L’histoire des grandes nations européennes a été construite sur des victoires dont on a ignoré ou travesti l’ambiguïté. Les vaincus sont soit exclus de la mémoire, soit diabolisés. Si cela se vérifie dans certains pays d’Europe (France, Angleterre, Espagne, Russie), la situation devient en revanche plus instable dans le cas de territoires qu’ils ont conquis (Irlande, Caucase). Dans d'autres cas, les défaites sont regardées à travers le prisme d'un passé antique mythifié (Arminius en Allemagne, la conquête romaine en Italie, la Grèce), ou interprétées et valorisées comme puissant facteur identitaire (Europe centrale, Balkans). La bataille d'Alésia par exemple a construit et unifié a posteriori la nation française. Jean-Louis Brunaux montre, au contraire de ce que l’historiographie nationaliste a affirmé, que c’est César lui-même qui, en érigeant Alésia en victoire, a fourni les éléments de la construction du mythe : résistance gauloise, romanisation agressive.
La défaite ne résulte pas nécessairement d’affrontements militaires. Elle peut être la conséquence d’une insurrection ou d’une révolution réprimée de l’intérieur ou – plus fréquemment – de l’extérieur. La guerre civile (Espagne, Grèce, Irlande) voit s’affronter deux projets politiques plus ou moins soutenus par des puissances extérieures et dont l'issue fait d’une partie de ses acteurs des vaincus alors contraints de cohabiter ou de s’exiler et les victimes sont considérées comme des martyrs. Ce type de défaite associe différents facteurs qui vont plus tard faire sens dans la mémoire collective : participants et opposants à la révolte, ces derniers devenant des « collaborateurs » du pouvoir répressif, qu’il soit d’essence locale ou étrangère. Ce dernier est alors vu comme doublement illégitime : il s’impose non sur le champ de bataille mais par la trahison d’une partie de la communauté nationale et en utilisant des moyens militaires disproportionnés. Les contestations du totalitarisme soviétique (Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968) en sont des exemples. L’exilé est un vaincu déraciné dont l’expérience est différente, voire contradictoire, de celle de ceux restés dans le pays. L’exil comme à la défaite peut être collectif (gouvernements en exil lors des deux guerres mondiales) ou individuel, mais dans les deux cas il est toujours de l’ordre du refus de la défaite. Pour faire face et continuer le combat – au risque d’une nouvelle défaite –, le vaincu choisit la résistance de l’intérieur ou de l’extérieur. Dans les pays passés en 1945 sous domination soviétique, les anciens combattants de l’extérieur sont rapidement éliminés par les résistants intérieurs et les « moscovites » exilés en Union soviétique. La revanche donne naissance à de nouveaux vaincus qui aspirent à reprendre le combat.
Représentations et interprétations
La défaite a toujours été, comme l'on a cru souvent, l’objet d’une instrumentalisation aux seules mains des vainqueurs. En effet, les historiographies dominantes ont longtemps été celles des vainqueurs, au risque de taire certains aspects parfois moins glorieux. Ainsi le vaincu ne peut pas écrire son propre récit soit parce que le régime d’occupation ou d’asservissement du vainqueur l’en juge incapable soit parce qu'il l’en dissuade. Comme l’a dit Victor Hugo à propos de la campagne de Russie de Napoléon, on peut être « vaincu par sa conquête ». Ce renversement caractérise un certain nombre d’entreprises militaires en Europe (Empire ottoman, campagnes de Russie de Napoléon et de Hitler). Il génère chez les vaincus ou ceux visés par la conquête (qui ne se battent pas nécessairement) une résistance, souvent consécutive de la défaite, qui prend place à son tour dans la mémoire collective. Celle-ci peut être partagée par plusieurs populations soumises au même envahisseur, comme c'est le cas des récits balkaniques face à l’ennemi commun turc. Ici la dimension religieuse joue un rôle majeur, car l’ennemi est nécessairement païen ou infidèle, cruel et barbare, écrasant le génie chrétien de la nation. Le désir de conquête, l'ambition expansionniste rencontrent de fortes résistances, et l’invasion, le démembrement du territoire et l’assujettissement de la population participent d’une victoire fondée sur la violence. La défaite est donc non seulement militaire, mais politique, sociale et culturelle. Plus la conquête dure et s’enracine, plus la construction mémorielle a posteriori accentue la soumission et glorifie la défaite qui en a été à l’origine. Seul le réveil national peut inverser le cours de l’histoire, c’est pourquoi la défaite continue à servir des buts politiques jusqu’à aujourd’hui. La bataille de Kosovo polje (1389) a constitué pour la Serbie un fondement identitaire puissant dont s’est servi Slobodan Milošević pour asseoir son pouvoir et engager la dissolution de la Yougoslavie. Elle permet également de pérenniser la figure de l’ennemi éternel ou consubstantiel à l’existence nationale, qui prend soit les traits du barbare soit ceux du conquérant dont la supériorité ne saurait être que numérique et technique. Des couples antagonistes se forment ainsi et traversent l’histoire européenne. Si la figure de l’adversaire irréductible construit les imaginaires nationaux, elle est non seulement fausse sur le temps court du conflit, mais également sur le temps long en raison des perméabilités transfrontalières et de l’évolution géopolitique. Dans les Balkans par exemple, la disparition de l’Empire ottoman est remplacée par la survivance, dans les pays successeurs, de populations musulmanes et/ou turcophones témoins vivants de l’ancienne sujétion et présentées à tort comme allogènes. Certaines réconciliations ne sont alors possibles que face à un autre ennemi ou lorsque les deux parties ont une ambition commune. La construction européenne a permis l’atténuation de ces oppositions même si stéréotypes et souvenirs historiques demeurent en creux dans certains discours.
