Si l’on choisit comme point de référence le Grand Tour, tel que l’aristocratie anglaise, mais aussi russe ou allemande, le pratique depuis le milieu du xviiie siècle jusque vers les années 1820, l’impression dominante est que les voyages sont alors de véritables équipées. La lenteur et l’inconfort des moyens de locomotion, depuis la malle-poste jusqu’au vetturino, le voiturin, rendent l’entreprise peu accueillante aux femmes, supposées être plus fragiles et peu résistantes. Les risques d’accidents, de maladies ou de décès planent sur les voyages. Christine de Fontanes (1801-1873), fille de l’écrivain Louis de Fontanes, connaît toutes sortes de mésaventures alors qu’elle parcourt en 1835 l’Italie avec une amie et son cousin, Alphonse de la Barthe-Thermes. Une épidémie de choléra les force à quitter la Toscane et les laisse dans l’incertitude : faut-il se sauver en Suisse, patienter à Naples, aller à Venise ? Elle est contrainte, par une santé défaillante, de rester cinq mois à Milan jusqu’en mars 1836. Diagnostiquant des « étreintes nerveuses » ou une « névralgie des intestins », les médecins suggèrent alors un séjour sous le soleil de Florence. Mais le voyage ne sera-t-il pas trop dur ? « Cela nous tient dans de grandes angoisses et dans un continuel chagrin », confie son cousin. En ces « temps héroïques » du voyage, les femmes ne peuvent donc guère imaginer l’entreprendre isolées. Pour l’Irlandaise Lady Mount Cashell (1773-1835), qui parcourt le continent à partir de 1801, ce ne sont pas moins de quatre voitures, une dame de compagnie, quatre domestiques et cinq enfants avec précepteur et gouvernante qui prennent le bateau pour franchir la Manche. À Paris, en novembre 1802, la comtesse met au monde un enfant : à peine est-elle relevée de couches que l’on reprend déjà la route pour gagner l’Italie… où elle est à nouveau enceinte. Les temps familiaux ne commandent donc aucunement au voyage, et celui-ci s’étend sur des mois, voire des années. Les femmes doivent s’adapter à son rythme, si elles souhaitent s’y joindre, sans y être ni encouragées dans l’ensemble, ni exclues.
À partir des années 1840, avec l’essor du transport ferroviaire et le raccourcissement des distances, le voyage tend à devenir une parenthèse plus brève, de quelques semaines, voire de quelques jours. Les « compagnies » qui voyagent se resserrent. Les groupements d’antan qui rassemblaient deux ou trois couples et des célibataires de diverses générations laissent place au couple isolé, voyageant sans témoin, si ce n’est une domestique. Cela permet de découvrir son conjoint ou sa conjointe dans une intimité qu’on ne peut imaginer dans le pays d’origine – ce qui cause parfois quelques déceptions. Né en Angleterre, le voyage de noces devient une mode et gagne la bourgeoisie européenne, pour devenir assez commun à la fin du xixe siècle. Là où, dans le système du Grand Tour, la séparation des sexes est la règle (chacun vaquant à des occupations différentes, avec sa propre petite société), la seconde moitié du siècle inaugure donc le temps d’un voyage véritablement en couple : les conjoints font chambre commune dans les hôtels, dînent ensemble au restaurant, visitent en commun des musées. Des villes thermales aux stations d’hivernage ou balnéaires très en vogue, aucun des territoires du tourisme bourgeois n’est alors fermé aux femmes.
Le second modèle de mobilité féminine qui apparaît au milieu du xixe siècle est l’association de plusieurs femmes seules, qu’elles soient veuves ou célibataires comme l’écrivaine anglaise Elizabeth Strutt (1805-1863) et ses amies qui visitent la Suisse, en 1827, ou bien encore fille et mère comme Emily et Helen Lowe qui se rendent en Norvège en 1857 puis en Sicile en 1859. L’attention du public étant toujours très attirée par les récits de voyages, certaines voyageuses connaissent une grande célébrité, telle l’Autrichienne Ida Pfeiffer (1797-1858) pour ses deux tours du monde (1846-1848 et 1851-1855), ou la Suédoise Fredrika Bremer (1801-1865) qui visite successivement les États-Unis et la Terre sainte entre 1849 et 1859. Ces pionnières n’incarnent pas tant une subversion des normes de genre qu’un modèle d’accomplissement. Elles figurent d’ailleurs dans les biographies collectives de femmes célèbres offertes aux petites filles des écoles lors des distributions de prix des années 1900. Dès cette génération de voyageuses, l’horizon purement européen semble donc être vite devenu trop étroit, sauf à se lancer dans des régions très périphériques comme la Russie d’Olympe Audouard (1832-1890), partie en 1870 « au pays des boyards ». Dans les premières décennies du xxe siècle, c’est sur les sommets du Tibet (Alexandra David-Neel, 1868-1969), les steppes d’Asie centrale (Ella Maillart, 1903-1997) ou le désert du Sahara (Isabelle Eberhardt, 1877-1904) qu’il faut se rendre pour justifier du titre d’« aventurière ».
