Éducation, droit et patrimoine en Europe

Résumé

Penser l’éducation au patrimoine se double d’une réflexion sur la construction de la citoyenneté européenne à partir de références communes, de traces choisies et mises en lumière. Soutenus par le pouvoir politique (national, européen, voire par des structures internationales), les acteurs ont modifié leur approche, passant d’une éducation donnant accès au patrimoine, à une éducation reposant sur le patrimoine.


Lors du premier « Forum des 28 jeunes experts sur le patrimoine », à Zadar, en Croatie, en mai 2019, l’Union européenne (UE) et l’UNESCO ont concrétisé le projet formulé l’année précédente : Mobiliser les jeunes pour une Europe inclusive et durable dans le cadre du programme d’éducation au patrimoine mondial. Les citoyens de cet État du sud-est de l’Europe ont choisi, il y a 7 ans, par voie référendaire d’adhérer à l’UE, pour une entrée officielle en 2013. Comme tous les membres, en vertu de l’article 3 de la version consolidée en 2012 du traité sur l’UE, ils « respecte[nt] la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veillent à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen ».

Car la construction de l’Europe politique s’accompagne d’un intérêt croissant pour l’éducation au patrimoine, depuis les années 1970. En tout, l’Europe a adopté 13 déclarations entre 1972 et 2015, 82 recommandations entre 1973 et 2018, ainsi que 35 résolutions entre 1958 et 2013.

Pour l’action du plus grand nombre, à des échelles différentes

La question patrimoniale, déployée dans trois dimensions (sauvegarde/valorisation/éducation), bénéficie d’un encadrement international depuis les années 1970-1980. Dès 2005, la conservation du patrimoine culturel n’est pas une fin en soi mais a pour but de contribuer au « bien-être des personnes et à des attentes plus larges de la société » (convention-cadre de Faro). Plus encore, pour les participants du forum européen du patrimoine de 2008, la constitution du patrimoine relève de valeurs et procède d’un choix politique.

En outre, des fondations nationales interviennent, accompagnées par les gouvernements nationaux et par des mécènes privés. La Norway Heritage Foundation, fondée en 1993, soutient depuis 2000, de façon bi-annuelle, des actions intégrées dans le projet Improve a Heritage Site, en faveur des élèves scolarisés. En Finlande, la Kaustisen Näppaärit Society, collabore avec le Finnish Folk Music Institut pour promouvoir l’héritage des musiques locales. Quant au Balkans Arts and Culture Fund, il place au cœur de son action le théâtre, dans le cas de Kotor (Monténégro).

Parallèlement, l’investissement d’ONG spécialisées est essentiel. Ainsi la Fondation pour la protection et la promotion de l’environnement et du patrimoine culturel (ÇEKÜL), fondée en 1990, en Turquie, travaille avec des pays partenaires européens (Roumanie, Italie, Autriche, Turquie, Belgique et Norvège) pour éveiller la conscience patrimoniale auprès des publics scolaires.

Du « bien de tous » au « bien commun »

L’idée selon laquelle l’éducation au patrimoine est un outil civique, à la fois support et vecteur d’une culture commune et d’une ouverture à l’autre, se trouve au fondement de ces démarches. Dès la Révolution française, qui voit émerger la notion de « patrimoine de la Nation », les contemporains inventent par voie de conséquence le terme de vandalisme. En France, et dans plusieurs pays d’Europe occidentale dès le xixe siècle, l’éducation doit permettre de protéger l’héritage de la destruction. Aussi, un lien spécifique se tisse progressivement entre le bien patrimonial, son éventuel propriétaire ou responsable et le public, scolaire ou non, réaffirmé en 2005. Pour aller plus loin encore, apparaît la notion de « valeur universelle exceptionnelle » que reprennent dorénavant des programmes éducatifs comme le World Heritage Education Programme, en Grande-Bretagne, dès les années 2009-2012, pour l’intégrer dans le curriculum scolaire. Entretemps, en 2007, le droit au patrimoine a été formulé (déclaration de Friboug). De la sorte, le lien entre éducation au patrimoine et éducation à la citoyenneté est rendu indissoluble.

Dans la plupart des pays européens, la démarche patrimoniale se double d’une dimension mémorielle. C’est sous ce prisme que l’histoire de l’émigration est abordée dans de nombreux musées comme le Ulster American Folk Park (Irlande du Nord) ou le Den Gamle By (Danemark). En revanche, le patrimoine culturel russe n’inclut pas cette portée mémorielle en raison d’un important héritage multiculturel et multiconfessionnel, de la superficie du territoire, de l’ancrage européen et asiatique à la fois, et du poids de l’histoire russe avant et après la chute du mur de Berlin, ainsi que la place à accorder aux républiques socialistes soviétiques. De même le projet Making History, pour un dialogue entre les communautés religieuses et politiques divisées en Irlande, rejette le danger de l’exploitation mémorielle.