Ne pas s’avouer vaincu produit des attitudes qui varient selon les situations imposées par les vainqueurs. Ceux-ci peuvent être des occupants contre qui on continue de lutter par des moyens militaires ou civils clandestins, c’est le cas en France par exemple après l’occupation allemande de 1940 ou bien en Yougoslavie après 1941. Les populations peuvent ainsi devenir des victimes sans pour autant avoir été vaincues sur le terrain, situation vécue par les « petites nations » dont le vainqueur s’empare sans coup férir et qu’il occupe. La résistance passive caractérise les occupations longues. Elle s’explique par la peur de la disparition, le pays devenant une province appartenant à un autre État. La défaite est définitive par l’effacement du pays sur la carte et par l’assimilation de la population qui perd son identité. C’est le cas de la Pologne après les partages de la fin du xviiie siècle ou des pays Baltes. Ce traumatisme participe à son tour de la conscience historique et est commun à de nombreux territoires européens dans la longue durée. La défaite étendue dans le temps long de la conquête ottomane par exemple fournit une interprétation de l’histoire entre deux bornes temporelles : un Moyen Âge glorieux et une modernité prometteuse qui encadrent les ténèbres de l’occupation. Le récit de l’occupation est s’articule autour d’une « entrée » (la défaite) et d’une « sortie » (la victoire) alors que l’une et l’autre sont rarement inscrites aussi nettement dans la chronologie.
La victoire sans bataille
Mais le vainqueur n’est pas nécessairement un occupant et le combat peut avoir lieu loin du territoire, la défaite est alors vue comme particulièrement injuste et donne le sentiment à celui qui la subit d’avoir été vaincu « sur le tapis vert ». C’est l’expérience qu’ont vécue les puissances centrales en 1918. De cette défaite en quelque sorte désincarnée naît le mythe de « l’ennemi de l’intérieur », étranger ou supposé tel, qui trahit la nation en la « vendant » à une puissance extérieure. Le « coup de poignard dans le dos » (Dolchstoss) sur lequel Hitler fonde une partie de sa vision géopolitique en est l’une des expressions. La défaite doit être effacée et transformée en victoire définitive de l’Allemagne. Par conséquent, le Reich qu’il prétend construire « pour mille ans » s’inscrit dans une durée mythique, floue et suffisamment longue pour atteindre l’éternité. L’Allemagne ne doit plus jamais connaître la défaite, ce qui explique l’acharnement du Führer et d’une partie de son entourage à lutter jusqu’aux dernières extrémités quitte à préférer l’anéantissement (le suicide) à la défaite.
Quand la défaite reste inexplicable – on répugne à reconnaître la faillite de l’état-major, des fortifications ou de l’élite politique – elle est imputable au(x) traître(s) qui l’ont ourdie. Il s’agit dans ce cas soit de personnes que l’on peut bien identifier, généralement des militaires sur qui les décideurs politiques reportent la faute, soit des groupes « passés à l’ennemi » ou animateurs d’une « cinquième colonne » minant les entreprises de défense. Dans les empires multinationaux, l’accusation tombe immanquablement sur les représentants de peuples jugés déloyaux car hostiles au pouvoir central qui les a conquis par le passé. Le visage du traître se dessine des deux côtés de la frontière. Le pire traître est alors celui qui n’est pas assimilable à la nation, ou que la nation ne veut pas admettre en son sein : c’est le cas des juifs dans la Hongrie de l’entre-deux-guerres, et surtout en Allemagne nazie où leur élimination devient une nécessité biologique de la victoire. Le traître est alors représenté comme un élément étranger – ce qu’il est parfois – que la nation doit combattre pour ne pas périr. L’image de l’encerclement ou de la forteresse assiégée par des ennemis extérieurs est récurrente dans la propagande de guerre.