L’entre-deux-guerres est marqué par l’apparition de nouvelles manières de voyager au féminin. Cela va des journalistes qui investissent pour leurs reportages des terrains accidentés par l’histoire (l’Anglaise Rebecca West (1892-1983) en Yougoslavie ou l’Étasunienne Martha Gellhorn (1908-1998) pendant la guerre d’Espagne) jusqu’aux femmes de toutes conditions qui abordent la randonnée à pieds ou à bicyclette, encore très peu féminisée avant 1914. Moins fréquent, mais significatif, est l’accès à la navigation à la voile : l’archéologue Marthe Oulié (1901-1941) raconte ainsi dans un livre la croisière du Perlette, entreprise avec plusieurs de ses amies en mer Égée en 1925. De la même manière, l’accès des femmes à la conduite automobile est une promesse d’autonomie et de liberté, mais reste tardif dans l’Europe du « miracle économique » de l’après-guerre. Simone de Beauvoir (1908-1986) relate ainsi dans La Force des choses ses voyages en automobile accompagnée de Sartre (qui, contrairement à elle, n’est pas titulaire du permis de conduire) ou seule, sur les routes de France et d’Italie, dans les années 1950. Mais dans La Force de l’âge, elle décrit également l’effort qu’elle a dû faire sur elle-même pour apprendre, au début des années 1930, alors qu’elle était déjà adulte, à rouler à vélo, et la liberté qu’elle y a conquise, randonnant à sa guise dans les environs de Paris, en Auvergne, dans le Midi…
À partir de la décennie 1950, voyages et séjours touristiques revêtent progressivement un caractère néo-conformiste. On voyage parce qu’il le faut bien, parce que les conventions sociales le commandent. Les destinations et surtout les horizons d’attente des voyageurs sont bien davantage « formatés » qu’autrefois du fait de la multiplication des guides et de la banalisation des images couleur qu’ils proposent. Que le voyage soit un remède à l’oisiveté ou qu’il soit une manière de faire usage d’un temps libre chèrement gagné, il devient une distraction, une parenthèse. Le voyage de formation apparaît révolu : le temps est loin où Mme de Genlis (1746-1830) promenait en Europe les deux jeunes héros de sa fiction pédagogique, Adèle et Théodore (1782), avec un programme d’observations spécifiques pour le garçon et pour la fille. Au xxie siècle, les deux sexes paraissent plutôt être logés à la même enseigne, celle d’un tourisme de masse déclinant des « produits » standardisés et all inclusive sur des sites internet tous semblables les uns aux autres, où la dimension culturelle n’est plus qu’un simple faire-valoir. Mais cela n’exclut pas de subtiles différences, et on remarquera à cet égard qu’il se publie toujours des recommandations destinées aux femmes voyageant seules, à plusieurs, ou bien en couple, ainsi que des guides spécifiques, comme le Single Woman’s Travel Guide de Jacqueline Simenauer et Doris Walfield, publié en 2001 ; ils suggèrent que la tranquillité des femmes n’est pas garantie au même titre que celle des hommes en Europe et au-delà.
Boulain, Valérie, Femmes en aventures. De la voyageuse à la sportive (1850-1936), Rennes, PUR, 2012.
Bourguinat, Nicolas (dir.), Voyageuses dans l’Europe des confins, xviiie-xxe siècles, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2014.
Estelmann, Frank, Moussa, Sarga, Wolfzettel, Friedrich (dir.), Voyageuses européennes du xixe siècle. Identités, genre, codes, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012.