Une forme pédagogique diversifiée

Il ne fait plus de doute que la « pédagogie du patrimoine », inscrite dans le concert des « éducation à », et sous l’influence des questions socialement vives, ne saurait être que transversale et pluridisciplinaire, sans négliger les contenus plus scientifiques. L’éducation au patrimoine se mue en éducation par le patrimoine, dans une visée citoyenne.

À cet effet, de nombreuses ressources sont mises à disposition des acteurs : les kits ou mallettes pédagogiques déclinées par l’ensemble des institutions, de l’UNESCO (le World Heritage in Young Hand Education Kit diffusé dès 1998) jusqu’aux archives et bibliothèques (par le biais des services éducatifs en France), en passant par le projet européen Hereduc (kit et livret) ou la plateforme numérique Europeana (lancée en 2008).

L’usage de ces ressources devient fondamental dans les États qui ont choisi d’intégrer pleinement l’éducation au/par le patrimoine dans le curriculum des écoliers. En France, les ministères de l’Éducation et celui de la Culture cherchent à promouvoir cela depuis les années 2000, par le biais de plusieurs dispositifs dont les plans nationaux d’action culturelle et éducative (2002, 2005, 2007). En Grèce, depuis 2005, le secrétariat général pour la Jeunesse, le ministère du Travail et les municipalités de plusieurs îles collaborent autour du projet Voice of the Aegean pour que les écoliers utilisent la photographie et les documentaires comme moyen d’expression et de valorisation de leur culture méditerranéenne, matérielle et immatérielle.

Depuis 2002, l’Union européenne s’est en effet dotée d’un dispositif reconnaissant la qualité des initiatives nationales ou transnationales prises en matière d’éducation au et par le patrimoine : le prix du patrimoine culturel de l’UE, devenu en 2019, le prix Europa Nostra. Parmi les derniers lauréats figurent les projets centrés sur d’anciens lieux de pouvoir (comme le musée-palais du roi Jean III Sobieski à Wilanów en Pologne ou le parc Kambanite symbole du passé socialiste à Sofia en Bulgarie), ou sur d’anciens lieux de culte (l’église Saint-Pierre et Saint-Paul à Darasova en Serbie ou l’église Sainte-Marie-Majeure à Morella en Espagne).

En réalité, l’éducation au et par le patrimoine se fonde sur une approche par les émotions, ce que réfute la démarche historique dans l’enseignement. Elle admet une expression personnelle par les écoliers, là où l’analyse critique était jusqu’alors souhaitée. Se faisant, elle participe à une diversification des formes de la transmission auprès des publics scolaires.

Apparaît en effet, une « pédagogie de la réconciliation » fondée sur un patrimoine commun, pour résorber les cicatrices de l’histoire contemporaine. Danois et Allemands veulent ainsi retrouver le passé pour construire le futur, dans le cadre du projet Hedeby & Danekirke sur le thème de l’héritage viking. Les Allemands se rapprochent aussi des Tchèques, grâce au programme Erzebirge/Krušnohoří, autour du travail de la mine et des traditions populaires, et des Polonais, pour valoriser le parc Mużakowski datant du début du xixe siècle, fondé par Hermann von Pückler-Muskau paysagiste orientaliste allemand. En outre, depuis 2010, le projet Unveiling Personal Memories on War and Detention promeut, auprès des populations croates, la collecte des mémoires de la guerre survenue dans l’ex-Yousgoslavie.

L’éducation au patrimoine devenue par le patrimoine, en s’appuyant sur un nouveau droit, doit contribuer à la consolidation d’un ciment culturel européen, sans négliger les discussions, négociations, confrontations, et au final compromis entre acteurs européens afin de préserver quelques particularités « nationales ». Elle illustre – une fois de plus – l’unité dans la diversité de l’Europe contemporaine.

Bibliographie

Borelli, Silvia, Lenzerini, Federico, Cultural Heritage, Cultural Rights, Cultura Diversity : New Developments in International Law, Boston, Brill, 2012.

Coperland, Tim, European democratic citizenship, heritage education and identity, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2005.

Lowenthal, David, Olwig, Kenneth, The Nature of Cultural Heritage, and the Culture of Natural Heritage, New York, Routledge, 2013 (1re éd. 2006).


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