Réduire les violences sexuelles au crime d’un soldat
Les violences sexuelles (viols, mutilations) sont régulièrement évoquées par les contemporains des conflits qui déchirent l’Europe moderne (guerres de religion, révolte des Pays-Bas, guerre de Trente Ans). Jacques Callot en témoigne dans sa série de gravures Les Grandes Misères de la guerre : « Et tous, d’un même accord commettent méchamment le vol, le rapt, le meurtre et le violement » (1633).
Dès le xviie siècle, les armées connaissent une « révolution militaire » qui se traduit par un accroissement des effectifs et des changements tactiques et techniques. Cela nécessite un encadrement accru des soldats par la discipline et la formation. Dans le prolongement du code du roi Gustave Adolphe de Suède (1621), le châtiment prévu pour les crimes sexuels est la mort. En Russie, 44 % d’affaires traitées par les tribunaux militaires du tsar entre 1721 et 1800 sont des cas de viols et 30 % des péchés de chair ou d’adultère. Mais il s’agit plus d’imposer une morale sexuelle, condition de l’obéissance militaire, que de prévenir le viol. Au cours du xviiie siècle, alors que la mortalité des combattants croît démesurément (jusqu’à 40 % de pertes lors d’une bataille), les mentions de viols massifs se font plus rares.
Terroriser par la violence sexuelle
Avec la Révolution française, la nature des conflits se modifie et la frontière se brouille entre civil et militaire. Lors des guerres de Vendée (1793-1794), les massacres, les destructions et les violences sexuelles sont un moyen de soumettre par la terreur les populations contre-révolutionnaires. Il ne s’agit plus d’offrir un butin aux soldats mais d’imposer sa domination sur un territoire hostile. Il en est de même en Espagne où les armées napoléoniennes font face à un soulèvement soutenu par les Britanniques. Les viols de « toutes les femmes » sont rapportés lors de chaque prise de ville : par les Français à Cordoue (1808) ou Salamanque (1812), leurs alliés suisses à Jaén (1808), polonais à Malaga (1810) ou italiens à Castro Urdiales (1813) ; par leurs adversaires anglais et portugais également après la prise de Badajoz en 1812 ou de Saint-Sébastien en 1813.
Au long du xixe siècle, la modernisation des armées passe par la conscription masculine, épreuve de virilité dont le corolaire est l’exclusion des femmes. Peu d’études retracent précisément l’histoire des violences sexuelles lors des conflits de ce siècle sur le sol européen. Mais, dans un imaginaire colonial de plus en plus présent, les territoires à conquérir sont pensés comme féminins. Le viol devient un outil de l’emprise. Pour faire de l’Algérie une colonie de peuplement, il convient de chasser les populations autochtones des terres convoitées. Dans cette « conquête totale » (1839-1847), les massacres et les viols brisent les résistances en détruisant économie locale et cadres sociaux traditionnels. Un même usage en est fait pour réprimer les grandes révoltes envers les nouveaux maîtres blancs (Taiping en Chine, 1851-1864 ; Cipayes en Indes britanniques, 1857 ; El Mokhrani en Algérie, 1871). Cependant la « sauvagerie » des populations conquises est mise à profit par certaines armées européennes qui utilisent la frayeur que ces hommes réputés aguerris et cruels provoquent, en particulier quant au viol des femmes blanches.
Lors de la guerre de Crimée (1853-1856), le corps expéditionnaire français comprend des formations de cavalerie spahis recrutés en Afrique du Nord et dont la férocité est restée dans les mémoires comme « bachi-bouzouks » – qui signifie en turc « sa tête ne fonctionne pas ». Terme encore utilisé vingt ans plus tard pour désigner les mercenaires de l’armée ottomane réputés pour leur cruauté sexuelle en particulier contre les Bulgares lors de la guerre russo-turque (1876-1878).
Si le premier conflit mondial est connu comme un affrontement entre armées régulières, la violence sexuelle est présente dans cette guerre « européenne ». Dès août 1914, sont dénoncés sous le vocable « atrocités allemandes » exécutions de civils, viols de femmes, pillages et incendies commis lors de l’invasion de la Belgique et du nord de la France. La propagande alliée les amplifie pour discréditer l’ennemi, sa Kultur devenant « barbarie ».