Martyrologe et construction mémorielle
Armistices et capitulations mettent un terme au conflit en séparant les adversaires en vaincus et vainqueurs. Si l’armistice peut parfois être considéré comme nécessaire pour envisager à terme une reprise des combats, la capitulation demeure impensable car synonyme de trahison. Napoléon Ier acceptait par exemple la reddition individuelle mais pas celle de corps d’armée. Seule la mort sur le champ de bataille reste honorable et permet d’exalter la figure du martyr. Parfois peu glorieuse, la mort au combat est toujours réécrite et réinvestie. Le martyr s’oppose donc au traître dans la représentation de la défaite. Il transforme celle-ci en victoire. C’est le sens que donne Miklós Molnár au titre de son livre sur la révolution hongroise de 1956, Victoire d’une défaite. La notion de victoire sur le long terme est une constante de l’inconscient collectif en Europe centrale, elle permet de réactiver régulièrement les figures des anciens martyrs et des vaincus en remontant très loin dans le temps. Le martyr peut donc être à la fois la figure du vaincu et celle du vainqueur. Les revers de l’histoire renversent parfois les rapports de force. Les traités de paix de 1918-1920 ont ainsi consacré des vainqueurs que l’entre-deux-guerres va rabaisser au rang des vaincus. Les États successeurs de l’empire des Habsbourg se partagent entre vainqueurs et vaincus mais, parmi les premiers, la victoire se construit sur l’exclusion de ceux qui n’adhèrent pas au discours imposé par le pouvoir. De nombreux citoyens sont des individus vaincus vivant dans un collectif vainqueur. L’impossibilité de créer une nouvelle communauté nationale est un signe de la fragilité de ces constructions nationales et de leur défaite à court terme. La « victoire » de 1918 ne parvient pas à créer des nations dont les citoyens ne partagent pas le même récit historique. Edvard Beneš est vu comme un vainqueur en 1918, mais son image devient celle d’un vaincu en 1938 et plus encore en 1948. Les accords de Munich en septembre 1938 consacrent la revanche des vaincus (l’Allemagne, puis la Hongrie).
Victoires et défaites sont inséparables de la figure du héros qui peut apparaître à la fois sous les traits du vainqueur et du vaincu et dans le second cas il est proche de celle du martyr. Le héros est celui qui rend la victoire possible ou bien atténue le sentiment de la défaite. Les figures de héros peuvent être fugaces et transitoires, n’apparaissant parfois que dans un épisode particulier de la guerre, de l’insurrection ou de la révolution. Sur le temps long, le héros peut être revêtu d’un habillage différent selon l’idéologie qui l’utilise. De nombreux héros du Moyen Âge centre-européen ont ainsi été présentés par l’historiographie communiste d’après 1945 comme des précurseurs de l’avènement du socialisme et par conséquent comme des vainqueurs avant l’heure dans la dialectique de la victoire du prolétariat. Les élites nobiliaires étaient dans le même temps accusées d’avoir fait passer leur intérêt de classe avant celui de la nation et se voyaient, de la sorte, rangées dans le camp des traîtres.
Dans la construction mémorielle, la dichotomie vainqueur-vaincu apparaît fondamentale. Elle sert l’affirmation de l’identité nationale mais pose problème quand ces catégories se recoupent dans une même communauté nationale. Il en est ainsi des recompositions territoriales successives à des guerres qui déplacent des populations d’ex-vainqueurs qui deviennent des vaincus. Les minorités nationales se sentent vaincues de l’histoire et sont vues comme des traîtres potentiels par la nation victorieuse. Si l’État vainqueur se pose en conquérant en voulant soit les éliminer soit les assimiler, elles développent une attitude de résistance, active ou passive, traduisant le refus de la défaite et de la loi du vainqueur. La plupart du temps, l’État occulte leur mémoire qui ne cadre pas dans la construction mémorielle : c’est l’exemple des Alsaciens-Mosellans enrôlés dans la Wehrmacht, d’une part, et des légionnaires tchécoslovaques, d’autre part, présentés dans le discours du nouvel État créé en 1918 comme des vainqueurs face à la majorité des Tchèques et des Slovaques ayant combattu loyalement dans les rangs de l’armée austro-hongroise durant la Première Guerre mondiale, mais dont la mémoire est en décalage avec celle qu’impose la Tchécoslovaquie en rupture avec le passé habsbourgeois.
