans les années 1915-1916, de nouveaux uniformes sont fabriqués pour garantir un meilleur confort et s’adapter au mieux des spécificités de la vie et du combat dans les tranchées. Ils n’en demeurent pas moins sources de représentations largement assimilées par la population, notamment grâce à la multiplication des images, des affiches ou des journaux illustrés. Le bleu horizon, initialement adopté en France en raison de l’absence de colorants permettant de produire un uniforme vert de bonne qualité, devient ainsi un symbole du « poilu » et, par la suite, un repère dans la mémoire de ce conflit, au sein de la population en général, et parmi les anciens combattants en particulier.

Si la Grande Guerre voit les premiers efforts de camouflage des batteries d’artillerie, il faut néanmoins attendre la Seconde Guerre mondiale pour que ces pratiques commencent à se généraliser. Elles restent cependant circonscrites à certaines unités et il en est encore largement de même durant la seconde moitié du xxe siècle. La fin du xxe siècle voit la généralisation du camouflage, règle désormais de toutes les armées, qui s’explique par le rejet croissant de l’opinion à l’égard des pertes humaines, la professionnalisation des armées et la réduction des effectifs. L’adoption de figurés différents dans chaque armée, ainsi que l’utilisation de coloris spécifiques à chaque pays, inscrivent cependant encore les uniformes camouflés dans la lignée des uniformes monochromes, en constituant à leur tour un compromis entre nécessités du combat et spécificités nationales en Europe.

Bibliographie

Carles, Pierre, « L’infanterie du roi de France à la mort de Louvois », Histoire, économie et société, vol. 15, no 1, 1996, p. 57-73.

Roussel, Antoine, « L’équipement individuel du fantassin. Le camouflage. Les armes blanches », dans L’armement et la guerre. 1914-1918, éd. Pierre de Taillac [à paraître].

Roynette, Odile, « L’uniforme militaire au xixe siècle : une fabrique du masculin », Clio. Femmes, genre, histoire, no 36, 2012, p. 109-128.


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