Sur le front est-européen, la Russie comme les empires centraux s’accusent mutuellement de viols. À l’automne 1917, lors de l’offensive austro-hongroise dans le nord-est de l’Italie, se reproduisent les faits vécus en France et en Belgique trois ans plus tôt. Partout sur le continent les invasions sont assimilées au viol des femmes, sans que l’on puisse y déceler une violence planifiée.
Du crime de guerre à l’arme génocidaire
Il en va différemment dans l’Empire ottoman, quand le gouvernement Jeunes-Turcs décide d’éliminer les Arménien·ne·s en commençant par les soldats de l’armée ottomane. Au printemps 1915 est organisée la déportation des civils. Contraintes par le pillage, la destruction des biens et le viol des femmes, des marches forcées se transforment rapidement en massacres de plus d’un million de victimes. Le racisme même génocidaire n’interdit pas aux yeux de ses auteurs le viol des ennemies.
En 1941, lors de l’invasion de l’URSS par l’armée allemande, et bien que toute relation avec des « non-aryens » soit un « crime contre la race », des viols sont massivement commis contre les femmes juives comme slaves. Ils sont également attestés dans le reste de l’Europe conquise. Si les codes militaires des armées engagées prévoient la peine de mort en cas de viols, son application dépend du contexte. Les Français sont accusés d’avoir commis des milliers de viols en Campanie (Italie) en juin 1944, puis un an plus tard dans la région de Stuttgart (Allemagne). Ainsi, les officiers laissent ou non faire, sans hésiter à exécuter sommairement les coupables, d’autant plus facilement s’il s’agit de soldats coloniaux. L’armée américaine réagit également selon les auteurs et leurs victimes, plus indulgente quand ces dernières sont des Allemandes ennemies plutôt que des Anglaises alliées, et les soldats noirs étant toujours plus sévèrement punis dans cette armée ségréguée. À l’est, les viols massifs de femmes allemandes par l’Armée rouge se comptent en centaines de milliers. La présence de soldates soviétiques n’a pas empêché que la revanche passe aussi par le viol.
Les viols reconnus et recensés comme crimes de guerre sont écartés lors du procès de Nuremberg (nov. 1945-oct. 1946), probablement parce qu’ils avaient été aussi pratiqués par les armées alliées.
Après 1945, ils ont lieu dans les empires coloniaux en dislocation : répression par l’armée britannique de la révolte de Mau-Mau au Kenya (1952-1960), guerre française en Indochine (1945-1954) puis en Algérie (1954-1962), et guerre portugaise en Angola ou au Mozambique (1960-1974). Récurrentes, les violences sexuelles réaffirment la supériorité de l’homme blanc établie au xixe siècle. À l’inverse, les viols et mutilations sexuelles de colons et de soldats envoyés des métropoles disent la transgression absolue de la domination coloniale jusque dans les corps blancs.
Depuis les années 1970, les viols paraissent étrangers à l’Europe (Biafra, Vietnam, Guatemala, Bangladesh) jusqu’aux guerres qui déchirent l’ex-Yougoslavie (1992-1995). La commission d’enquête de l’Union européenne a dénombré 20 000 viols surtout commis par les armées et milices serbes à l’encontre des femmes bosniaques. Ces viols de masse ont été organisés à des fins d’épuration ethnique, pour faire fuir les populations et pour que le sperme serbe détruise la nation bosno-musulmane par des grossesses forcées jusqu’à leur terme. Cette révélation d’une violence sexuelle massive en Europe, simultanée à celle qui se déroule alors au Rwanda en a modifié sa perception. Jusque-là considérée comme un « à côté » plus ou moins inévitable de la guerre, elle est devenue « viol de guerre » qualifié juridiquement au tournant des années 2000 successivement « constitutif de génocide » (TPIR, Affaire Akayesu, 1998) puis « crime contre l’humanité » (TPIY, Affaire Kunarac, 2001).
Branche, Raphaëlle, Virgili, Fabrice (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011.
Bruneau, Michel, « L’expulsion et la diasporisation des Grecs d’Asie Mineure et de Thrace orientale (1914-1923) », Anatoli [en ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 1er août 2016, consulté le 23 avril 2019. URL : journals.openedition.org DOI : 10.4000/anatoli.426
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