Dès le Moyen Âge, les artistes européens entreprennent de conserver les dessins nécessaires à leur activité et les rassemblent dans des livres de modèles. Ces fonds à vocation utilitaire perdurent à la Renaissance. À partir des années 1440, les artistes les enrichissent d’estampes et font ainsi entrer dans les ateliers de nombreuses œuvres exécutées par d’autres. D’abord cantonné aux ateliers, ce goût pour les arts graphiques gagne peu à peu le public. Un des premiers collectionneurs connus est Felice Feliciano (1433-1480), un humaniste de Vérone qui possède au moins douze dessins. À peu près à la même époque, le notaire Jacopo Rubieri (v. 1430-v. 1500) à Venise et le médecin Hartmann Schedel (1440-1514) à Nuremberg entreprennent aussi de rassembler des gravures pour les coller dans des manuscrits ou des livres.
Au xvie siècle, les collections graphiques, qui peuvent alors compter plusieurs milliers d’œuvres, commencent à s’organiser de manière rationnelle et à être valorisées pour leur dimension esthétique. La terminologie reste néanmoins flottante et les inventaires contemporains font rarement la distinction entre les dessins (œuvres uniques réalisées à la main) et les estampes (œuvres multiples obtenues en imprimant une matrice gravée). Les graveurs entretiennent d’ailleurs cette ambiguïté en mettant au point de nouvelles techniques imitant les effets du dessin. C’est le cas de l’eau-forte, réalisée à l’aide d’une plaque recouverte de vernis sur laquelle l’artiste incise superficiellement sa composition avec des gestes de dessinateur, mais aussi de la gravure en clair-obscur, qui produit des camaïeux proches du lavis. L’essor de l’estampe d’interprétation, dont la vocation est de reproduire les peintures et les dessins des grands maîtres, est également à inscrire dans ce goût grandissant pour les œuvres graphiques, que l’on considère alors comme des traces privilégiées du processus de création et de la personnalité d’un artiste.
Les premiers amateurs
Parmi les premiers grands amateurs, figure un Sévillan, Fernand Colomb (le fils de Christophe, 1488-1539), qui rassemble 3 200 gravures au gré des missions diplomatiques qu’il effectue en Italie, aux Pays-Bas, dans les États allemands et en Suisse. De nombreux amateurs lui emboîtent le pas, notamment en Italie. Le patricien vénitien Gabriele Vendramin (1484-1552) possède ainsi un millier d’estampes et 800 dessins conservés dans des recueils, en liasses ou encadrés. À Bologne, Paulus Praun (1548-1616), un marchand originaire de Nuremberg, acquiert 6 000 gravures de maîtres européens et 600 dessins italiens et allemands. À Florence, le peintre Giorgio Vasari (1511-1574) constitue un Libro de’ disegni (livre de dessins) très renommé, comptant, selon les estimations, entre 500 et 2 000 dessins exécutés par les meilleurs artistes italiens des xve et xvie siècles. Cette valorisation du disegno, entendu à la fois comme dessin (maîtrise du trait juste) et comme dessein (travail intellectuel de création), se ressent aussi dans ses écrits, et tout particulièrement dans les biographies d’artistes, les Vite, qu’il fait paraître en 1550. C’est également dans cet ouvrage qu’il forge pour la première fois un canon – c’est-à-dire un catalogue – des artistes dont les œuvres doivent être recherchées par les amateurs.