Le droit du vainqueur s’exerce donc non seulement sur le champ de bataille mais aussi sur la carte et dans le temps long de l’occupation ou de la conquête. Les nations d’Europe occidentale ont également joui de cette possibilité en superposant à la mémoire et aux cultures des peuples conquis une récit national plus « fort » parce que plus centralisé et de ce fait victorieux de particularismes plus « faibles » (absence d’État, rivalités internes, fragilité territoriale). Le vainqueur pense en termes de temps long (Napoléon Ier, Hitler et son Reich millénaire, Staline), alors que le vaincu envisage un temps court qui laisse espérer un renversement de la situation ou du moins un retour au statu quo ante. La chronologie des conflits fait se succéder phases où victoires et défaites alternent. Dans l’appel du 18 juin 1940, le général de Gaulle affirme ainsi que la perte d’une bataille ne signifie pas que l’issue de la guerre doit se solder par la défaite. Le vaincu aspire à devenir un vainqueur tandis que ce dernier ne peut envisager la défaite. Les guerres napoléoniennes sont une illustration de cette alternance des situations de vainqueur-vaincu. En outre elles laissent des souvenirs durables en fonction de ces vicissitudes : pour les Polonais ou les Slovènes, elles ont constitué un moment victorieux (reconstitution de la Pologne ou constitution étatique avec les provinces Illyriennes (1809-1813) pour les Slaves du Sud). A contrario dans le reste de l’Europe, l’épisode napoléonien – consécutif aux guerres de la Révolution – signifie la dévastation et l’angoisse de la défaite. Par conséquent il est plus tard réinterprété dans un sens national par les uns ou les autres. L’exemple le plus révélateur est la construction du Völkerschlachtdenkmal, inauguré en octobre 1913, qui commémore le centenaire de la « bataille des nations » de Leipzig. Derrière les apparences d’un discours transnational (« tous unis contre Napoléon »), c’est l’Allemagne qui impose sa vision de l’événement, dans une interprétation anachronique et unilatérale.
Les cérémonies commémoratives n’associent que depuis fort peu de temps les belligérants du camp adverse. La dimension nationale de la victoire ou de la défaite a été mise en avant dès l’instauration de ces manifestations auxquelles sont toutefois conviés les Alliés. L’invitation faite aux anciens adversaires émane le plus souvent d’initiatives privées, des associations de vétérans, et rarement de l’État qui délivre un message national. Toutefois les commémorations associant l’Allemagne à Verdun en 1984, puis au mémorial de Caen en 2004, ont montré une évolution dans le discours de l’État. On se réconcilie plus volontiers avec le vaincu qu’avec le vainqueur. Un exemple intéressant est l’invitation faite à l’ambassadeur de Turquie par les autorités hongroises lors de la commémoration du 400e anniversaire de la bataille de Mohács (1526) qui vit la mort du roi Louis II Jagellon et dont la principale conséquence fut l’occupation par les Ottomans d’une partie du territoire, l’autre tombant sous la domination des Habsbourg. Si des messages nationaux, voire nationalistes, entrent en résonance avec la célébration de la défaite de 1526 associée à la catastrophe de 1918-1919, il est toutefois frappant de voir le vaincu relativiser une défaite qui a longtemps fait sens dans la construction narrative hongroise mais qui au regard du traumatisme de 1918 semble recevable car résultant d’une bataille et non d’un traité de paix imposé par de lointains vainqueurs.
Bloch, Marc, L’étrange défaite, Paris, Gallimard (coll. « Folio Histoire »), 1990.
Brunaux, Jean-Louis, Alésia. 27 septembre 52 av. J.-C., Paris, Gallimard (coll. « Les journées qui ont fait la France »), 2012.
Duby, Jacques, Le dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, Gallimard (coll. « Folio Histoire »), 1994.
Molnár, Miklós, Victoire d’une défaite, Budapest 1956, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1996.
Rey, Marie-Pierre, Lentz, Thierry (dir.), 1812, la campagne de Russie, Paris, Perrin, 2012.