Essentiellement composée d’artistes italiens (Michel-Ange, Raphaël, Léonard de Vinci, Titien et bien d’autres), cette liste n’est pas entièrement satisfaisante pour les amateurs du nord de l’Europe, qui doivent attendre la parution du Livre des peintres de Karel van Mander en 1604 pour disposer d’un canon incluant aussi les artistes flamands et allemands qu’ils apprécient. De fait, il existe également de grands collectionneurs d’arts graphiques au nord des Alpes, notamment le juriste bâlois Basilius Amerbach (1533-1591), qui possède 3 900 estampes et 1 900 dessins principalement réalisés par des artistes allemands (Martin Schongauer, Albrecht Dürer, Albrecht Altdorfer, etc.), mais aussi néerlandais, italiens et français. À Paris, la figure majeure est l’apothicaire Nicolas Houël (v. 1524-1587), qui possède suffisamment de dessins et d’estampes pour remplir vingt caisses. À Anvers, le cartographe Abraham Ortelius (1527-1598) se passionne pour les cartes géographiques et les œuvres de Dürer, particulièrement appréciées à l’époque pour leur minutie. La ville natale de cet artiste, Nuremberg, compte d’ailleurs plusieurs collections graphiques d’envergure, telles que celle de Willibald Imhoff (1519-1580), elle aussi centrée sur Dürer, ou celle de Melchior (1520-1579) et Julius Ayrer (1555-1612), qui semble avoir atteint les 20 000 pièces.
Les princes allemands et habsbourgeois
Les particuliers ne sont pas les seuls à s’intéresser au dessin et à la gravure à la Renaissance. À partir des années 1560, les arts graphiques occupent une place importante dans les Kunst- und Wunderkammern, ces cabinets d’art et de merveilles à vocation encyclopédique constitués par les princes du Saint-Empire romain germanique. À Dresde et à Munich, Auguste Ier de Saxe (1526-1586) et Albert V de Bavière (1528-1579) font ainsi compiler des recueils de dessins et d’estampes destinés à enrichir et documenter leurs collections d’œuvres d’art, d’objets de curiosité et d’instruments scientifiques. Les sujets de ces œuvres graphiques couvrent tous les champs du savoir et des arts, si bien que les cartes géographiques et les planches d’astronomie y côtoient les œuvres des grands maîtres italiens et nordiques, des ornements ou encore des livres de fête. On trouve également une section graphique dans la Kunstkammer de Ferdinand de Tyrol (1529-1595) à Ambras, près d’Innsbruck, où sont conservés de nombreux recueils de dessins germaniques et 7 000 gravures allemandes, flamandes, italiennes et françaises. À sa mort, cette collection est léguée à son neveu, l’empereur Rodolphe II (1552-1612), qui constitue par ailleurs à Prague son propre fonds graphique, l’un des premiers à adopter un classement par école. Son oncle, Philippe II d’Espagne (1527-1598), dote quant à lui le monastère de l’Escurial d’une riche collection de 7 000 estampes destinées à l’étude.
Les érudits
De fait, les œuvres graphiques peuvent être collectionnées pour d’autres raisons que le pur plaisir esthétique. Les savants de la Renaissance sont ainsi nombreux à constituer des iconothèques pour documenter leurs recherches. Cela est particulièrement vrai dans le domaine des sciences botaniques et zoologiques, où les naturalistes Conrad Gessner (1516-1565) à Zurich et Ulisse Aldrovandi (1522-1605) à Bologne font exécuter de nombreux dessins de spécimens afin d’appuyer leurs recherches et de les utiliser comme illustrations dans leurs traités. Cette pratique existe aussi chez les antiquaires, qui commandent ou se font envoyer par voie épistolaire des relevés des dernières découvertes ou d’objets présents dans des collections lointaines. On la trouve enfin chez les érudits désireux de chroniquer leur époque et qui, comme Johann Jakob Wick (1522-1588), antistès de la cathédrale de Zurich, Pierre de L’Estoile (1546-1611), magistrat à Paris, ou Marcus zum Lamm (1544-1606), professeur de droit à Heidelberg, amassent en grand nombre les témoignages imagés et textuels relatifs aux événements contemporains.
Comme on le voit, les premières collections de dessins et de gravures sont donc liées à la curiosité des hommes de la Renaissance pour les arts et les sciences. Leur géographie recoupe celle de l’humanisme : elle s’étend très largement dans l’espace et touche non seulement les grands centres intellectuels et artistiques, mais aussi les marges de l’Europe. Du fait des caractéristiques matérielles des œuvres sur papier et de la mise en place, dès le xvie siècle, de réseaux de commercialisation transnationaux par le biais de marchands et d’agents, le contenu de ces collections inclut précocement des œuvres de provenances variées.
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